Vous n’aurez pas les enfants !

Esther Szulman, Margot Koppel et Silvain Monznik quittent le centre de Vénissieux.

Ils sont conduits dans un ancien couvent désaffecté, montée des Carmélites. Certains enfants seront remis à leur famille. C’est le cas de Margot Koppel qui revient vivre à Mâcon au 11 rue Lamartine avec son grand-père et sa grand-tante Flore Weiler. L’OSE place les autres enfants dans des familles ou les font passer clandestinement en Suisse. Nous ne savons pas ce qu’il advient de la petite Esther Szulman et de Silvain Monznik. Avaient-ils de la famille en France ? Ont-ils changé d’identité ? Nous n’avons pas retrouvé leurs traces sur les sites de généalogie.

Margot sera « ramassée » au 11 rue Lamartine avec sa grand-tante et son cousin en mai 1944, lors d’une autre rafle opérée à Mâcon et totalement méconnue, elle aussi. Ils seront exterminés à Auschwitz.

Ruth Fivaz Silbermann écrit dans sa thèse soutenue en 2017 que « Valérie Perthuis Portheret arrive, dans sa deuxième étude, au chiffre de 89 enfants sauvés, plus élevé que celui de 84 qui a été donné par l’OSE et retenu par la plupart des historiens[1]. » Actuellement, Valérie Portheret fait état de 108 enfants sauvés.

Les enfants ont quitté Vénissieux le 29. Mais rapidement de nouvelles instructions arrivent. Étant donné que les enfants avaient été confiés à l’Amitié chrétienne « par suite d’une interprétation erronée des textes officiels et qu’ils auraient dû accompagner leurs parents », le préfet Angeli reçoit l’ordre de les envoyer au camp de Rivesaltes afin qu’ils soient ensuite transférés à Drancy. Puis, une nouvelle disposition indique qu’ils doivent être embarqués dans un train venant de Nice le 31 août en gare de Perrache. Pendant ce temps, les enfants quittent le local des EIF. Ils sont dispersés par l’Amitié chrétienne et l’OSE. Le 31 août, lorsque les forces de police tentent de récupérer les enfants, ils font chou blanc.

Le préfet Angeli -incapable de récupérer les enfants- s’est sûrement fait taper sur les doigts en haut lieu, et selon Soutou, il aurait tenté de faire fléchir les responsables de l’Amitié chrétienne. Ce à quoi il lui fut répondu le dimanche 30 août 1942 :

« Nous ne vous avons accordé notre collaboration qu’avec bien des réticences et vous avez reconnu que sans notre aide le regroupement des israélites étrangers eût été impossible dans les délais qui vous étaient prescrits, vous ne sauriez croire combien vos remerciements ont troublé nos consciences. Notre collaboration avec vous faisait peser une équivoque assez pénible sur nos actes. (…) Il nous a été pénible d’accepter cette tâche. (…) Est-ce que vous réclamez de vous rendre les enfants que nous avons mis en lieu sûr, au prétexte que c’est une erreur d’interprétation des instructions ?[2] » Et Soutou conclue ainsi : « Ensuite, évidemment, si les quelques avantages dans l’intérêt de nos protégés que nous avions réussi à arracher nous étaient confisqués, nous n’aurions plus été que des complices monstrueux ou simplement des imbéciles[3]. »

L’affaire n’eut pas de conséquences trop fâcheuses pour les protagonistes de Vénissieux. Le Père Chaillet (1900-1972) pour avoir tenu tête au préfet Angeli est envoyé en résidence forcée deux mois à Privas. De son côté, J-M. Soutou (1912-2003) -en tant que secrétaire général de l’Amitié chrétienne- est convoqué par un magistrat du tribunal d’instance de Lyon puisque le gouvernement « a contesté la cession des droits de paternité à l’Amitié chrétienne parce que celle-ci n’étant pas reconnue d’utilité publique, la cession des droits est illégale[4] ».

Vers la fin de l’automne 1942, l’abbé Glasberg (1902-1981) est obligé de plonger dans la clandestinité. L’enquête lui reprochait son aide aux Juifs mais pas seulement : on le soupçonnait d’appartenir à l’équipe de Témoignage chrétien et à un réseau de résistance coupable d’actes de sabotage.

Gilbert Lesage (1910-1989) ne sera pas inquiété mais il préfère se faire oublier et part quelque temps. En effet une enquête a été ouverte dès le 21 août 1942 concernant les fuites de la rafle. Malgré des preuves accablantes contre Lesage, le commissaire général Mortier n’incriminera que Robert Stein, du Service Social des Étrangers de Mâcon. Nous n’avons retrouvé aucune trace de Robert Stein.

Tous furent reconnus Justes parmi les Nations : Père Chaillet en 1981, Gilbert Lesage en 1985, Madeleine Barot pour la Cimade en 1988 et J-M. Soutou en 1994. L’abbé Glasberg, figure emblématique du sauvetage des enfants, ne l’a été qu’en 2003.

Et après ?

Avant de terminer cette longue série sur la rafle du 26 août 1942, il nous faut encore dire quelques mots sur celles et ceux qui restent. Car, une fois les parents ou le mari partis, c’est un autre combat qui s’engage : celui de survivre sans l’Autre. Sans les Autres. Marcel Kozuch, orphelin, arrivera à retrouver son frère aîné, Israël. Chaja Turner, sauvée par l’OSE du camp de Rivesaltes, entrera ultérieurement dans la résistance.

Max Michel était venu rejoindre à Mâcon son frère Maurice et sa belle-sœur Ruth. Le couple -Juifs français- sera déporté à son tour en mai 1944 avec Margot Koppel, Flore et Ernest Weiler. Après la rafle, les Hejlikman décident d’aller avec deux de leurs enfants, plus au Sud, à Nice. C’est de là qu’ils seront déportés en 1944. Deux hommes du GTE avaient eu la chance comme la famille Hejlikman d’échapper à la rafle du 26 août. C’est un sursis car Aron Blumenzwzeig sera déporté en février 1943 et Szimon Hollander en mai 1944.

Et puis il y a les épouses, restées seules avec les enfants. Léonie Handzel, jusqu’à ce jour tragique de juillet 1944, gagne un peu d’argent comme couturière à Sancé pour subvenir à ses besoins et à ceux de Marcel, son fils. Ils sont déportés le 31 juillet. L’épouse de David Rosenbaum se débrouille aussi jusqu’à la fin de la guerre dans l’Allier avec ses enfants. Ils survivront.

Mais pour tous, lorsqu’ils ont la chance d’y arriver, l’abri le plus sûr c’est la Suisse. Avant ou après la rafle, ils sont quelques-uns à franchir la frontière[5].

Après la déportation de son mari Hersch, c’est ainsi que Chaja Friedmann (1913-2010) accompagnée de ses deux jeunes enfants, Gisèle (1939-1977) et René né en 1941, arrivent en Suisse le 4 juin 1943.

Et puis après, il y a cette longue attente. L’espoir de voir revenir un père, un mari. Les désillusions, la douleur, les traumatismes, le sentiment de culpabilité… et il leur faudra vivre et se construire avec.

« Pour nous, les Juifs qui ont pu échapper au bourreau, c’était une nouvelle tragédie qui commençait : celle de la ruine spirituelle. Les rescapés ont réussi à sauver leur vie physique. Mais comment sauver l’autre vie, plus élevée, celle des sentiments er des réflexions qui, seule, donne sa valeur à l’existence ? » Moriz Scheyer, rescapé de la rafle du 26 août 1942.

Nous voici arrivés au terme de cette série d’articles consacrés à la rafle du 26 août en Saône-et-Loire zone libre. Quatre-vingts ans après, on a oublié Flore, Esther, Margot, Max, David et toutes celles et ceux qui furent gazés à Auschwitz.

Pourquoi certains départements sont amnésiques et d’autres pas, ça c’est une bonne question.

FIN


[1] Fivaz Silbermann Ruth. La fuite en Suisse : migrations, stratégies, fuite, accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France durant la Seconde Guerre mondiale. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2017, no. L. 884 983 p., p. 386.

[2] Soutou Jean-Marie. Un diplomate engagé…, op.cit., p. 36.

[3] Idem.,

[4] Ibidem., p. 37.

[5] A. Londner, H. Mosbach, M. Wasersztrum, Lucienne et Emmi Maselcha, les familles Rosencwajg, Burakowski, Goldwasser, Seidman, Laufer.