Arrêter des enfants 

Avant d’en venir à cette journée du 26 août, parlons encore de chiffes.  Avec les exemptions dont bénéficient certains lors de la première commission de criblage, force est de constater que le compte n’y est pas. Quelle stratégie adopter pour envoyer au moins 45 Juifs étrangers au centre de Vénissieux alors qu’on en espérait 108 ?

Premièrement, on va sélectionner de nouveau ceux qui avaient été tout d’abord éliminés. Il s’agissait de parents ayant des enfants de moins de dix-huit ans. C’est ainsi que les noms de David Rosenbaum et de la famille Szulman avaient été rayés. Concernant ces derniers, leur fille Esther a fêté ses deux ans le 22 mai. Le nom de la petite Rose Kaufmann (16 ans) avait été également biffé. Il est finalement rajouté à celui de ses parents qui vivent à Ligny-en-Brionnais.

Alfred Kaufmann vivait à Cannstadt (quartier de Stuttgart) et exerçait la profession de marchand de bestiaux. Avec son épouse (Caroline née Bonem) et leur fille Rose, ils étaient domiciliés au 28 de la Hallstraße. En 1939, ils doivent désormais résider dans une « Judenhaus ». Ils partent pour Differdange (Luxembourg) où réside de la famille. Ils espèrent émigrer aux États-Unis mais c’est en France qu’ils viennent se réfugier. Arrêtés sur la ligne le 20 juillet 1942, ils sont astreints à résidence à Ligny-en-Brionnais.

©Staatsarchiv Ludwigsburg, privat, Anke Redies http://www.stolpersteine-cannstatt.de/biografien/familie-alfred-kaufmann-von-der-neckarvorstadt-nach-auschwitz

Deuxièmement, procédé plus expéditif, on ne va plus courir la campagne pour « ramasser » (terme consacré) un Juif par ci, par là. Le temps presse. On va aller cueillir des familles à Mâcon, avec leurs enfants car pour faire du chiffre, y’a pas mieux. En effet, entre le 5 et le 18 août, le nombre des exemptions est passé de 11 à 6 et les instructions de Bousquet sont formelles. Dès lors, les enfants, accompagnés ou non, âgés de deux à dix-huit seront déportables au même titre que leurs parents.

21 août 1942 : « Faculté de laisser enfants moins de dix-huit ans en zone libre supprimée. »

Sont rajoutés alors les noms de :

Anna Sanger à celui de son mari Joseph. Ce sont des Sarrois ayant opté pour la France, entrés en France en mars 1936. Ils sont domiciliés 9 bis rue des Chantiers à Mâcon depuis le 16 août 1940 et Joseph est malade. Peu importe. On l’embarque.

Tauba Monznik et de son fils Silvain à celui d’Eiber. Ils vivent au 7 de la rue Ferret à Mâcon. L’enfant est né en octobre 1932 à Luxembourg.

La famille Koppel, Bernard, Paula et Margot. Ils vivent au 11 rue Lamartine avec le grand-père Ferdinand et la tante Flore Weiler et ses fils. Juifs allemands originaires de Sarrelouis, ils sont arrivés en France en février 1939. Margot est née en mai 1931.

Le couple Jacobsohn est domicilié au 5 rue Sirène puis au 2 rue Bigornet. Originaire de Breslau, Otto tenait une librairie ancienne avec son épouse. Leurs filles Lilo et Anja sont nées respectivement en 1921 et 1930. Face aux persécutions en Allemagne, le couple avait décidé de mettre à l’abri la cadette Anja en Suède tandis que l’aînée est envoyée en Hollande. Otto et son épouse Herna fuient à Bruxelles, où les réfugiés allemands vont être déportés vers la France au camp de Saint-Cyprien. De là il sera envoyé au camp de Gurs. Son épouse se débrouille pour rejoindre la France. Après avoir passé la ligne, elle arrive à Mâcon en mai 1941. Elle écrit ainsi à sa cadette :

Mâcon – Zone libre – France, le 17 mai 1941.

Ma petite chérie !

Je n’ai pas reçu de tes nouvelles depuis janvier. Je suppose que beaucoup de lettres se sont perdues depuis que j’ai déménagé. J’habite maintenant dans le même pays que Papa, mais je n’ai pas encore pu le rencontrer. 

Après mult démarches, elle réussit à faire sortir son mari de Gurs. Ils purent ainsi vivre ensemble quelques mois à Mâcon avant d’être raflés le 26 août[1]. Leurs deux filles survivront.

Pour la préfecture, mission accomplie. La liste finale comporte quarante-cinq noms. On a bouché les trous avec des familles et, soulignons-le bien, avec des enfants[2]. Le « ramassage » ou la « cueillette » des Juifs (termes consacrés) peut commencer.

Mémoires et Souvenirs

La baronne Von Guppemberg

Kaete Hildegard (Hilla) Fleischer est née le 15 novembre 1906 à Reichenbach. Elle a rédigé ses mémoires : « My Life as Mme Ducaret » où elle relate notamment sa fuite d’Allemagne, son passage en France, son arrestation sur la ligne et la rafle du 26 août alors qu’elle est assignée à résidence à Tramayes.

Elle s’est mariée avec le baron von Guppemberg et de ce mariage sont nés deux enfants, catholiques comme leur père. Pendant la guerre Hilla fuit l’Allemagne avec l’espoir de gagner les États-Unis. Grâce à une « organisation », elle passera avec un guide par la Belgique, Paris, Dijon avant d’arriver jusqu’à la ligne de démarcation où il est fort probable que ce soit André Jarrot[3] qui l’ait prise en charge. Elle réussit à passer la ligne cachée dans le coffre d’une voiture et arrive à Sennecey-le-Grand. Alors qu’elle prend le bus pour Lyon, elle est contrôlée avec ses faux-papiers reçus à Chalon-sur-Saône. Après interrogatoire, le commissariat l’assigne à résidence à Mâcon, hôtel de l’Europe puis à Tramayes. Hilla Von Guppemberg se rend alors à Lyon, rencontre l’abbé Glasberg ainsi que le préfet de Mâcon pour préparer son départ aux États-Unis. La baronne n’est quand même pas n’importe qui. Elle a la chance d’avoir une lettre de recommandation d’André François Poncet (1887-1978), ancien ambassadeur à Berlin de 1931 à 1938.

Mais, afin de pouvoir les déporter, pas de chance. Les Juifs étrangers n’ont plus le droit de quitter le territoire et c’est ainsi que, écrit-elle, « Le 25 août 1942 à minuit la police frappa à ma porte et me demanda de faire mes bagages afin d’être emmenée à Vénissieux près de Lyon.

Un autre Juif a également été arrêté[4]. D’abord, nous avons été emmenés au Schubert [Joubert], caserne à Mâcon. Nous étions parmi les premiers arrivants. » Selon Hilla, une centaine de personnes étaient gardées dans la caserne puis emmenées au camp de Vénissieux, sous bonne garde et en bus. 

Que leur a-t-on dit à la caserne Joubert au sujet de leur arrestation ? Les mêmes calembredaines que dans toutes les préfectures : il y a lieu de leur signaler, selon la note de l’intendance de police n° 4396, « qu’ils seront dirigés vers l’Europe Centrale, spécialement en Galicie, où les autorités allemandes envisagent de constituer une grande colonie juive »… Ils auront même la possibilité « de se faire envoyer, par la suite, les objets mobiliers qu’ils auront laissés en France. »

La colonie juive s’appelle Auschwitz.

Gilles Jakubowicz

Autre témoignage, celui de Gilles Jakubowicz. C’était un enfant en 1942[5]. Avec sa famille, ils étaient venus de Paris à Mâcon où ils résidaient rue Philibert de La Guiche. En cette fin août 1942, il assiste du haut de ses huit ans, au départ de ses coreligionaires, dont son copain Silvain Monznik.

« Mes parents n’osent plus quitter l’appartement. Je sors seul aux nouvelles. A la caserne Joubert, je  suis abordé par un homme me suppliant de dire à mon père de lui rendre d’urgence visite. Je le connais bien, lui et son garçon de mon âge, compagnon de jeux. Volontairement je ne transmets pas le message à mon père, de peur qu’il ne soit pris dans les mailles d’un filet. Le lendemain, on m’envoie encore aux nouvelles. Je n’entre pas dans la caserne Joubert, devant laquelle stationne un car gardé par des gendarmes français. Les juifs sont dans le car avec des valises. Un jeune homme en descend, il dit aux gendarmes avoir oublié une paire de chaussures. Je suis persuadé qu’il ne reviendra pas. Mais le voilà de nouveau, stupidement de retour, avec ses chaussures à la main, montant dans le car pour l’abattoir[6].

Quitter son chez soi pour une destination inconnue

Les Juifs raflés ont le droit d’emporter : 1 ou 2 couvertures, linge de corps, chaussures, savon, serviettes, objets de toilettes, assiette ou gamelle, cuillère, fourchette (pas de couteau), vivres de réserve, tickets d’alimentation, soit pour chacun, jusqu’à 50 ou 60 kilos de bagages. Réveillés en pleine nuit, ils font sûrement leurs paquets à la hâte. Choisir l’essentiel dans toute une vie, si tant est qu’il leur reste déjà quelque chose après avoir quitté la Pologne, vécu en l’Allemagne, s’être enfui en Belgique et avoir choisi de rejoindre la France, pays des Droits de l’homme…

Que privilégier ? Les vêtements, la nourriture ? Les souvenirs à emporter, quelques photos ? Trier à la va-vite les vêtements. L’enfant qui pleure dans les bras de sa mère. Tirer la porte et ne pas emmener ses clefs.  Dans cette nuit du 25 au 26 août 1942, c’est pour certains, quitter le dernier chez soi.

L’Administration a tout prévu, dans les moindres détails. Policiers ou gendarmes posent les scellés sur la porte. Les effets des Juifs sont rassemblés et placés sous la responsabilité du commissaire de police ou du chef de brigade. Les biens peuvent également être confiés à un voisin. Mais leur donne-t-on la possibilité en pleine nuit d’aller réveiller « un voisin » ou un ami ? Ont-ils le temps, si c’est le cas, de donner leurs dernières instructions ou sont-ils poussés manu militari dans le car, direction la caserne Joubert ?  Gilles Jabukowicz, du haut de ses huit ans, comprend bien le drame qui se joue ensuite à la caserne. Lorsqu’une connaissance de son père l’interpelle pour que celui-ci vienne sûrement recueillir ses dernières instructions ou lui demander de l’aide, l’enfant a peur. Il a peur pour lui, pour les siens. Il ne transmettra pas le message. 

Dans les mesures conservatoires concernant les logements, il est noté qu’ils ne pourront être loués qu’à l’expiration d’une durée de dix jours. Sont prioritaires pour louer ces appartements vidés de leurs occupants les fonctionnaires de police[7]. Le vide est fait. On peut prendre possession des lieux. Exit les Juifs. On sait qu’ils ne reviendront pas de « Galicie ».

Certains descendants arriveront à récupérer les souvenirs de leur famille. C’est le cas des filles Jacobsohn, dont les parents ont péri à Auschwitz. Et c’est grâce au pasteur Maurice Voge de Mâcon dont nous allons parler dans le prochain article. Maurice Voge, un Juste qui n’a jamais eu de médaille.

À suivre…


[1] https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah1-1999-2-page-195.htm

[2] Dans d’autres départements, les enfants ne figuraient pas sur les listes. C’est le cas de la Savoie où, à Aiguebelette, Anna Rechtszajd (le couple et ses deux enfants avaient vécu à Laives (71) avant de partir pour Lyon puis Aiguebelette) aura confirmation par les gendarmes que ses deux enfants ne figurent pas sur la liste. Elle les confie à la propriétaire de l’hôtel et ils seront ainsi sauvés.

[3] André Jarrot (1909-2000), Compagnon de la Libération. https://www.ordredelaliberation.fr/fr/compagnons/andre-jarrot

[4] Il s’agit du couple Burakowski. Ils sont également assignés à résidence à Tramayes.

[5] Gilles est né le 24 juin 1934 à Paris.

[6] http://lablondine.com/ La famille Jabucowicz partira en août 1942 se cacher en Bresse. Ils reviendront à Mâcon à la Libération et le père ouvrira un premier magasin « Au bon prix » puis un deuxième, place aux Herbes.

[7] Klarsfeld Serge. Le calendrier des persécutions des Juifs de France, juillet 1940-août 1942. Paris : Fayard, 2001, 999 p, p. 808. Voir « Mesures conservatoires concernant les logements. »