Mourir à l’hospice

Nodot écrivait en conclusion qu’il avait eu le bonheur de savoir -grâce au directeur de l’hospice départemental de Mâcon- qu’une seule de ses « miraculées » n’avait pas connu la libération de Mâcon. Il s’agit de Settchen Schwarzschild, décédée à 83 ans le 7 mars 1944.

Au total un homme et seize femmes vont mourir dans les hospices de Mâcon. Osias Auerbach décède le 2 novembre 1944 à la suite d’un accident en ville, renversé par un camion militaire.

Trois Gursiennes meurent également à l’hospice :

Ernestine Marx, le 1er février 1944, Frieda Feibelmann, le 22 juin 1945, Elise Berg, le 3 avril 1944. Notons que le Memorial Book donne Elise Berg exterminée à Auschwitz[1].

Parmi les femmes du camp de Noé sont décédées à Mâcon :

Outre Settchen Schwarzschild, Mina Simon décède le 17 décembre 1944, Malka Stern, le 10 janvier 1945, Rebecca Marshall, le 12 février 1945, Irma Walder, le 12 mars 1945, Joséphine Ottenheimer, le 5 avril 1945, Jeannette Meier, le 23 juillet 1945, Jette Weil, le 20 décembre 1945, Bertha Walh, le 7 janvier 1946, Isabelle Reichardt, le 2 février 1946, Betty Traub, le 13 juin 1946, Karoline Mayer, le 25 juillet 1946, Mina Ottenheimer, le 17 septembre 1946.

Les origines des décès ne sont connues que pour Mina Simon et Mina Ottenheimer : crise cardiaque.

Au moment de leur décès, quatorze femmes ont plus de 70 ans[2]. La plus âgée, Jette Weil[3] a fêté ses 91 ans le 5 septembre 1945 et Settchen Schwarzschild comme Mina Simon sont octogénaires. A contrario, les plus jeunes, Elise Berg et Karoline Meyer n’ont respectivement 67 et 68 ans au moment de leur décès. L’espérance de vie des femmes en 1946 en France étant de 18% à 60 ans et de 14.3% à 65 ans, il est certain que les femmes de Gurs ou de Noé se sont battues pour leur propre survie, même après leur sortie des camps :

« Les moyens mis en œuvre pour se maintenir en vie ont été aussi nombreux qu’il y a de caractères humains », comme le constatera Primo Levi dans son ouvrage « Si c’est un homme ».

Néanmoins, 37% des réfugiés décèdent à Mâcon, certainement usés par trois années de privations. Et c’est sans compter la solitude, les peurs et le chagrin. Elles qui ont vu les membres de leur famille et leurs amis partir pour Pitchipoï, comment réagissent-elles lorsque des Juifs allemands sont raflés en mai 1944 à Mâcon ? La hantise de partir à leur tour ne les quitte jamais.

Témoignages de satisfaction ?

Ont-elles bien été prises en charge dans les hospices mâconnais ?

Certes, le quotidien ne doit pas être facile, comme le souligne Isabelle von Bueltzingsloewen, auteure d’une étude sur les hospices de vieillards lyonnais pendant l’Occupation. L’auteure ne parle pas de sous-alimentation mais de famine et évoque un taux de mortalité dramatique. « De façon plus générale, on peut postuler que si les vieillards des hospices sont massivement morts de faim sous l’Occupation c’est parce que, bien qu’assistés et donc directement bénéficiaires de la solidarité nationale, leur mise à l’écart dans une institution ghetto les désignait comme victimes prioritaires en cas de crise[4]. » Son collègue Olivier Faure arrive aux mêmes conclusions : « Sans que l’on puisse parler d’hécatombe, on peut donc affirmer qu’il y a eu des morts de faim parmi les malades hospitalisés aux Hospices civils de Lyon. Surtout, à cause de la malnutrition voire de la sous-alimentation qui y a régné, les malades gravement affectés par la famine n’ont pu être guéris[5]. »

Les vieillards des hospices lyonnais qui s’en sortent, explique Isabelle Von Bueltzingsloewen, sont ceux qui ont eu les moyens de se ravitailler à l’extérieur mais encore faut-il être vaillant et avoir de l’argent[6]. Si elles ont eu faim, on imagine mal nos vieilles femmes juives ne parlant pas français, sans le sou et dans une ville inconnue arpenter les rues de Mâcon pour trouver de quoi manger. À leur décès, certaines sont dans le dénuement le plus total : Jeannette Meier n’a que dix francs en poche et Mina Simon laisse une somme de 120 F.

Selon Margot et Hannelore, petites filles de Settchen Schwarzschild, leur grand-mère serait morte de vieillesse et de faim à l’hospice de Mâcon[7]. Il est impossible de dire si cela est exact ou non. Certes, les aides vont arriver jusqu’à l’hospice, mais peut-être trop tardivement pour effacer trois ans de privations.

Les aides du bout du monde

À des milliers de kilomètres parfois, comment faire pour réconforter une mère, une tante, une sœur ? Selon leurs moyens, les familles préparent leurs colis avec des produits alimentaires[8] et de première nécessité. Ils y glissent sûrement la lettre, parfois les photos qui feront le bonheur d’une vieille femme. Fritz Metzger le dit à sa tante Berta Wahl : n’hésite pas à nous dire ce qui te ferait plaisir.

L’aide peut être également financière puisque certains hébergés bénéficient de l’envoi de mandats. Hanna Roethler reçoit ainsi des mandats de la délégation régionale de l’œuvre des B’NAI B’RITH d’Amérique de Nice et Elvira Witzenhausen touche 4 701 F de la Barclays Bank.

Mandat envoyé à I. Reichardt

Les œuvres de secours prennent aussi le relais. Rosa Model reçoit ainsi de l’aide alimentaire de la mission CARE[9]. Les paquets CARE fournissent des « rations alimentaires militaires «10-en-1».

Isabelle Reichardt ainsi que Jette Weil reçoivent des colis du COJASOR[10].

Adelheid Weil doit se réjouir en 1945. Le 8 août, elle souffle après tant d’épreuves ses 80 bougies. Et là, ô surprise, elle reçoit 1 000 F envoyés par le HICEM et 500 F de la part du COJASOR. Les deux organismes se sont bel et bien trompés croyant qu’Adelheid était centenaire, née en 1845 ! Raymond Geissmann, directeur du COJASOR, lui envoyait même ses félicitations et, écrivait-il, « Nous croyons Mademoiselle que vous êtes là doyenne des Juifs de France. » Que faire de cet argent, demande le scrupuleux directeur ? Bons princes, le HICEM et le COJASOR laissent l’argent à Adelheid. Avoir survécu à Gurs et fêter ses 80 ans, c’est déjà une belle revanche.

À l’hospice, certes le quotidien n’a pas toujours été facile : il faut une permission du directeur pour sortir et Osias Auerbach, qui demande à être transféré à l’hospice de Montélimar en avril 1944 où il a des connaissances, ne voit pas sa demande aboutir.

En 1945, les hébergés ne sont pas libres de leurs mouvements et doivent bénéficier d’une autorisation pour sortir en ville.

Malgré tout, c’est une chance pour ce groupe des camps du Sud d’avoir été envoyé à Mâcon.

Le camp de Masseube

En effet, certains n’ont jamais quitté les camps et on découvrira en 1945 quatre-vingt-dix vieillards juifs toujours internés dans le camp de Masseube, situé dans le Gers. Extraits des camps de Noé ou de Nexon, certains sont arrivés là au printemps 1943 et, comme les vieux Juifs de Mâcon, ils sont originaires de Sarre, du Bade ou du Palatinat.

Non seulement leurs conditions d’hébergement ne diffèrent pas tellement des camps qu’ils ont connus antérieurement, mais en 1945, ils sont encore internés au point que le Mouvement National contre le Racisme parle du camp de Masseube comme étant ni plus, ni moins, un « camp de concentration »[11]

Ce à quoi Armand Ziwès, préfet du Gers répond :

« Etant largement acquis au principe d’élargissement, je leur accorde la libération totale et définitive sous réserve qu’ils remplissent l’une des conditions suivantes :

– 1° qu’ils puissent être recueillis par des parents qui s’engagent à subvenir à leurs besoins ;

– 2° qu’ils aient eux-mêmes les moyens de subvenir à leurs besoins au minimum pour un an ;

– 3° qu’ils aient un emploi salarié dans l’économie privée et l’autorisation de travailler[12]. »

Lorsqu’on est vieux, étranger et que l’on a perdu sa famille, difficile de pouvoir répondre aux critères énoncés par le préfet pour espérer être libéré du camp de Masseube… 

Après Gurs, Noé ou le Récébédou, bénéficier d’un lit, d’un toit, c’est déjà miraculeux.

À Mâcon, le directeur de l’hospice départemental a dû veiller consciencieusement sur « ses » Juifs étrangers. Les familles et les hébergés eux-mêmes le remercieront d’ailleurs souvent.

Une fois rentrée en Allemagne, Frieda Plaut envoie ainsi à l’hospice départemental « ses meilleurs souvenirs »[13]. D. Wertheimer, gendre de Rebecca Marshall, écrit au directeur le 6 mars 1945 : « Veuillez également accepter, Monsieur le directeur, nous remerciements sincères pour tout le bien que vous avez fait à notre mère et me croire, que je n’oublierai jamais, que c’est grâce à votre institution mais, je le sais bien, grâce aussi à votre bonne volonté, que la pauvre défunte a eu une fin de sa vie moins terrible, que les événements l’avaient laissé craindre. Ayant souffert moi-même par les événements jusqu’à la perte de tous mes biens, je ne peux, hélas, exprimer ma gratitude que par les paroles. Mais dès que ma situation me le permettra, je me propose de m’offrir le plaisir de le faire par un moyen plus tangible. »

Quant à O Eichberg de Marseille, il écrit le 8 juillet 1945 : « Je tiens à vous remercier, Monsieur le directeur, de la peine et des soins que vous vous êtes donné à l’occasion du décès de Madame Feibelmann, tout contrairement à une autre institution qui ne daignait même pas de me répondre à une demande concernant la mort du vieux monsieur Feibelmann[14]. Ainsi je vous exprime toute ma gratitude. »

À suivre…


[1] https://www.bundesarchiv.de/gedenkbuch/en840368

[2] Jette Weil, Settchen Schwarzschild, Ernestine Marx, Frieda Feibelmann, Malka Stern, Rebecca Marshall, Irma Walder, Joséphine Ottenheimer, Jeannette Meier, Bertha Walh, Isabelle Reichardt, Betty Traub, Mina Ottenheimer et Mina Simon.

[3] https://juedisches-leben-in-emmendingen.de/2020/10/18/weil-jette/

[4] Von Bueltzingsloewen Isabelle. Le sort des vieillards des hospices : aperçu d’une hécatombe. In Morts d’inanition : famine et exclusions en France sous l’Occupation. Presses universitaires de Rennes, 2005, 305 p., pp. 149-161. https://books.openedition.org/pur/20092

[5] Faure Olivier. Les hospices civils de Lyon face à la pénurie alimentaire. In Morts d’inanition : famine et exclusions en France sous l’Occupation. Presses universitaires de Rennes, 2005, 305 p., pp. 131-147. https://books.openedition.org/pur/20091?lang=fr

[6] Chaque vieillard dispose « de la somme dérisoire que constitue le « sou de poche » qui leur est versé chaque semaine. » Certains vieillards affamés seront contraints, pour survivre, de voler dans les jardins avoisinants et seront punis. On les enferme alors dans une salle de discipline ou on les prive de sorties.

[7]https://stolpersteine-kl.de/stolpersteine-in-kaiserslautern/biografie-familie-schwarzschild/

[8] Rebecca Marshall recevra par exemple des fruits envoyés de Gieres (Isère).

[9]Coopérative pour les envois de fonds américains en Europe fondée à l’automne 1945 par Arthur Ringland et le Dr Lincoln Clark. https://www.care.org/fr/about-us/our-history/

[10] Comité Juif d’Action Sociale et de Reconstruction.

[11]http://e.de-luget.pagesperso-orange.fr/AD32-documents/MNCRMarseilleauPrefetduGers450821.htm

[12]http://e.de-luget.pagesperso-orange.fr/AD32-documents/PrefetduGersauMNCRMarseille450828.htm

[13]Nodot René. Mémoires d’un Juste – un non-violent dans la résistance. Éditions Ampelos, 2018, 146 p., p. 120.

[14] Zacharias Feibelmann est décédé à Gurs le 19 novembre 1943.