Les interné-e-s de Gurs et de Noé à Mâcon.

De quelles sources dispose-t-on concernant le groupe hébergé à Mâcon ? La plupart des renseignements proviennent des registres des entrées des deux hospices, celui de La Charité (Archives municipales de Mâcon) étant mieux renseigné que celui de l’hospice départemental (Archives départementales de Saône-et-Loire). Mais ce dernier a également conservé des dossiers concernant les réfugiés[1]. Ils permettent surtout de retracer leur devenir à la Libération et leurs relations avec leurs familles. Nous avons également consulté les archives Arolsen qui ont eu l’amabilité de nous transmettre une liste des survivants du camp de Gurs, le site de l’United States Holocaust Memorial Museum, Le Mémorial de la Déportation des Juifs de France, le Memorial Book[2] et -bien entendu- différents sites de généalogie.

Certains renseignements que nous avons produits dans le fichier excel peuvent être erronés. Certaines personnes n’ont pas toujours pu, à leur arrivée, donner des indications exactes sur leur état civil[3]. Conséquemment, l’Administration des hospices note parfois approximativement les patronymes ou les lieux de naissance des hébergé-e-s. Ainsi le nom de Karoline Sachs est orthographié Sax et son lieu de naissance (Gerasdorf) est noté à « Ofresdorf ». Merci aux généalogistes passionnés de nous avoir apporté leur aide, sinon, on piétinerait encore !

Une autre source nous a permis de retracer le parcours de certaines personnes : ce sont les Stolpersteine posées par l’artiste Gunter Demnig en Allemagne[4]. On trouve souvent une biographie rédigée par les familles ou des historiens lors de la pose d’une pierre de mémoire.

Le fichier des vieux Juifs des camps du Sud à Mâcon

Quarante-cinq femmes et un homme arrivent à Mâcon, dont cinq le 7 octobre 1943 (Anna Rosenstiel, Marie Bodenheimer, Elise Berg, Frieda Feibelmann et Elise Marx) puis 40 le 26 octobre. Les premières arrivent directement du camp de Gurs tandis que le deuxième groupe vient du camp de Noé. Sortis du camp, les internés de Noé ont été envoyés tout d’abord à l’hospice de Lons-le-Saunier (août 1943) avant d’être transférés à Mâcon.

Pourquoi n’y a-t-il qu’un seul homme (Osias Auerbach) sorti du camp de Noé et dirigé vers Mâcon ? La question reste sans réponse. Peut-être a-t-il été admis à suivre une connaissance[5] ?

Vingt-deux femmes et Osias Auerbach[6] sont placés à l’hospice départemental et vingt-trois femmes à l’hospice de la Charité. Certaines femmes seront ensuite transférées de La Charité vers l’hospice départemental et ce, peut-être en fonction des pathologies dont elles souffrent. En effet, les femmes sont plus nombreuses à décéder à l’hospice départemental (14 décès) qu’à l’hospice de La Charité (2 décès).

Placées à l’hospice départemental, on les sépare le moins possible : elles occupent le pavillon 4 et seule Emma Schurmann est au pavillon 2, tandis que Settchen Schwarzschild, Mina Ottenheimer et Frieda Plaut sont au pavillon 3. Quant à Osias Auerbach, il est au pavillon 1, celui des hommes. Sans que l’on en connaisse la raison, les femmes seront déplacées en 1945, principalement aux pavillons 5, 3 et 2.

Usées par trois années de camps

Nous connaissons l’âge de 45 personnes : en 1943, la plus âgée a 89 ans (Jette Weil née en 1854) tandis que les plus jeunes sont âgées de 44 ans (Anna Rosenstiel) et de 54 ans (Lily Westerfeld). Vingt-six ont entre 73 et 83 ans (dont 5 octogénaires sans compter Jette Weil), 16 entre 72 et 61 ans (dont Osias Auerbach, 69 ans).

Nodot, quand il les appelle ses « miraculées » a raison. « Un véritable attentat contre la vieillesse », ce sont les termes employés par Eugen Neter pour qualifier les décès de Gurs, pendant l’hiver 1940-41. L’expression n’apparait pas exagérée[7]. »

Et pauvres

Lorsque les réfugiés des camps arrivent à Mâcon, ils ont tout laissé derrière eux. Le peu de biens qu’ils avaient pu emporter d’Allemagne a disparu : vêtements, argent, bijoux. Et lorsque l’administration de l’hospice leur demande de renseigner exactement leurs ressources, le plus souvent la réponse est : « pas de fortune, ni de ressources. »

Avant la guerre, ces réfugiés appartenaient à la bourgeoisie moyenne : le mari de Margarete Polack était chimiste.

Max Bodenheimer, époux de Maria, était professeur au lycée Reuchlin de Pforzheim.

À Freiburg, la famille Veit tenait une agence immobilière qui « [était] l’une des entreprises les plus importantes et les plus respectées » de la ville[8]. Frieda Plaut était propriétaire d’une petite boutique à Frankenthal et Siegfried Geismar, époux de Judith, tenait une boucherie très prospère à Offenburg. Max Rieser, époux de Babette tenait également une boucherie à Sulzburg puis à Bühl. Ces vieilles femmes ont parfois connu l’opulence comme Settchen Schwarzschild[9].

Puis, en 1940, elles sont tombées au fond du gouffre et sont en effet devenues, au fil des mois, des « inaptes réduites ».

Osias Auerbach ne possède aucun vêtement, hormis les hardes qu’il a sur le dos. Les femmes ne sont pas mieux loties. Parties en octobre 1940 avec 50 kg de bagages au maximum, trois années de camp ont réduit leur garde-robe à néant, ou presque. Si certaines ont pu conserver un manteau de fourrure qui les a préservées du froid glacial de l’hiver 1940-1941 à Gurs, les autres n’ont parfois plus de souliers mais de simples galoches. Berta Wahl a dans son baluchon : 1 manteau, 1 fichu, 1 paire de souliers et des pantoufles, 1 paire de gants, 1 écharpe, 2 combinaisons, 3 chemises, 2 pantalons et 2 paires de bas.

Lorsqu’elle décède en juillet 1945, Jeannette Meyer ne laisse que 10 F et quelques vêtements très usagés, écrit le directeur au secrétaire de l’archevêché de Toulouse.

AD Saône-et-Loire, Fonds Asile départemental de Saône-et-Loire H DEP, (1943-1948).

Par rapport à ses coreligionnaires, Emma Schnurmann fait figure de privilégiée puisqu’elle a conservé 2 manteaux de fourrure et sept paires de chaussures.

Ont-elles échangé leurs bijoux contre un bout de pain ? C’est probable. Lorsque le directeur dresse l’inventaire après décès de leurs « objets de valeur », certaines veuves n’ont même plus leur alliance. Pour Mina Ottenheimer, le directeur dépose au percepteur une montre et un stylo et pour Berta Wahl une paire de boucles d’oreille.

Osias possédait seulement une montre, tout comme Irma Walder qui a également gardé un couvert en argent. Ci-contre, Irma Walder (1868-1945).

On note que seule Karoline Mayer avait conservé son alliance ; Jette Weil ainsi qu’Isabelle Reichardt avaient encore deux bagues.

Jusqu’en 1945, leurs maigres biens sont envoyés à leur décès à l’archevêché de Toulouse, responsable de leur placement dans les hospices. Puis, lorsque l’État les prend en charge en 1945, leurs papiers d’identité sont transmis à la préfecture de Mâcon, leurs avoirs et « objets de valeur » restant la propriété de l’hospice : le directeur peut décider de redistribuer aux autres pensionnaires les vêtements ou les colis reçus.

Les papiers de Jeannette Meier (1871-1945) sont restés à l’hospice de Mâcon, tout comme ceux de son mari, décédé à Gurs en 1941. Leur fille Babette a été déportée à Sobibor et aucune famille n’a réclamé les documents.

(AD Saône-et-Loire, Fonds Asile départemental de Saône-et-Loire H DEP, (1943-1948)

Si la famille en manifeste le désir, il est d’usage en effet de remettre aux familles certaines affaires destinées à constituer des souvenirs tels que, pièces d’identité, sacs à main, mallettes et même fourrures.

C’est le cas de Rebecca Marshall, décédée en janvier 1945. Sa fille et son gendre désirent récupérer le peu de souvenirs sauvegardés par la vieille dame. La famille Wertheimer habitant alors Monaco, ils ne pourront pas assister aux funérailles.

Tout ce qui reste de la vie de Rebecca se résume à 1 sac à main très usagé, 1 fourrure, 1 couverture de voyage, différents objets de toilette.

Pauvres, elles devront compter sur les œuvres ou sur leurs familles pour tenir encore quelques années. Nous en reparlerons. Mais surtout, elles sont pour la plupart au bout du rouleau physiquement.

Et malades

Lorsque l’Administration de l’hospice départemental renseigne le formulaire d’admission, on note l’aptitude au travail de la personne hébergée, sa profession, son « désir de travailler, soit au jardin, soit au ménage dans les quartiers, soit au raccommodage ». Internés trois ans dans des camps, ces réfugiés âgés arrivent en piteux état.

Osias Auerbach a une hernie et il est en « mauvais état », Frieda Feibelmann est hémiplégique et Emma Schnurmann est paralysée des membres inférieurs. Margarete Polack a eu une attaque lorsqu’elle était au camp du Récébédou. Elle en est sortie en partie paralysée avec des troubles de la parole. Sa paralysie entraînera plusieurs chutes et des fractures du col du fémur à plusieurs reprises[10]. Quant à Anna Rosenstiel, elle a pu s’en sortir à Gurs grâce à sa sœur Lisa qui s’est démenée pour la soigner. Mais Anna a « une jambe [qui] est devenue presque boiteuse et l’autre est devenue bien pire », écrivait Lisa le 12 juin 1942 à ses amis, la famille Neu[11].

Jette Weil, elle, avait peut-être l’opportunité d’émigrer : elle n’est pas infirme mais ne peut se déplacer facilement, écrit le directeur à l’association Hicem France le 27 juillet 1945.

Ses coreligionnaires ne peuvent guère apporter leur aide à l’hospice : sur 23 femmes dont le formulaire est renseigné, huit ne peuvent absolument rien faire, dix ne peuvent rendre que de petits services (par exemple tricoter, raccommoder).

Karolien Mayer ne peut pas travailler pour cause de sénilité.

AD Saône-et-Loire, Fonds Asile départemental de Saône-et-Loire H DEP, (1943-1948)

Seules Mina Simon, Margarete Polack et Anna Roethler ont encore assez de forces pour « aider au ménage ». Quant à Frieda Mayer, il faut qu’elle se rétablisse et elle ne peut rien faire « pour le moment ». Reste le cas d’Adelheid Weil : elle est exemptée de tout travail car elle ne comprend pas du tout le français.

À suivre…


[1] 25 dossiers ont été conservés par l’hospice départemental. Voir AD Saône-et-Loire, Fonds Asile départemental de Saône-et-Loire H DEP, (1943-1948

[2]https://www.bundesarchiv.de-Memorial book-Victims of the Persecution of Jewsunder the National SocialistTyranny in Germany 1933 – 1945

[3]Il est noté que certaines -comme Frieda Feibelmann- ne parlent que l’Allemand.

[4] Voir par exemple la biographie de Berta Wahl : SandhausenBroschuereStolpersteine 2017-2019.pdf

[5] La mère de Marie Rotschild (épouse Bodenheimer) est née Auerbach. Marie et Osias ont peut-être (ou pas) des liens de parenté.

[6] Osias Auerbach est né le 13 août 1874 à Husyatin (Pologne). Veuf, il a également perdu sa fille, son gendre et son petit-fils, morts en déportation. Osias décède à Mâcon le 2 novembre 1944.

[7]http://www.campgurs.com/le-camp/lhistoire-du-camp/p%C3%A9riode-vichy-40-44-les-d%C3%A9parts-du-camp-40-43/les-d%C3%A9c%C3%A8s-au-camp-1940-43/

[8] https://www.waymarking.com/waymarks/wmWHRE_Julius_Katharina_und_Antonie_Veit_Freiburg_i_Breisgau

[9]Settchen Schwarzschild mariée en Afrique du Sud avait vécu « une vie insouciante et luxueuse pendant quelques années », racontent ses petites filles. https://stolpersteine-kl.de/stolpersteine-in-kaiserslautern/biografie-familie-schwarzschild/

[10] https://heidelberg-mannheim-wiki.fandom.com/de/wiki/Stephanie_Pellissier

[11] « Nichts wie hoffen und warten– » Oktoberdeportation der badischen und saarpfälzischen Juden 1940 : Briefe aus den südfranzösischen Lagernan den letzten Vorsteher der jüdischen Gemeinde Offenburg, Emil Neu / Martin Ruch. Voir les correspondances des sœurs Rosenstiel avec Emil Neu.