Les Turner : Pologne, Bruxelles, Chagny, Mâcon, Gurs, Rivesaltes…
Chaja (Hélène) Turner (épouse Lentschener) a raconté l’histoire de sa famille dans un ouvrage intitulé « Entre les gouttes. De la Pologne à la France : une vie.«
Chaja est née en Pologne où son père Efraïm exerce la profession de bijoutier ; sa mère est modiste[1]. La crise des années 1920 et l’antisémitisme poussent la famille à partir pour la Belgique où ils rejoignent la famille paternelle. Efraïm travaillera avec sa femme comme fourreur. Une petite sœur, Régine, naît en 1926. Handicapée, elle sera placée en maison spécialisée et elle survivra à la guerre.
En 1938, les Turner savent ce qui s’est passé en Allemagne grâce à des voisins venus vivre dans leur immeuble : la Nuit de Cristal, Dachau, les persécutions des Juifs. Ils se déclarent comme « Juifs », ferment leur magasin de fourrure. Leurs biens sont saisis. Et tout s’enchaîne : en juillet 1942, la famille est convoquée à la caserne Dossin à Malines, un camp de rassemblement pour les Juifs. De début août 1942 à 1944, 28 trains -soit 25 257 Juifs- partiront à destination d’Auschwitz.
Efraïm Turner, le carton bleu de la convocation entre les mains, décide alors de fuir vers la Suisse. À Anvers, il ne lui reste pas de famille autre que son épouse et sa fille puisque ses frères ont été arrêtés. Il trouve un réseau de passeurs « digne de confiance » qui leur fournit de mauvais faux-papiers.
Selon les historiens Ahlrich Meyer et Insa Meinen, pour le passage de Mouscron en Belgique jusqu’à Lyon, il fallait compter en juillet 1942 40 000 FB pour une famille de quatre personnes ou 15 000 FB pour une seule personne. Quant aux faux documents d’identité, ils coûtaient pendant l’été 1942 entre 500 et 2 500 FB[2]. « Le revenu mensuel moyen en Belgique [s’élevant] à cette époque à 1 750 FB[3] », il va de soi que le recours à une filière de passage et l’obtention de faux-papiers ne peuvent concerner qu’une frange aisée de la population.
Nous sommes en juillet 1942. La famille Turner cache des biens chez des fourreurs non juifs et n’emportent que leur argent et des bijoux. La première halte dure trois semaines vers Mouscron puis ils continuent leur périple jusqu’à Dijon avec l’aide de ce réseau de passeurs[4]. Ils passent quatre nuits à dormir « chez une dame » qui abrite d’autres Juifs puis ils arrivent à Chagny avec une dizaine d’autres coreligionnaires. Et c’est là que les passeurs -sûrement payés pour les convoyer jusqu’à Lyon ou la Suisse-les abandonnent avec leurs mauvais faux-papiers. Chacun tente de continuer sa route. Les Turner décident de prendre un taxi. « On s’apprêtait à monter dans le taxi afin de nous rendre à la gare de Chagny lorsque deux gendarmes mirent fin à nos projets. Etaient-ce les passeurs ou était-ce la tenancière du bureau de tabac qui nous avaient dénoncés ? Je ne l’ai jamais su. (…) C’était la fin de notre rêve. Le début de notre enfer[5]. »
Les Turner vont rester trois semaines à la caserne Joubert. En juillet 1942, les conditions de vie y sont abominables.


« Aujourd’hui, à l’emplacement de la caserne Joubert détruite, se dressent la Bibliothèque municipale et les Archives départementales, dans leur paisible modernité. En ce lieu qui abrite la « mémoire du monde », aucune trace de la misère, des hontes et de l’humiliation de la France de 1942. » Gilles Jakubowicz
Alors que leurs noms figurent sur la liste établie par la préfecture des Juifs déportables, la famille est envoyée au camp de Gurs. À dix-sept ans, écrit Chaja, on ne pense pas à la mort mais le 26 août 1942, la famille est transférée au camp de Rivesaltes. Au camp, l’OSE (Oeuvre de secours aux enfants) travaille d’arrache-pied pour sauver les enfants. Pour ce faire, une seule issue. Accepter d’abandonner sa fille en la confiant à l’OSE[6]. Efraïm et son épouse partiront pour « une destination inconnue » tandis que Chaja sera sortie du camp et placée dans une maison de l’OSE.

Chaja s’engagera ensuite dans la résistance juive, la M.O.I. puis chez les F.T.P. Elle s’appelera désormais Hélène Texier.
AJPN.org. Coll. Privée. crédit photo : D.R.
En août 1944 elle verra brûler l’église d’Oradour-sur-Glane. Puis, comme beaucoup d’autres, elle attendra ses parents. En vain.
Parfois, votre vie tient à un fil. Si les Turner n’avaient pas été envoyés à Gurs mais à Vénissieux, Chaja serait peut-être -elle-aussi- partie pour une « destination inconnue. » Hélène et Denise Buch n’auront pas la chance de Chaja. La famille Buch, des Juifs polonais, était en France depuis 1937. Leur dernière adresse était le 44 rue de Chativesle à Reims. Le père était tailleur. Après avoir passé la ligne avec leurs parents, Hélène et Denise sont assignées avec leur mère en résidence à Chauffailles. Leur père Alter sera envoyé au GTE de Ruffieux et déporté. Avec leur mère, elles partent pour le camp de Rivesaltes. Denise a 13 ans, Hélène 15. Peut-être ont-elles croisé dans le camp Chaja Turner.
Denise, Hélène et leur mère seront déportées de Rivesaltes à Auschwitz le 11 septembre 1942. Aucune ne survivra.
À suivre…
[1] Lentschener Hélène avec la collaboration de Jessica Cymerman. Entre les gouttes. De la Pologne à la France : une vie. Les Éditions du Net, 2015, 93 pages.
[2] Ahlrich Meyer et Insa Meinen, « La Belgiqe, pays de transit. Juifs fugitifs en Europe occidentale au temps des déportations de 1942 ». CHTP-BEG n° 20, 2008, pp. 145-194, p. 169.
[3] Idem., p. 175.
[4] Selon la préfecture, les Turner seraient arrivés en France le 13 août 1942.
[5] Lentschener Hélène avec la collaboration de Jessica Cymerman. Entre les gouttes..., op.cit.,
[6] Normalement, seuls les enfants de moins de seize ans pouvaient être confiés à une œuvre. Chaja a quand même pu être prise en charge par l’OSE. Elle sera transférée à la baraque des enfants en attendant de pouvoir sortir du camp.