Les Juifs de Saône-et-Loire devant la commission de criblage de Vénissieux

Selon la baronne Von Guppemberg, les Juifs de Saône-et-Loire sont arrivés dans les premiers à Vénissieux. Ils sont quarante-cinq.

Douze adultes et un enfant vont être exemptés et trois enfants seront sauvés. Vingt-neuf Juifs étrangers de Saône-et-Loire seront déportés depuis Vénissieux dans les convois 27 et 30.

Pour les adultes, hormis le témoignage de la baronne Von Guppemberg qui doit sa libération au préfet de Saône-et-Loire, nous n’avons aucune source pour comprendre comment s’est déroulée la commission de criblage permettant de libérer -ou non- certains Juifs étrangers.

Rappelons que le 18 août, Bousquet fait parvenir aux mêmes destinataires de nouvelles instructions lesquelles ne prévoient plus que six cas d’exemption :

1°les vieillards de plus de 60 ans ;

2° les personnes intransportables ;

3° les femmes en état de grossesse apparente ;

4°les père ou mère d’un enfant âgé de moins de 2 ans ;

5°les personnes ayant un conjoint ou des enfants français ;

6°les personnes dont les noms figurent sur des listes annexes (notamment à une circulaire du 20 janvier 1941).

À regarder la liste des douze adultes libérés :

Deux Juifs entrés en France avant 1936 et n’ayant pas passé clandestinement la ligne n’auraient pas dû être envoyés de Mâcon à Vénissieux. Conséquemment, ils sont libres. Il s’agit du couple Jacob, Alfred et Esther, Juifs allemands entrés en France en 1933. Cécile Fiser, 19 ans est de nationalité russe. Alors qu’il n’y avait aucune possibilité de dérogation pour les clandestins ayant franchi la ligne, elle est libérée. Elle a un frère au stalag 8A et elle est entrée en France en 1934, ce qui a peut-être plaidé en sa faveur. David Wisowki (ou Wisewski) a été « ramassé » à l’hôpital de Mâcon. Est-ce sa maladie qui lui sauve la vie[1] ? Selon le docteur Adam, être malade ou pseudo-malade était le moyen le plus efficace pour s’en tirer.

Moszek Wasersztrum, Juif polonais, résidait à Mâcon depuis 1941 au 42 de la rue Dufour. Il a peut-être pu bénéficier d’une dérogation, étant entré en France en janvier 1936. Moszek s’enfuira et passera en Suisse le 14 décembre 1942.

Rivka Korn, juive autrichienne qui habitait à Pierre-de-Bresse avait demandé à partir avec sa fille Rosa, épouse Frisch. Rosa sera déportée mais pas sa mère, âgée de 65 ans.

Quant aux autres, ont-il bénéficié d’un soutien, ont-ils monnayé leur libération ? C’est possible. Moriz Scheyer, Juif autrichien, a laissé un témoignage très intéressant sur la rafle d’août 1942 (« Si je survis » édité chez Flammarion en 2016). Alors qu’il est exempté avec son épouse par la commission de criblage, tout est fait pour sauver Rosa Ornstein, une de leurs amies, emmenée de Grenoble à Vénissieux. À Lyon, on tente de faire intervenir un avocat qui se déclare prêt à « faire jouer ses relations à la préfecture. Moyennant un honoraire adapté… »

Ont-ils été sortis « en douce » du centre ? Il est impossible de trouver réponse à ces questions.

Léa Katz avait passé la ligne avec le couple Goldwasser fin juillet 1942 pour rejoindre leur contact à Lyon. Juive polonaise, elle a vingt-quatre ans et célibataire. C’est la deuxième jeune femme avec Cécile Fiser qui peut sortir de Vénissieux. Ces jeunes femmes, c’est possible, étaient-elles enceintes ou ont-elles feint de l’être ? Sont-elles sorties en catimini ? Le docteur Adam les a-t-il aidées ? Simon Kozuch et son fils Juda ont eux-aussi passé la ligne clandestinement et ils vivent de surcroît en France depuis 1935. Contrairement à Léa Katz et aux Goldwasser, ils ne seront pas exemptés.

Reste le cas de deux familles qui posent question :

Le couple Burakowski : Josef et Erna sont apatrides allemands. Ils ont franchi la ligne, arrivant de Bruxelles, le 20 juillet 1942 et ont été assignés à résidence à Tramayes, comme la baronne Von Guppemberg. Elle ne donne aucune indication sur leur libération mais elle sous-entend que les Burakowski avaient échafaudé des plans pour s’évader… Josef et Erna gagneront ultérieurement la Suisse.

Notre dernier couple, Chaïm-Berek Rosencwajg, son épouse Cylka et leurs fils Simon nous aura donné du fil à retordre car il est noté qu’ils sont entrés en France en décembre 1940[2]. Or un Chaim Rosencwajg vit à Lille en 1935. Avec un peu de chance, ce sont les mêmes personnes et ils sont donc en France avant 1936, ce qui expliquerait leur libération. Le père de famille avait-il sur lui les documents prouvant sa date d’arrivée en France ou a-t-il été aidé par les œuvres au centre de Vénissieux ? Ils sont libres[3] et ils passeront en Suisse le 22 janvier 1943. Ils seront naturalisés Français en octobre 1947.

Cette commission de criblage n’obéit à aucune logique. On retrouve des Juifs libérés alors qu’ils n’auraient pas dû l’être selon les critères d’exemption. A contrario, ceux qui auraient pu bénéficier d’une dérogation sont déportés. C’est exactement le constat fait par Andrée Salomon de l’OSE : « On n’arrivait pas à savoir ce qui entrait en jeu pour que l’un soit épargné et l’autre non[4]. »

Le rôle du préfet Alfred Hontebeyrie

En comparant le cas de la Saône-et-Loire avec d’autres départements de la région préfectorale de Lyon[5], qu’en conclure ? Mis à part les Rosencwajg et le couple Jacob, tous les autres Juifs étrangers étaient déportables, si l’on s’en tient à la logique de l’Administration vichyssoise. Les arrestations ont donc été rondement menées, respectant à la lettre les consignes. Hormis deux fugitifs, l’opération s’est soldée par un envoi de quarante-cinq personnes à Vénissieux. Quand il a fallu trouver des Juifs pour respecter le quota, policiers et gendarmes sont partis arrêter des familles avec enfants.

Quel a été le rôle du préfet Hontebeyrie dans cette opération ? En l’état actuel de nos recherches, il est difficile de se prononcer. La baronne Von Guppemberg lui doit, dit-elle, sa liberté. A contrario, il dénonce Robert Stein qui a prévenu Mosbach de la rafle et des exemptions. Hontebeyrie sera nommé à l’automne 1942 préfet régional à Montpellier. Belle promotion. Présenté par certains comme étant proche de la résistance dans l’Hérault, par d’autres comme collaborateur au procès de l’intendant de police Marty, il aurait protégé les Juifs de sa région[6].

Procès Marty. Ce Soir, 1er juillet 1948.

Et Laval aussi puisque Hontebeyrie témoigne en sa faveur en 1952. Grâce à lui, il aurait pu évacuer les Juifs de Lozère et de l’Aveyron avant que les Allemands prennent des mesures contre eux…

Alfred Hontebeyrie sera arrêté par la Gestapo en mai 1944 et déporté comme otage en Bavière. Il a été décoré de la croix de Guerre 39-45 et il a été nommé Grand Officier dans l’ordre de la légion d’Honneur.  

À Vénissieux, dans le chaos le plus total, il y a celles et ceux qui ont eu de la chance et les autres qui partent.   

Le premier convoi s’ébranle de la gare de Saint-Priest au petit matin le 29 août pour Drancy.

Mais l’urgence absolue, c’est de sauver les enfants.

C’est ainsi qu’un membre de l’OSE déclare : « L’équipe sociale s’est réunie à l’OSE. Celui qui dirigeait l’équipe sociale nous a expliqué en quoi consistait notre travail : il consistait surtout dans la libération des enfants, libération d’un certain nombre de personnes[7]. »

Pour celles et ceux qui ont œuvré depuis des mois dans les camps du Sud et qui ont assisté les Juifs à Drancy même, cherchant à arracher les enfants à une mort certaine, le combat pour la survie des plus jeunes continue[8].

À suivre…


[1] Perthuis-Portheret Valérie. Août 1942…, op.cit., p. 57. Selon l’auteure, « 26 malades nécessitant une hospitalisation avaient été libérés. »

[2] Leur nom est orthographié également Rosenzweig et leurs lieux de naissance sont erronés. Sur les listes il est noté qu’ils sont tous nés à Sławków (Pologne), seul lieu de naissance de Cylka La mère. En réalité, le père est né à Zarki et Simon à Czestochowa.

[3] Chibrac Lucienne. Assistance et secours auprès des étrangers : le Service social d’aide aux émigrants (SSAE), 1920-1945. Lyon : Université Lyon 2, Thèse de Doctorat d’histoire moderne et contemporaine, 2004, 333 p., p. 247. Ce sont les assistantes sociales, en particulier Denise Grunewald, qui se démènent à l’extérieur pour apporter au commissaire principal les preuves lorsqu’il y a litige.

[4] Idem., p. 237.

[5] Il se trouve des départements où après la commission de criblage, on envoie par exemple à Vénissieux des Juifs de nationalité non déportables. Des Hongrois par exemple dans la Loire.

[6] https://francearchives.fr/findingaid/730d809b5c145409ac9ee0b15e1844799d8d40c4 « Ainsi, son horreur certaine de l’antisémitisme du régime de Vichy apparaît clairement dans cette correspondance émouvante avec l’ancien grand rabbin de Besançon replié à Béziers. Dans une lettre manuscrite, celui-ci écrit en effet en décembre 1941 alors qu’Hontebeyrie n’était pas encore en poste à Montpellier mais conservée dans ce fonds : « je n’ai pas oublié l’accord toujours plein de charme et de bienveillance que vous réserviez à toutes mes visites et la façon dont vous accueillez mes demandes. Et avec moi, tous mes amis… »

[7] Gobitz Gérard. Les déportations de réfugiés de zone libre en 1942. Paris : Éditions L’Harmattan, 1996, 286 p., p. 117. « Note concernant Vénissieux et le fort du Paillet » Centre de documentation Juive Contemporaine- CCWIII-116. 

[8] Zeitoun Sabine. L’œuvre de secours aux enfants (O.S.E.) sous l’occupation en France. Paris : L’Harmattan, 1990, 221 p., pp. 106-107.