Sauver tous les Juifs ?
La fuite de renseignements a eu une conséquence : le nombre de Juifs raflés est bien en dessous des prévisions. À la mi-journée du 26 août, elles ne dépassent pas 3 500. On avait estimé pouvoir arrêter dans le Rhône 2 600 Juifs, le chiffre est de 160 à 15H30, à Marseille ils sont 300 au lieu de 1 400, à Nice 400 au lieu de 1 800[1] etc.
Maintenant se pose une question : Gilbert Lesage, fonctionnaire de Vichy qui dirige le Service Social des Étrangers (SSE) était parfaitement au courant de ce qui se tramait pour la rafle d’août. Qui a-t-il averti, comment et surtout quand ?
Selon son biographe -Olivier Pettinotti, Lesage « a toujours encouragé les membres de son personnel à prendre des initiatives et à agir selon leur conscience, ce qui incite nombre d’entre eux à participer à la Résistance sous une forme ou sous une autre[2]. » Pour la rafle d’août, l’historien cite des membres du SSE de Lyon : Pierre Biot, Henri Froment, Vincent Lauria[3] lesquels avertissent « immédiatement et par tous les moyens, les Juifs susceptibles d’être arrêtés. Pour Mâcon, Robert Stein agit pareillement puisque Mosbach, nous l’avons dit, a le temps de s’enfuir en Suisse.
Lesage, selon O. Pettinotti, prévient directement le 16 août Edouard Simon qui dirige la maison d’enfants des Éclaireurs Israélites de France[4] de Moissac « qu’une rafle visant les Juifs étrangers arrivés en France après le 1er janvier 1936, va avoir lieu du 26 au 28 août ». Lorsque la gendarmerie arrive, les enfants sont absents. Lesage obtiendra, pour cet acte, le titre de Juste décerné par Yad Vashem. Denise Gamzon certifiera que Lesage, lié d’amitié avec son mari (Robert Gamzon)- a bien fourni à la maison de Moissac l’information sur les catégories de Juifs étrangers visés mais note-t-elle, son époux était au courant pour la rafle depuis le début du mois : « Mais vers le 1er août, mon mari a dû aller à Marseille pour une réunion d’où il est revenu avec de fâcheuses nouvelles : les arrestations des Juifs étrangers allaient commencer en zone sud, probablement durant la deuxième quinzaine d’août[5]. »
Pourquoi Lesage n’a-t-il pas diffusé l’information plus tôt et pourquoi n’a-t-il pas informé de la même façon d’autres centres placés sous sa responsabilité ? C’est ainsi que le centre de Montfort à Montmélian (Savoie) ne sera pas prévenu. Selon la liste établie par G. Gobitz, 31 Juifs étrangers sont raflés. Ils avaient entre 19 et 57 ans[6].
La même question se pose pour les centres ouverts par l’abbé Glasberg -figure emblématique du sauvetage des enfants à Vénissieux- celui de Rosans ou de Chansaye : l’abbé est au courant de l’imminence de la rafle puisqu’il accourt chez le préfet des Hautes-Alpes le 17 août afin que soient rayés les noms des jeunes gens (internés précédemment dans des camps) des listes de déportation. Finalement, 22 Juifs seront arrêtés à Rosans et une quinzaine à Chansaye où l’alerte n’a été donnée que la veille et « discrètement »[7]. Ruth Fivaz Silbermann reprend le témoignage de Nina Gourfinkel qui a travaillé avec l’abbé Glasberg : selon elle, « l’équipe dirigeante de la DCA [Direction des Centres d’Accueil] était « loin de pouvoir imaginer l’organisation de l’extermination telle que devaient la révéler les témoignages des survivants » ; au contraire, elle « ne refus[ait] pas un certain crédit » aux circulaires de Vichy, qui faisaient miroiter, pour les déportés, « des conditions rudes, certes, mais acceptables[8] »…
Il est donc périlleux d’affirmer, comme Valérie Portheret le fait, qu’à Lyon l’abbé « averti par Gilbert Lesage d’une rafle imminente », aurait réussi à obtenir la liste des Juifs à déporter de Lyon, puis il serait parti « avec l’aide de son frère Victor, également prêtre, et d’une poignée de volontaires (…) à leur recherche pour les prévenir et les cacher[9] . »
Mais il juste de dire que, face à la vague des arrestations qui s’abat sur les Juifs en cette fin août 1942, pour l’abbé et pour bien d’autres qui vont exfiltrer les enfants du centre de criblage de Vénissieux, c’est un véritable choc.
À suivre…
[1] Klarsfeld Serge. Le calendrier des persécutions des Juifs de France, juillet 1940-août 1942. Paris : Fayard, 2001, 999 p, p. 874.
[2] Pettinotti Olivier. Un Juste à Vichy. Gilbert Lesage. Éditions Ampelos, 2021,125 p., p.78.
[3] Louis Vincent Lauria a été reconnu Juste parmi les Nations en 1989. Selon Yad Vashem, « En janvier 1942 il fut nommé inspecteur du SSE de Lyon et travailla en collaboration étroite avec la communauté juive de la ville. Averti en août 1942 que les autorités de Vichy s’apprêtaient à déclencher une rafle de Juifs et à les livrer aux Allemands, Louis Lauria prit part à une vaste opération clandestine destinée à prévenir les Juifs visés. Nombre d’entre eux eurent ainsi le temps de s’enfuir et eurent la vie sauve. René Nodot (q.v.), autre fonctionnaire qui travaillait dans les services de Louis Lauria et était bénévole à l’Amitié Chrétienne, raconta après la guerre qu’à la fin du mois d’août 1942, ce dernier prit part au sauvetage de dizaines d’enfants juifs internés au camp de Vénissieux, près de Lyon. »
[4] Mouvement scout dirigé par Robert Gamzon.
[5] http://judaisme.sdv.fr/perso/pivert/guerre/rafles.htm
[6] ]Pintel Samuel. « Les Centres d’accueil du Service social des étrangers sous Vichy (1941-1944) », Revue d’Histoire de la Shoah, vol. 172, no. 2, 2001, pp. 97-158. D’autres centres du SSE seront raflés en 1943 et 1944.
[7] Fivaz Silbermann Ruth. La fuite en Suisse : migrations, stratégies, fuite, accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France durant la Seconde Guerre mondiale. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2017, no. L. 884 983 p., 625.
[8] Idem.,
[9] Portheret Valérie. Vous n’aurez pas les enfants. XO éditions, 2020, 231 p., p. 48.