Ordres et contre-ordres

Les sauvetages opérés au centre de Vénissieux ont concerné en priorité les enfants et cette opération a été préparée en amont. Selon Valérie Portheret, dès la mi-août les Éclaireurs israélites sont mobilisés afin de pouvoir accueillir les enfants[1]. Montée des Carmélites à Lyon, ils préparent un dortoir. Le mot d’ordre à L’OSE (Œuvre de secours aux enfants), c’est celui du docteur Joseph Weill : « les enfants dehors ![2] ». Le même scénario se déroule à l’OSE comme au SSE ou dans les centres de l’abbé Glasberg : l’information concernant la rafle est connue mais on ne la diffuse pas partout ou trop tardivement, ce qui aurait pu permettre à d’autres Juifs de s’enfuir, ou pour les enfants, d’être mis à l’abri. Conséquemment, les maisons de l’OSE seront également touchées : c’est le cas au château de Chabannes ou de celui de Chaumont dans la Creuse, où des enfants sont arrêtés[3].

Ordres, contre-ordres : voilà comment on pourrait qualifier les instructions au sujet de l’arrestation des enfants entre le 5 et le 26 août 1942.

La circulaire du 5 août indiquait que les enfants de moins de dix-huit ans non accompagnés ainsi que les père et mère d’enfants de moins de cinq ans n’étaient pas déportables. Puis, dans la crainte que le nombre d’arrestations soit insuffisant, un additif à la note n°9262 du 14 août indique que seuls les parents ayant des enfants de moins de trois ans pourront être exemptés. Le 15 août, Henri Cado, secrétaire général pour la police, écrit aux préfets régionaux que « lorsque les intéressés ne demanderont pas à emmener leurs enfants, ces derniers seront pris en charge par le Service Social aux Étrangers du Commissariat à la lutte contre le chômage[4]. »

Puis on fait un pas en arrière. Il est indiqué le 18 août que seuls les parents ayant un enfant de moins de deux ans ne seront pas déportables et qu’ils n’auront plus la possibilité de laisser leurs enfants en zone libre[5]. Le 19 août, arrive un contre-ordre par téléphone dans les préfectures de la zone libre : l’exemption concernant les moins de 16 ans non accompagnés est rétablie[6]. Peu d’historiens font référence dans leurs recherches à ce contre-ordre[7]. Et pourtant, c’est grâce à cette nouvelle disposition que les moins de seize ans pourront être sortis des camps, que ce soit celui de Vénissieux, de Rivesaltes[8] ou de Gurs.

Rose Kaufmann, 16 ans de Ligny-en-Brionnais, Margot Koppel, 11 ans, Silvain Monznick, 9 ans et Esther Szulman, 2 ans, tous trois de Mâcon, partent avec leurs parents à Vénissieux.

Rose (Rosl) Kaufmann lorsqu’elle vivait au 28 de la Hallstraße à Cannstadt.

Les plus de seize ans, exfiltrés ou non

Certains jeunes ayant dépassé leurs seize ans, seront sortis « en douce », bénéficiant des allers-retours que fait la voiture de l’Amitié chrétienne entre le centre de Vénissieux et l’extérieur. Georges Garel raconte qu’il a également falsifié « des papiers pour deux soeurs ; l’une avait seize ans et deux mois et l’autre dix-huit ans. Garel a l’idée de modifier les papiers pour faire de ces sœurs, des jumelles de 16 ans[9]. » Quant à Justus Rosenberg, il a pu être hospitalisé pour une fausse appendicite par le docteur Adam. Une fois opéré, il sortira de l’hôpital et rejoindra rapidement la résistance.

Mais d’autres jeunes seront déportés : Benno Kern a 15 ans. Marion Grodzinski avait 17 ans. Heinrich Flescher, Siegbert Judelovitz, Walter Oberlander et Arnold Sundelowitz avaient 18 ans.

Rose Kaufmann de Ligny-en-Brionnais a fêté ses seize ans le 7 mars 1942 et elle n’a pas été exfiltrée. Ses parents, Alfred et Caroline, ont perdu leur premier enfant Herbert alors qu’il n’avait pas huit ans[10]. Les sauveteurs ont peut-être proposé à Rose de sortir de Vénissieux. L’adolescente n’a peut-être pas voulu abandonner ses parents. Ceux-ci n’ont peut-être pas voulu laisser leur unique enfant. L’histoire de Rose ressemble peut-être à celle de Benno Kern.

À un moment, il faut accepter de lâcher la main de son enfant

L’abbé Klarsfeld a tenté de convaincre les parents Kern. Leur fils a quinze ans et il peut sortir légalement du camp à condition que ses parents acceptent de le confier aux oeuvres.

Benno est né à Vienne. Il a fui avec ses parents à Bruxelles. Puis c’est la France. Ils tentent de passer en Suisse mais sont refoulés. Benno a conservé des souvenirs de l’intervention de l’abbé Glasberg. Ce jour-là, ses parents Samuel et Clara le tiennent fermement par la main.

C’est l’abbé Glasberg qui tente de les convaincre de laisser l’adolescent. Il n’y va pas par quatre chemins : « Vous allez à la mort. Ne vous faites pas d’illusions », leur répète-t-il. À ces mots, le père en premier lâche la main de son fils, toujours retenue par celle de sa mère. Les parents Kern laisseront finalement leur fils choisir entre rester et partir. « Ich gehe nicht », dit-il à l’abbé, c’est-à-dire qu’il décide d’accompagner ses parents, de ne pas les abandonner. Benno survivra à l’enfer des camps. Ses parents ne sont pas revenus.

À suivre…


[1] Ce qui prouve, encore une fois, que d’autres centres auraient pu être prévenus et que l’alerte aurait pu être donnée plus amplement.

[2] Portheret Valérie. Vous n’aurez pas les enfants. XO éditions, 2020, 231 p., p. 91.

[3] Sabine Zeitoun donne le chiffre de 130 enfants arrêtés dans les maisons de l’OSE en août 1942. Voir l’article : Accueil des enfants juifs étrangers en France et leur sort sous l’Occupation. https://journals.openedition.org/dhfles/2108#tocto1n5

[4]Klarsfeld Serge. Le calendrier des persécutions des Juifs de France, juillet 1940-août 1942. Paris : Fayard, 2001, 999 p, p. 736. Dépêche n° 2859 P.

[5] Idem., p. 759 et p. 775. « La veille [soit le 19 août] Vichy a ajouté aux exemptions du 18 août « les enfants non accompagnés âgés de moins de 16 ans ».

[6] Ibidem., p. 792.

[7] Fivaz Silbermann Ruth. La fuite en Suisse : migrations, stratégies, fuite, accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France durant la Seconde Guerre mondiale. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2017, no. L. 884 983 p., p. 386 et p. 627.  Gaida Peter. Camps de travail sous Vichy. Éditions Lulu.com, 2014, 608 p., p. 330. L’auteur cite les instructions téléphoniques reçues à la préfecture de Limoges le 19 août stipulant que les enfants non accompagnés de moins de seize ans sont exemptés.

[8] Boitel Anne. « Les enfants juifs internés au camp de Rivesaltes entre 1941 et 1942 », Revue d’Histoire de la Shoah, vol. 179, no. 3, 2003, pp. 225-268. https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah1-2003-3-page-225.htm#re77no792

[9] https://www.lamaisondesevres.org/cel/cel2.html

[10] https://www.stolpersteine-cannstatt.de/biografien/familie-alfred-kaufmann-von-der-neckarvorstadt-nach-auschwitz- Herbert Kaufmann était mort noyé dans le Neckar.