Quitter Mâcon 1944-1946

Arrive le temps de la Libération. Dans quel état d’esprit sont les vieilles femmes juives ? Et si elles sont définitivement seules ou si leurs familles ne peuvent pas les prendre en charge, comment vont- elles finir leur vie ?

Surtout ne pas être une charge pour la société

Leurs frais de séjour seront pris en charge par l’Etat à compter du 1 juillet 1945, date à laquelle ils ont cessé d’être réglés par le ministère de l’Intérieur, direction de la police et l’aumônerie générale des camps d’internement et des formations de travailleurs étrangers. Dans les conditions déterminées par la loi du 14 juillet 1905 et par le règlement départemental, le prix de la journée réglementaire est fixé à 42 francs pour l’année 1945 et à 83 francs à compter du 1 janvier 1946. Premièrement, l’augmentation est énorme et, pour des raisons financières, il est évident que les hospices vont accompagner le départ des vieilles femmes qui peuvent encore trouver un autre hébergement. Deuxièmement, il est une tâche à laquelle vont s’atteler les associations juives après la guerre : regrouper les familles.

La première à pouvoir quitter l’hospice départemental c’est Sophie Neu, originaire de Mannheim. Elle a la possibilité de rejoindre son neveu Max Dreyfuss qui vit à Lyon.

Alors que le préfet du Gers s’oppose -comme on l’a vu- à la libération des internés de Masseube, les hébergées ont-elles le droit de quitter l’hospice ? Elles sont sous la surveillance du directeur et celui-ci pose la question à l’archevêché de Toulouse qui a la responsabilité des étrangers sortis des camps et placés dans les hospices. Monseigneur de Courrèges, évêque auxiliaire, fait la réponse suivante le 3 novembre 1944 au directeur : « Je me suis enquis auprès de la préfecture de la Haute-Garonne de la situation faite désormais aux étrangers sortis des camps et admis dans les hospices. Il m’a été répondu qu’ils étaient libres de sortir des hospices et qu’il leur appartenait d’obtenir des préfectures de la résidence actuelle des certificats provisoires établissant leur situation. Dans ces conditions, en tant que responsable de leur admission dans les hospices, nous acceptons très volontiers qu’ils recouvrent leur liberté et nous ne voyons aucun inconvénient à ce que madame Neu quitte votre hôpital. » En conséquence, écrit le directeur à Max Dreyfuss, vous pouvez accueillir votre tante à condition de me faire parvenir un certificat d’hébergement.

Deuxième pièce à fournir au directeur pour pouvoir quitter l’hospice, une attestation de l’hébergée qui doit renoncer « au bénéfice de l’assistance par voie d’hospitalisation. »

En conséquence, l’hébergée qui quitte l’hospice ne doit pas être une charge pour la société. La famille qui prend la décision de l’accueillir est donc tenue « à pourvoir intégralement à l’entretien ». L’hébergée devra également se mettre en règle par rapport à son nouveau domicile et faire les démarches pour ses papiers d’identité. C’est ce que signale la sous-préfecture du Bas-Rhin en 1946 au directeur de l’hospice lorsque Salomon Weill se prépare à accueillir sa tante Emma Schnurmann.

Pourquoi les vieux Juifs du camp de Masseube n’ont pas bénéficié des mêmes mesures reste une question sans réponse. Le 14 novembre 1944, Sophie Neu arrive à Lyon. Elle émigre en 1946 aux États-Unis où elle où elle rejoint son fils Otto, parti d’Allemagne en 1938.

Elle est suivie le 21 décembre 1944 par Berta Mannheimer, originaire de Breisach. Berta a de la chance : sa fille Ida, épouse Zucker, habite à Roanne, 3 place Clemenceau. En octobre 1943, elle signalait qu’elle ne savait pas où sa fille résidait. Or Ida vivait à Roanne, recensée comme Juive depuis 1941. Berta a-t-elle voulu à cette époque protéger sa famille en ne donnant aucune indication ? C’est possible.

AD Saône-et-Loire, Fonds Asile départemental de Saône-et-Loire H DEP, (1943-1948)

Les départs ultérieurs ont lieu en mars, juillet, septembre et novembre 1945 et n’ont concerné à chaque fois qu’une personne. C’est ainsi que Judith Geismar, originaire d’Offenburg, part le 30 novembre pour rejoindre son fils Norbert installé aux États-Unis depuis 1936. Ses trois autres enfants sont vivants : Alice -qui était en Suisse pendant la guerre avec son mari et ses trois enfants- les rejoint en 1946 ; Hedy est en Angleterre depuis 1939 avec Bella. Cette dernière partira ensuite en Israël[1]. En septembre 1945, Babette Rieser (originaire de Lörrach) retrouve sa fille et s’installe à Strasbourg[2]. Elle décède dans cette ville en 1953.

Vingt-trois coreligionnaires de Babette attendent 1946 pour sortir de l’hospice départemental ou de la Charité.

Salomon Weill avait entrepris des démarches pour accueillir sa tante Emma Schnurmann dès septembre 1945. Il est à cette époque à Trémolat en Dordogne. Il lui faut déjà rejoindre son domicile dans le Bas-Rhin. Il prend régulièrement des nouvelles de sa tante, paralysée des membres inférieurs. Néanmoins, lui répond le directeur, elle peut être soignée à domicile. Lentement, le voyage s’organise donc. Le 9 avril 1946, il écrit au directeur qu’une infirmière viendra prendre sa tante pour la ramener afin qu’elle puisse terminer ses vieux jours « en famille ». Il s’est engagé à pourvoir intégralement à son entretien. Emma vivra auprès des siens jusqu’en janvier 1953, date de son décès.

Retourner en Allemagne ?

Selon une liste fournie par les archives AROLSEN, il n’y a que six femmes sur vingt-deux désirant rejoindre l’Allemagne[3]. Isabelle Reichardt qui souhaitait repartir vers le Palatinat et Betty Traub à Freibourg n’auront pas l’occasion de voir leur vœu se réaliser : la première décède le 2 février 1946 et la deuxième le 13 juin.

Il faut, pour s’installer de nouveau en Allemagne, de la famille et un toit. Dans le cas contraire, les survivants juifs [sont entassés] dans la zone d’occupation américaine en Allemagne, dans des camps de « personnes déplacées ». Entre 1945 et 1948, 270 000 Juifs s’installèrent en Allemagne, le plus souvent dans des camps. Olivier Guez les appelle ironiquement « les derniers Shtetl d’Europe », ces lieux de vie où les Juifs ont vécu regroupés, pris en charge par les grandes organisations juives américaines, comme le Joint, et où l’on parlait yiddish. »[4]

Frieda Plaut rejoint Frankenthal. Elle a la chance d’être hébergée chez Johanna Roth qui semble-t-il met sa maison à la disposition des Juifs allemands de retour dans leur ville. Frieda décédera à Frankenthal le 8 mars 1957 et elle reposera au cimetière proche de la tombe de son amie Johanna.

Margarete Polack part pour Heidelberg le 24 octobre 1946. Avec son mari Alfred Polack (1874-1940), ils avaient hébergé une jeune musicienne non juive lorsqu’ils vivaient à Weststadt : Stéphanie Pellissier. Elle reste avec le couple jusqu’en 1940, date à laquelle Alfred décède et où Marguerite est déportée à Gurs. Stéphanie aurait rendu visite à Marguerite au camp du Récébédou, c’est dire l’attachement à cette mère adoptive. En octobre 1946, Stéphanie se démène comme un diable et obtient l’autorisation du gouvernement militaire américain de ramener la vieille femme à Heidelberg. Stéphanie Pellissier s’occupera de Margarete comme sa mère jusqu’à son décès en 1953[5].

Emigrer

Quelles solutions s’offrent aux autres ? Il y a le départ vers la Palestine ou les États-Unis, à condition d’avoir de la famille qui s’offre là aussi de subvenir à leurs besoins. Il faut également, condition sine qua non, être capable de supporter physiquement un long voyage. En raison de leur état de santé, certaines vieilles femmes sont peut-être restées en France, incapables de voyager.

AD Saône-et-Loire, Fonds Asile départemental de Saône-et-Loire H DEP, (1943-1948)

Hélène Schweizer -qui a perdu son mari et trois enfants- est convoquée à l’ambassade des États-Unis en mars 1946, le directeur lui ayant octroyé une permission. À Paris, elle loge sûrement chez des amis, les Pena Diaz. Les formalités prennent du temps et il faut prolonger sa permission avant de pouvoir enfin rejoindre son fils Karl Friedrich en mai 1946[6].

Anna Weil bénéficie aussi d’une permission pour aller à Marseille régler les modalités de son départ, organisé par le HICEM. Anna a eu une fille déportée depuis le camp de Noé mais ses autres enfants sont aux États-Unis. Elle sort de l’hospice le 9 juillet 1946 et s’embarque pour New-York où elle retrouve son fils Louis Paul Weil. Elle décède en mars 1950. Les deux sœurs Sinsheimer de Hardheim partent à la même date pour la même destination. Elles rejoignent leur neveu Ludwig Sinsheimer (1901-1984)[7].

Dans ce même mois de juillet, Katharina Veit part également aux États-Unis. Sa fille Antonie a été déportée à Gurs et est décédée à Auschwitz mais Katharina peut retrouver son autre fille Liesel à Larchmont (NY). Liesel avait pu s’enfuir de l’Allemagne en 1933 avec son frère Hubert par l’Espagne pour rejoindre la Palestine. Ils s’installeront ensuite aux États-Unis[8]. Katharina décédera auprès des siens en 1958.

Il faut parfois attendre encore de longues années dans un centre du COJASOR avant de pouvoir partir. C’est ainsi que Frieda Sonnheim ne retrouvera les siens aux États-Unis que neuf ans après avoir été déportée de Hemsbach, puisqu’elle vit à Lacaune jusqu’en 1949. Pour une vieille dame, neuf ans sans les siens, c’est une séparation bien longue.

Toutes les hébergées des hospices ont-elles pu être prises en charge par leurs familles ? Loin de là. Il est parfois impossible de subvenir aux besoins d’une vieille mère, tante ou sœur. Sandra Marc dans son ouvrage sur « Les Juifs de Lacaune » en donne un exemple :  Michel Schwartzer-Juif allemand- écrit au sujet de la prise en charge de sa mère en 1949 : « Je vous fais savoir qu’il m’est impossible de recevoir ma mère. Je suis moi-même à charge de mes enfants. Nous avons du mal à vivre à quatre personnes. Ma sœur, son mari et mon neveu ont été déportés, leur appartement entièrement pillé par les Allemands ; ma mère habitait dans le même immeuble que sa fille et son logement a été également entièrement pillé[9]. »

Adelheid Weil qui fête ses 80 ans à l’hospice est célibataire mais elle a de la famille aux États-Unis : son neveu Jules Weil à New York, une nièce à San Francisco, le docteur Gustave Weil à Rio de Janeiro et pourtant, comme l’écrit le directeur à l’HICEM en août 1945, personne ne s’occupe de cette vieille tante, sans famille en France.

Au total, neuf femmes auront la chance de partir pour les États-Unis. Ces femmes, après des années de camps, d’hospice, de séparations, de traumatismes, de deuils, profitent enfin de ces dernières années auprès des leurs.

Frida Sonnheim s’éteint à l’âge de 96 ans et Berta Sinsheimer décède à l’âge de 92 ans.

À suivre…


[1] https://stolpersteine-guide.de/map/biografie/2211/kirchstrasse-4

[2] Babette et Max avaient quatre enfants : Albert (1894-1918), Fanny (1895-1895), Emma (1897-1982 Strasbourg), Adel Erna (1898-1958 New York).

[3]Sonnheim, Traub, Westerfeld, Plaut, Polack, Reichardt.

[4]https://laviedesidees.fr/A-propos-de-L-impossible-retour-d.html

[5] https://heidelberg-mannheim-wiki.fandom.com/de/wiki/Margarete_Polack

[6]Selon un site de généalogie, elle décédera à Mannheim en 1954.

[7] Fils de Julius et de Ida Sinsheimer qui a pu émigrer en 1940 alors que ses parents décèdent à Gurs en 1941. Julius était le frère de Berta et de Regina. Regina décède en 1956 et Berta en 1958 à New York.

[8] https://www.waymarking.com/waymarks/wmWHRE_Julius_Katharina_und_Antonie_Veit_Freiburg_i_Breisgau

[9] Marc Sandra. Les Juifs de Lacaune (Tarn) dans l’après-guerre. Difficultés quotidiennes, réinsertion et aide du COJASOR (1944-1949). Paris : éditions L’Harmattan, 2014, 247 p., p. 168.