Fugitifs et sauveurs

Nous l’avons écrit dans un précédent article, certains Juifs ont pu fuir. Il s’agit d’Hugo Mosbach (1904-1990) et d’Abraham Londner (1903-1984).  Abraham est Polonais, né à Sosnowice en 1903. Il est entré en France en 1935 et exerce la profession de tailleur. Après avoir franchi la ligne, il est assigné à résidence à Pierre-de-Bresse. Dans la nuit du 25 au 26 août, la brigade de gendarmerie le signale « en fuite ». Il passe en Suisse le 14 octobre 1942. Il décède en 1984 et est enterré au cimetière israélite de Bagneux.

Nous connaissons mieux le parcours d’Hugo Mosbach. Entré en France en décembre 1936, il s’installe à Mâcon pendant l’année 1940. D’origine allemande, il est marié à une catholique. En février 1941, il reçoit un avis favorable de la chambre de commerce de Mâcon et de la chambre départementale des métiers pour fabriquer des brosses pneumatiques. Il doit cependant cesser rapidement son activité (août 1941) car, selon la circulaire numéro 680 du secrétaire d’État à la production industrielle en date du 26 juin 1941, un arrêté d’autorisation de création de commerce ne peut intervenir en faveur d’un étranger que « lorsque le ministère de l’Intérieur aura décidé d’accorder celui-ci la carte spéciale de commerçant ». Cette carte lui a été refusée par décision du 16 juillet 1941 par le secrétaire d’État à l’Intérieur. Mosbach travaille ensuite comme représentant de commerce avec une carte de travailleur industriel.

À la mi-août, qu’est-ce-qui lui met la puce à l’oreille au sujet de la rafle ?

Premièrement, vers la mi-août, les policiers sont passés au domicile des Juifs de Mâcon pour vérifier leur date d’entrée en France et la composition des familles. Certains ne sont pas là lors de leur vérification. Les policiers notent qu’ils n’ont pas pu prendre de renseignements en l’absence par exemple des Cahen (les trois enfants sont seuls à l’appartement) et pareillement chez les Mosse où le couple n’est pas présent. 

Deuxièmement, dans toute la zone libre, des informations ont fuité, notamment par le biais du Service Social des Étrangers (SSE), ce service sachant en amont qu’il allait être habilité, avec la Croix-Rouge, le Secours National et des œuvres privées « à prendre en main, dans chaque camp, les intérêts des israélites[1]. » Dans les communautés juives de la zone libre, mais sûrement plus en ville que dans les campagnes reculées, l’information circule. Ici c’est un rabbin qui relaie le message (à Brives David Feuerwerker, Robert Meyers en Savoie, Abraham Deutsch à Limoges prévenu par le président de la Croix-Rouge, etc.), là un pasteur, un personnel du SSE…

À Cannes, le commissaire principal le confirme au préfet des Alpes Maritimes : Il n’y a pas eu un effet de surprise absolu, car, depuis près d’un mois, le bruit courait dans les milieux israélites de Cannes que de nombreux Juifs allaient être arrêtés et internés, d’où une forte anxiété. À Nice, depuis plusieurs jours, l’information circulait -notamment dans les milieux israélites- que le déclenchement des arrestations était imminent.

La veille de la rafle, le message est même relayé par la radio anglaise à 21H15 prévenant d’une rafle de 600 Juifs à Lyon.

Des sauveurs : Maurice Voge et Robert Stein

À Mâcon, le pasteur Maurice Voge est au courant de ce qui se trame, sûrement informé par le réseau de Roland de Pury à Lyon. En effet le pasteur De Pury appartient, comme le Père Chaillet, à l’Amitié chrétienne. Cette œuvre œcuménique participera à Vénissieux à la commission de criblage.

Comment Maurice Voge a-t-il agi à Mâcon ? Le pasteur n’est pas disert sur le sujet mais il est une cheville ouvrière du christianisme social, mouvement très engagé contre le nazisme[2]. Voge avouera humblement après la guerre qu’il accueillait « des gens de passage[3] ». En effet, c’est chez lui que devait se rendre B. Albrecht en mai 1943. Elle y avait été envoyée par le pasteur de Pury qui qualifiait alors Voge de « bien-pensant ». Certes, Voge était du bon côté. Aux Jabukowicz, il avait fourni de faux certificats d’appartenance à l’église réformée[4]. Il a donc sûrement fait plus que d’accueillir des gens de passage.

Anja Jacobsohn raconte aussi qu’après la guerre, sa sœur Lilo avait rendu visite à M. Voge. Le pasteur avait beaucoup aidé leurs parents et il avait même proposé au couple, en prévision de la rafle, de les cacher dans son appartement. « Mais [leurs] parents n’avaient pas eu la force d’accepter son invitation, d’autant plus que cela signifiait un danger de mort pour lui-même. » Que risquait réellement le pasteur ? Selon la loi du 14 mai 1938, des poursuites judiciaires et des mesures d’internement pouvaient être prononcées envers quiconque aidait un Juif.

De surcroît, c’est ce « bon ami » de leurs parents qui s’était occupé de leurs affaires après leur départ en déportation. C’est ainsi que les filles Jacobsohn purent récupérer au moins la correspondance de la famille[5]. Compromis avec le pasteur de Pury en mai 1943 dans l’affaire B. Albrecht, surveillé, il est alors au pasteur mâconnais « difficile d’accueillir avec confiance les passants. » Maurice Voge se verra contraint d’abandonner cette « paroisse attachante » et part pour Lyon.

Mais revenons à Hugo Mosbach. Lui, c’est Robert Stein du Service Social des Étrangers qui le prévient ouvertement, lui confiant même le 17 août la liste des exemptions parue le 5 du même mois. Dès lors, Mosbach sait qu’il ne pourra pas passer à travers les mailles du filet puisqu’il est entré en France après le 1er janvier 1936. Confiant dans l’Administration, il se rend à la Préfecture et raconte ses craintes au préfet, lequel s’étonne le 24 août auprès du « chef du gouvernement ministre secrétaire d’État à l’intérieur secrétariat général pour la police cabinet du secrétaire général Vichy », qu’un Israélite ait une connaissance dans de telles conditions des instructions concernant ses coreligionnaires. » Mosbach comprend vite que l’étau va se refermer et il n’attend pas pour prendre le large : le 19 septembre, il est en Suisse.

Neuf jours avant la rafle, Stein tire donc la sonnette d’alarme et Voge fait de même. Toute la communauté juive est-elle mise au courant ? Et si oui, pourquoi ne s’enfuient-ils pas ? Comme pour les Jacobsohn, quelqu’un leur a-t-il tendu la main ? Dans d’autres villes -à Limoges par exemple- le préfet signale le 22 août que certains Juifs étrangers ont trouvé refuge chez des coreligionnaires français[6].

Ont-ils refusé l’aide ? Ont-ils cru jusqu’au dernier moment qu’ils en réchapperaient ?

Faute de témoignages, il est impossible de répondre à ces questions. Notons toutefois que les deux fugitifs qui échappent à la rafle -Londner et Mosbach- sont des hommes. Ils ont une quarantaine d’années et il leur est sûrement plus facile de prendre la fuite qu’une famille avec enfants. Le couple Sanger, comme les Koppel ont des membres à leur charge : les Sanger vivent avec Sali Maier (1874-1955), 68 ans et les Koppel sont avec leur fille, le grand-père, Ferdinand Oppenheim (1870-1943), 72 ans, la tante Weiler et ses fils.

Et puis pour aller où ? Fuir encore une fois ? Comment trouver un nouveau point de chute ? Comment trouver un réseau pour passer en Suisse ? Et avec quel argent ? Ils restent.

À suivre…


[1] Klarsfeld Serge. Le calendrier des persécutions des Juifs de France, juillet 1940-août 1942. Paris : Fayard, 2001, 999 p, p. 808. Voir les « Recommandations relatives au transfert en zone occupée de certaines catégories d’Israélites »

[2] https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1995_num_48_1_1830 Dès 1933, Elie Gounelle directeur de la Revue le christianisme social, dénonçait « des mesures antidémocratique, raciste et totalitaire prises en Allemagne depuis l’accès au pouvoir des nazis. »

[3] « Le christianisme social de la guerre aux années 1960. Interview de Maurice Voge », revue Itineris, 1983, pp. 107-116, p. 110.

[4] http://lablondine.com/. Gilles Jabukowicz fait erreur lorsqu’il signale le pasteur Sabatier, celui-ci étant arrivé à Mâcon plus tardivement.

[5] https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah1-1999-2-page-195.htm

[6] Klarsfeld Serge. Le calendrier des persécutions des Juifs…, p. 815.