Le regroupement des familles
Comment, dans une France totalement désorganisée, retrouver les siens en Europe ou aux quatre coins du monde ? Les familles qui ont survécu ont bougé, certaines se sont cachées ou ont réussi à émigrer.
C’est là tout le travail des familles ou de différents services : en France celui du Service d’évacuation et de regroupement (SER) de Toulouse[1]. Ainsi le SER mène une enquête au sujet d’Adelheid Weil le 22 octobre 1945 : « Est-ce que cette personne se trouve toujours à Mâcon ? » La même enquête est menée au sujet d’Anna Weil le 3 mai 1946.
Parfois, la demande de recherche arrive trop tard. Le SER écrit de Toulouse le 22 janvier 1946 qu’ils sont sollicités pour retrouver Mina Simon. Selon des renseignements obtenus auprès de l’hospice départemental du Jura, « cette dame aurait été transférée à la date du 26 octobre 43 à l’hospice de Mâcon. Nous nous sommes adressés à Madame la supérieure de la Charité, qui ne connaissant pas cette dame, nous a conseillé de nous adresser à l’hospice départemental. Nous vous prions de bien vouloir nous communiquer si ce nom vous est connu et dans l’affirmative nous faire savoir quel sort elle a subi. » Le directeur répond au SER qu’elle est décédée le 17 décembre 1944.
Avec l’étranger le directeur de l’hospice correspond avec le Caritasverbandde Freiburg en ce qui concerne Berta Wahl, l’American Joint Distribution Committe au sujet de Karoline Mayer, mais surtout avec le HICEM[2] qui organise les départs vers les États-Unis. Anna Weil pourra ainsi rejoindre sa famille. Elle est devenue, comme le HICEM l’écrit, leur « protégée ». A contrario, le directeur stipule le 6 août 1945 au HICEM qu’aucun membre de la famille d’Adèle Weil résidant aux États-Unis ne s’occupe de son devenir.
Tout est prêt pour le grand départ. On imagine quelle joie Karoline Mayer a dû ressentir lors des préparatifs de son voyage pour rejoindre son frère Albert Goldschmidt (président du Mount Airy) en Amérique du Sud. Elle est encore vaillante mais certes, elle ne parle pas français et il faudrait l’accompagner jusqu’à Marseille. Le 26 avril 1946, le consulat britannique donne son accord et le directeur interroge le HICEM de Paris pour connaître les horaires des avions. On s’occupe de son départ prochain.

Mais, un mois plus tard, Karoline Mayer décède à l’hospice. Elle ne reverra pas ses filles à Johannesburg.
Les familles sont nombreuses à entreprendre elles-mêmes-ou par le biais d’amis- les recherches de leurs proches.
Maurice Vuillard de Saint-Claude recherche ainsi Karola Ott en novembre 1945. Il a, écrit-il au directeur, un message à lui transmettre de la part d’une des nièces résidant en Angleterre. De même une certaine Me Metzger -32 rue de Bonnel à Lyon- s’inquiète d’Irma Walder en mars 1945. Elle voudrait avoir des nouvelles afin de tranquilliser les siens. Il est trop tard. Irma est décédée quelques jours auparavant, répond le directeur. Et il n’avait aucune adresse à laquelle adresser l’avis de décès.
Berta Wahl recevra une lettre le 14 octobre 1945 de son neveu Fritz Metzger qui vit à New York. Il lui explique combien il a eu des difficultés à trouver son adresse, obtenue finalement par une certaine famille Lang. Fritz est heureux d’avoir retrouvé sa tante mais écrit-il, « J’ose à peine me renseigner sur le destin de tous. (…). Je ne sais pas par où commencer. Qu’est-il advenu de la chère tante Paula ? Toi que sais-tu sur leur destin ? » Berta lui répondra peut-être que ses sœurs Paula (1885-1942) et Emilie (1882-1942) ont été déportées à Auschwitz[3] .
Les Juifs comptent leurs morts et les lettres reçues peuvent engendrer la joie comme alourdir une peine déjà profonde.
Cimetière Saint-Brice, Mâcon
Toutes les hébergées ont pu donner à l’administration de l’hospice les coordonnées de quelques membres de leur famille retrouvés et à contacter en cas d’événement grave, hormis Irma Walder.
Mina Ottenheimer a conservé religieusement les noms des deux personnes à prévenir en cas d’événement grave : sa soeur Sophie Levy en Suisse et sa nièce Edwige Corman à Paris. Les petits papiers sont usés par le temps. Comme pour tous ses coreligionnaires décédés à Mâcon, aucun proche résidant en France ne sera présent lors des obsèques. Certains télégrammes envoyés par le directeur reviennent avec la mention « retour à l’expéditeur ». C’est le cas d’Edwige Corman à Paris qui ne sera ainsi pas prévenue du décès de sa tante Mina en septembre 1946.


Les Wertheimer, gendre et fille de Rebecca Marshall sont à Monaco. Au moment du décès en février 1945, les communications rendent malheureusement tout déplacement impossible à Mâcon. Quant à Bella Weil, belle-fille de Jette décédée en décembre 1945, elle est trop fatiguée pour se déplacer de Bassillac (Dordogne) jusqu’en Bourgogne. Elle aussi doit se remettre de ses années d’internement au camp de Gurs.
Certaines familles promettent -comme les Wertheimer- de venir chercher plus tard les quelques souvenirs de la défunte. Mais Bella Weil ne pourra pas récupérer les photos conservées par sa belle-mère. Combien de fois Jette s’est-elle penchée sur les visages des siens, à Gurs, Rébécédou, Noé, Mâcon avant de s’endormir ? Combien de fois a-t-elle relu les mots de son petit-fils « se revoir bientôt » ? Intacts, les souvenirs de toute une vie dorment encore dans un carton d’archives à Mâcon.




















Sa belle-fille Bella rejoindra plus tard son fils Stephan en Israël. Jette décède à l’hospice départemental le 20 décembre 1945.
À Mâcon, les hébergés seront enterrés au cimetière Saint-Brice, dans le carré israélite, hormis Karoline Mayer dont la dépouille sera transférée au cimetière israélite de La Mouche à Lyon. Elle devait donc avoir de la famille à Lyon qui a pris en charge le transfert du corps.
Pour les coreligionnaires de Karoline, c’est Achille Weill qui s’occupe des obsèques. C’est un rabbin venant de Lyon qui officie. Certaines familles sont désireuses de connaître les derniers moments du défunt. Emilie Kuhn sollicite ainsi depuis New York le directeur au sujet de sa tante Mina Simon mais surtout, certains veulent savoir si le rituel a été respecté. Pour Mina Ottenheimer, c’est Sophie Levy. Le directeur de l’hospice lui répond le 21 septembre 1946 : Mina Ottenheimer a été enterrée selon le rite israélite et elle est repose à Saint-Brice où une stèle funéraire juive a été posée sur sa tombe.
Pour Osias Auerbach, c’est le rabbin Silberstrom qui s’en inquiète : « Sa tombe est-elle marquée pour qu’on puisse la transférer plus tard en Allemagne ? »
Être enterré en Allemagne, auprès des siens… Margarete Polack, retournée à Heidelberg, pourra ainsi reposer auprès de son mari Alfred, décédé en 1940.
Les autres couples ont été séparés à tout jamais.
Si tout est fait dans les règles sous la houlette du directeur et d’Achille Weill, il n’en est pas de même à la mairie de Mâcon, chargée de transcrire les actes de décès. On ne s’embarrasse pas avec les détails : pour Elise Berg, on ne connaît pas le nom de sa mère, pour Frieda Feibelmann, les noms de ses parents sont inconnus et elle est déclarée « célibataire » alors qu’elle est mariée[4] et pour Malka Stern, on ignore le prénom de son époux. À la lecture des actes de décès, force est de constater que la formule : « sans autres renseignements » revient bien souvent.

Pour beaucoup de familles, il est impossible de faire son deuil.

Des Stolpersteine pour faire trébucher la mémoire
Des décennies plus tard, la pose en Allemagne de Stolpersteine -à l’initiative des familles, de particuliers, d’associations- devant le dernier domicile des Juifs déportés, viendra rappeler leur douloureuse histoire. Margot Wicki Schwarzschild (1931-2020) le dira au sujet de sa grand-mère qu’elle n’a jamais revue depuis leur arrivée à Gurs : selon le Talmud, « Un homme n’est oublié que lorsque son nom est oublié. » En 2013, lorsque Gunter Demnig déposera ses petites pierres à Kaiserslautern en mémoire de Settchen, Margot concluera ainsi : « Maintenant, il y a un petit endroit pour se souvenir d’elle. » Elle doublera la pose de ces Stolpersteine en rédigeant avec sa sœur un ouvrage en mémoire à sa famille : Als Kinder Auschwitz entkommen : Unsere Deportation von Kaiserslautern in die französischen Internierungslager Gurs und Rivesaltes 1940/42.
« Un homme n’est oublié que lorsque son nom est oublié ». Familles Wahl, Schwarzschild, Traub, Veit
À suivre…
[1] Fondé en 1943 par l’organisation Juive de Combat qui organise des filières d’évasion à partir de Toulouse vers l’Espagne, via les Pyrénées.
[2]En 1927 l’organisation HICEM est fondée. Elle est le résultat de la fusion de trois associations juives d’immigration : la HIAS (basée à New York), la ICA (Jewish Colonization Association) (Association de colonisation juive) (basée à Paris mais enregistrée comme société de charité britannique) et Emigdirect, une organisation d’immigration basée à Berlin. HICEM est l’acronyme de ces trois organisation H(ias)IC(a) EM (igdirect). https://fr.wikipedia.org/wiki/Soci%C3%A9t%C3%A9_d%27aide_aux_immigrants_juifs
[3]SandhausenBroschuereStolpersteine 2017-2019
[4] L’état civil sera rectifié en 1949 (jugement du tribunal civil de Mâcon en date du 1er mai 1949).