Définitivement seules

Il reste vingt femmes à Mâcon en 1946. Les derniers départs des réfugiées s’échelonnent entre le 10 avril -quand Anna Roethler (originaire de Mannheim) part pour l’Angleterre chez sa fille à Reading- et le 3 novembre. Elvira Witzenhausen, originaire elle aussi de Mannheim, sera donc la dernière à quitter la Bourgogne du Sud. Mais Elvira ne rejoint pas sa famille.

Comme neuf de ses coreligionnaires, Elvira n’a personne qui la prend en charge. Il a donc fallu trouver des solutions. Et c’est le COJASOR – Comité Juif d’Action Sociale et de Reconstruction[1] qui sera leur issue de secours.

Le COJASOR

Selon Sandra Marc, pour le COJASOR, les années 1945-1946 correspondent à « l’aide d’urgence ». Ce sont tout d’abord 44 bureaux dans toute la France[2] mais aussi des centres d’accueil et des maisons de repos pour déportés ainsi que des maisons de vieillards. L’idée est d’offrir aux « vieillards isolés, abandonnés [qui] ont passé de longues années dans des camps (…) une maison où ils se sentent chez eux, presque en famille, et où de fortes amitiés se créent fréquemment au terme de ces malheureuses existences[3]. » Le COJASOR ouvrira plusieurs maisons de vieillards dont deux en Savoie, une dans la Creuse, une en Dordogne, une en Haute-Vienne et une à Lacaune dans le Tarn.

C’est à Lacaune que seront hébergés les Juifs du camp de Masseube (dès novembre 1945 pour les premiers), ceux de Séreilhac et ceux de l’asile de Rabès. C’est le centre de Lacaune que rejoignent également en 1946 :

Henriette Laemle qui a rejoint avec ses coreligionnaires à l’hospice de la Charité, Frieda Mayer, Rosa Model, Edwig Rosenthal, Karola Ott, Frieda Sonnheim, Berta Wachenheim, Rebekka Wachenheimer et Adelheid Weil. Elvira Witzenhausen rejoint quant à elle le centre de Sierroz du COJASOR installé à Gresy-sur-Aix, situé au Nord d’Aix-les-Bains. Parmi ces femmes, seules A. Weil et B. Wachenheim sont célibataires, donc sans enfants.

En l’état actuel de nos recherches, nous ne savons pas ce qu’il advient de :

Karoline Sachs, Ida Lehmann et sa sœur Lily Westerfeld, Maria Bodenheimer, Rosa Weill, Anna Rosenstiel, et Emma Wolff[4]. Parmi elles on compte deux célibataires : Ida Lehmann et Anna Rosenstiel. On sait que cette dernière avait un cousin à Lugano en Suisse qui avait envoyé beaucoup d’argent à Anne et à sa sœur pour qu’elles soient libérées du camp de Gurs. Anna a-t-elle été prise en charge ultérieurement par ce cousin ?

À Lacaune, « Tout est conçu pour redonner confiance aux hébergés, les pousser vers la vie et enlever à ces gens cet esprit humiliant de prisonnier perpétuel ».

Pour être hébergé dans un centre du COJASOR, il faut premièrement en faire la demande et il faut que celle-ci soit validée. Deuxièmement, il est nécessaire que les vieillards puissent présenter un certificat médical attestant de leur relative bonne santé : en cas de maladie contagieuse, les tuberculeux sont envoyés dans des sanatoriums[5].

Si les vieilles femmes juives partent dans une maison du COJASOR, c’est une décision qu’elles ont dû prendre d’un commun accord parce qu’elles vivent ensemble depuis trois ans (ou plus pour celles qui ont vécu dans les mêmes camps depuis 1940) et que de forts liens d’amitié les unissent. Il est possible aussi que certaines aient pris la décision de partir pour Lacaune parce qu’elles allaient y retrouver des connaissances, voire de la famille. La communauté juive déportée depuis Mannheim en 1940 étant à Lacaune la plus représentée[6], c’est ce qui guide peut-être dans leur choix de lieu de vie B. Wachenheim et Adelheid Weil.

De surcroît, elles pourront pratiquer leur religion dans la maison de Lacaune puisque des offices ont lieu régulièrement les vendredi soir et samedi matin ainsi que les jours de fêtes[7]; elles participeront également aux tâches quotidiennes et se sentiront de nouveau utiles. Des journaux, une TSF, des activités communes permettront également aux pensionnaires de vivre dans un espace convivial.

« Néanmoins, pour tous, la rupture de la solitude n’est qu’imparfaite : au crépuscule de la vie, des étrangers de la veille ne peuvent combler le vide créé par les proches disparus ni effacer plusieurs années de déshumanisation[8] », souligne avec justesse Albert Ethel.

Depuis Lacaune ou Gresy-sur-Aix, les vieilles femmes Juives tentent peut-être de récupérer un peu de leurs biens en Allemagne. C’est ainsi qu’un certain Schuhmann de Karlsruhe demande en septembre 1950 une attestation pour K. Ott, installée alors à Nice, à l’hôtel de la Colline géré par le COJASOR. K. Ott a chargé Schuhmann de poursuivre les prétentions de restitution, étant donné que, vu sa vieillesse, elle n’est plus à même de s’occuper soi-même de ces affaires[9]. »

En 1946, les pensionnaires de Lacaune sont au nombre de 221, dont 96 arrivés du camp de Masseube. C’est beaucoup et le COJASOR multiplie les démarches afin que chaque personne qui a encore de la famille puisse la rejoindre. Les moyens financiers du COJASOR se réduisent de sorte qu’ils sont « obligés de réexaminer la situation de tous [leurs] pensionnaires[10]. » Les pensionnaires sont donc activement aidés dans leurs démarches pour regagner l’Allemagne ou émigrer.

Henriette Laemle (Lämle) vivra ainsi jusqu’en mars 1947 au sein de la maison du COJASOR de Lacaune avant de rejoindre son frère David Alexander à Cleveland (Ohio) où elle décède le 17 novembre 1953.

En 1949, le bail de l’hôtel loué par le COJASOR à Lacaune arrive à échéance et puis, comme Sandra Marc le souligne, le « temps des Juifs » n’a que trop duré pour la municipalité. C’est alors que le COJASOR achète « la maison de la colline » à Nice. Certains vieillards de Lacaune y finiront leur jour, comme Edwig Rosenthal, décédée le 27 mai 1956. D’autres pensionnaires seront transférés à Aix-les-Bains où le COJASOR conserve un autre lieu d’hébergement.

Oui, des survivantes

Ces vieilles Gursiennes dont nous avons tenté de raconter le parcours depuis leur départ d’Allemagne, méritent-elles qu’on les appelle des « survivantes » ? Les historiens ne s’accordent pas sur cette question. Dans son ouvrage sur les Juifs de Lacaune[11], Sandra Marc choisit d’opter pour la définition donnée par Annette Wievorka : peuvent être considérés comme survivants, seulement les Juifs ayant survécu aux ghettos et aux camps.

Nos vieilles Gursiennes ont vécu les persécutions en Allemagne ; leurs biens ont été spoliés et elles ont été obligées de déménager pour vivre dans des « maisons de Juifs ». Elles ont survécu dans « les camps de la honte » en affrontant les privations et les maladies. Elles ont vu périr leurs maris en Allemagne ou au camp de Gurs pendant le terrible hiver de 1940-1941. De là sont partis en déportation les membres de leur famille, leurs enfants notamment. Puis elles ont été bringuebalées dans différents camps : Rivesaltes, le Récébédou, celui de Noé et envoyées en août 1943 à l’hospice de Lons-le-Saunier. Enfin elles arrivent à Mâcon, affaiblies ou handicapées. Et même si les conditions d’hébergement n’ont rien à voir avec celles des camps, elles restent encore des internées qui ne sont toujours pas libres de leurs mouvements.

À Mâcon, pour certaines, c’est le bout de la route. Celles qui s’accrochent encore à la vie vont encore devoir partir une nouvelle fois pour finir leur vie et en comptant leurs morts.

Et toutes celles qui ont pu s’en sortir vont devoir se battre jusqu’au bout contre d’autres ennemis : le chagrin, la solitude mais surtout le sentiment de culpabilité. Les séquelles psychiques engendrées par le fait d’avoir survécu, nos vieilles Gursiennes en ont souffert comme d’autres survivants[12].

À Gurs, Lisa Rosenstiel a soigné sa sœur, l’a portée à bouts de bras afin qu’elle ne sombre pas. Les deux sœurs avaient réussi à réunir la somme, grâce à un cousin de Lugano, leur permettant de sortir du camp. Elles avaient obtenu un certificat d’hébergement. En mai 1942, tous les espoirs étaient permis jusqu’à ce que Lisa soit déportée. Lisa a-t-elle pris la place de sa sœur malade dans le convoi l’emmenant à Auschwitz ? Comment Anna a-t-elle pu tenir le coup après cette épreuve, la privant d’une sœur qui l’a sauvée ?

Dire qu’elles ne sont pas des « survivantes », ce serait oublier qu’elles ont vécu pendant trois ans, dans les camps de la honte en France.


[1] Marc Sandra. Les Juifs de Lacaune (Tarn) dans l’après-guerre. Difficultés quotidiennes, réinsertion et aide du COJASOR (1944-1949). Paris : éditions L’Harmattan, 2014, 247 p., p. 109.

[2] Le COJASOR aide financièrement « les Juifs les plus nécessiteux » en distribuant des sommes d’argent, des secours en nature et en apportant une aide juridique. L’association aide aussi les Juifs à se réinsérer dans le monde professionnel.

[3] Marc Sandra. Les Juifs de Lacaune…, op.cit., p. 116.

[4] Hébergées à l’hospice de la Charité, nous n’avons trouvé pas d’archives les concernant.

[5] Ethel Albert. Se reconstruire après la Shoah. La sortie de guerre des femmes et des hommes juif.ve.s secouru.e.s par le Cojasor, 1945-1950. Le manuscrit Eds, 2021, 350 p., p. 244.

[6] Au moins quinze pensionnaires sont originaires de Mannheim, selon le fichier que Sandra Marc nous a confié.

[7] Marc Sandra. Les Juifs de Lacaune…, op.cit., p. 166 et p. 236.

[8] Ethel Albert. Se reconstruire après la Shoah…, op.cit., p. 246.

[9] L’attestation concerne la durée de l’hébergement de K. Ott à l’hospice de Mâcon.

[10] Marc Sandra. Les Juifs de Lacaune…, op.cit., p. 167.

[11] Idem., p. 14.

[12]https://lutetia.info/?page_id=451 – KZ syndrome (konzentrationslager syndrome) définis par Niederland en 1968. Voir également : « le poids de l’internement et ses conséquences sur le comportement des internés », p. 281 et suivantes.