Le fichage des Juifs
Traquer le Juif, le débusquer : voilà ce à quoi s’emploie le gouvernement de Vichy depuis 1941 par l’intermédiaire des préfectures[1]. Si la loi du 2 juin 1941 oblige tout d’abord les Juifs à se déclarer[2], l’amiral de la flotte, ministre secrétaire d’État à l’intérieur, est pressé d’avoir des données et de pouvoir les vérifier ultérieurement en les comparant avec les déclarations. Pour le 14 juin, il somme la préfecture à Mâcon de lui fournir des premières indications. Conséquemment, chaque maire de la zone libre est chargé de recenser « dans le plus grand secret » ses Juifs. S’il a des doutes sur la confession d’untel, peu importe : il peut aussi noter la présence de celles et ceux qu’il « suppose être Juifs ».
Mais comment reconnaître un Juif secrètement ? Vaste responsabilité pour les maires qui utilisent du reste davantage en 1941 le terme de « réfugié » que celui de Juif dans leurs réponses au préfet. Ainsi, le maire d’Azé liste la famille Weiler-Ury « réfugiés, seraient, paraît-il Israélites, sous toutes réserves ». Pareillement, le maire de Saint-Bonnet-de-Joux signale qu’il a des Juifs mais ce sont des « Juifs réfugiés ». Après la débâcle qui a mis des millions de personnes sur les routes, la France de certaines campagnes ne fait pas la différence. Juif, pas Juif, les personnes en déroute sont accueillies.
A contrario, à Curtil-sous-Burnand vit « une personne douteuse », Hélène Feldmann, signale le maire. Pour le maire de Leynes, c’est le nom qui sonne bien juif : Levy. Ainsi se permet-il de signaler à toutes fins utiles Blanche et Georgette Levy, expulsées de Faulquemont. Que se passe-t-il à Cluny ? Le maire J. Gueritaine, déclare les cafetiers Laroche comme « Juifs », réparant -fort heureusement pour eux- son erreur ultérieurement.
Entre les indécis, il y a les extrêmes. Ceux qui vont sentir le danger de lister les Israélites et ceux qui font du zèle.
C’est ainsi que le maire de Mazille n’hésite pas à répondre au préfet au sujet de Max Steiner : « J’ai l’honneur de vous faire connaître que monsieur Steiner a été engagé volontaire pour la durée de la guerre. Il possède son certificat de bonne conduite et a été démobilisé le 15 février 1941. Né le 3 août 1907 à Brody en Pologne, il est de descendance juive, mais de religion catholique (converti). » Cette appréciation courageuse n’évitera cependant pas la déportation de Max Steiner en 1943[3].
A contrario, le maire de Vauban inscrit l’épouse de Guedj et leur enfant signalant que celle-ci est Française, non juive et que le garçon ne présente « aucun caractère juif ». Il signale néanmoins que Guedj est un « individu [qui] ne fait aucune propagande et ne professe aucune activité qui puisse donner lieu à remarque[4]. »
En matière de délation, on atteint des summums à Taizé. Le maire Poncet n’hésite pas à dénoncer Roger Schutz (futur Frère Roger de la communauté)[5] : « Il a continuellement des étrangers chez lui, ce qui inquiète même les habitants de ma commune. Je ne connais pas leurs nationalités, ce sont tous des étrangers de 18 à 25 ans. Je vous serais obligé Monsieur le préfet de vous renseigner sur leurs nationalités, et de faire cesser ces étrangers dans ma commune[6]. »
Les Juifs ayant rempli leur déclaration selon la loi du 2 juin 1941, commence alors à la Préfecture l’établissement de fiches : des fiches blanches, des vertes et des couleurs variées. Elles sont de petit ou de grand format. Pour chaque Juif, écrit le 29 juillet 1941 Pucheu -secrétaire d’État à l’Intérieur- quel que soit son âge, il doit être établi au minimum 4 fiches, 3 de petit format et 1 de grand format. En outre, pour les femmes mariées, veuves ou divorcées, il est nécessaire de produire une cinquième fiche. Enfin, pour tous les Juifs exerçant une profession, une sixième fiche est renseignée. Une fois les fiches remplies, la préfecture les transmettra à la direction générale de la police nationale, fichier central, Hôtel de Russie.
1942 : l’année de tous les dangers
Nouvelle étape au début de l’année 1942 : on demande aux « Israélites entrés en France depuis le 1er janvier 1936 », de renseigner un nouveau formulaire en triple exemplaire. Seront récompensés ceux qui souscriront à la demande : soit ils seront envoyés dans une compagnie de Travailleurs Étrangers, soit on leur désignera une ville ou un village où ils seront en résidence forcée.

Puis, on ne compte pas moins de quatre demandes de renseignements adressées en 1942 au préfet de Saône-et-Loire.
Dès mars 1942, le chef de la police des questions juives, délégué pour la région de Lyon, exige du préfet pour le 18 courant une liste des Juifs français et étrangers. La demande émane, écrit-il, de la direction générale de la police nationale.
Au 13 mars, mission accomplie : 470 Juifs français et 148 Juifs étrangers résident officiellement en Saône-et-Loire signale le préfet Hontebeyrie.
Pour mai, la préfecture demande cette fois-ci aux communes de recenser les Juifs étrangers de sexe masculin, quelle que soit leur date d’entrée en France. La préfecture envoie le 30 mai 1942 les statistiques au ministère de l’Intérieur. Il y aurait ainsi par exemple à Mâcon 26 Juifs âgés de 18 à 45 ans et 16 qui ont de 45 à 65 ans. Les statistiques sont ensuite affinées : on connaît leur âge mais également leur nationalité[7].
Trois mois plus tard, deux nouvelles demandes arrivent à la préfecture. Il lui faut renvoyer au service national des statistiques pour le 5 août un état numérique par nationalité des Juifs de la zone libre et pour le 15 août un état nominatif. Darpheuille, le secrétaire général de la préfecture chargé de la tâche, stipule bien aux mairies que la nationalité doit être « exactement renseignée ». En effet, Vichy prépare la rafle du 26 août et a décidé de vider la France des Juifs indésirables, les Allemands, Autrichiens, Tchécoslovaques, Polonais, Estoniens, Lithuaniens, Lettons, Sarrois, Dantzigois, Soviétiques et réfugiés russes en les livrant à l’occupant.
La préfecture annonce alors la présence officielle, en zone libre, de 530 Juifs français et de 392 Juifs étrangers.
Le 10 août, le travail est accompli pour l’état numérique.

Les chiffres, par rapport à ceux du début de l’année, sont en nette augmentation : ils ont passé la ligne notamment après la rafle du Vel d’Hiv, mais on dénombre également beaucoup de Juifs de Belgique fuyant également les mesures de répression organisées dans leur pays.
À Mâcon, selon ce recensement d’août 1942, on a alors 75 Juifs étrangers essentiellement des Polonais (34) et des Allemands (30) dont 23 arrivés après 1936. On trouve sur cette liste des Juifs étrangers entrés après 1936[8] et qui ne figureront pas sur la « liste de Vénissieux », laquelle servira pour la rafle des Juifs étrangers du 26 août. Est-ce à dire que les recensements présentent des anomalies ? Nenni ma foi.
Nous le verrons : si certains Juifs étrangers échappent à la rafle du 26 août, on les garde à l’œil et on viendra les « ramasser[9] » plus tard. C’est ainsi qu’en mai 1944, Benjamin Lyon, Max Bonem, Flore Weiler, Louis Aron et la jeune Margot Koppel, miraculée de la rafle du 26 août, sont à leur tour déportés, sans retour.
Par rapport à 1941, quelles sont les réactions des maires et des Juifs concernés au sujet de ce nouveau recensement ?
Le maire de Mervans tente de protéger Jules Wollenberger employé chez Koulechow-Bretin à la carbonisation du bois. Allemand, Wollenberger est entré en France en septembre 1937. Il réside au village depuis le 15 juin 1940 et il est rattaché au 552e GTE de Pontanevaux. Wollenberger, écrit le maire, « est très consciencieux, digne à tous points de vue et il est très bien considéré de son patron qui ne demande qu’à le conserver. » Je désire, conclue-t-il « que ce sujet conserve sa place[10]. » À dix-huit ans, Wollenberger sera déporté depuis Ruffieux par le convoi 24 le 26 août 1942[11].
En août 1942, le maire de Mazille prendra cette fois-ci sa plume en faveur de Lazare Poretski. D’autres maires sentent aussi que la tension est montée d’un cran à l’été 1942. Les Juifs aussi.
Les maires sont nombreux à reporter toutes les appréciations portées à leur connaissance par les Juifs de leur commune. Cela peut leur sauver la vie. Paul Wahl à Hurigny est décoré de la légion d’Honneur, à Damerey les Levy ont des problèmes de santé, à Tournus Jean Oger a une mère catholique[12], les Mossé à Milly-Lamartine vivent en France depuis le 14e siècle, etc. Seul le maire de Louhans stipule que les Simon (Leib et son fils Gérard, 9 ans) sont venus « sans autorisation de Paris » se rajouter dans son village à la population juive en résidence forcée déjà nombreuse.
Face au recensement, les Juifs arrivant de la zone occupée développent des stratégies. Certes, ils vivent dans la légalité et se font inscrire à la mairie car sans cette formalité, (hormis ceux qui ont de faux papiers), point de carte d’alimentation. Mais ils tentent de ruser : Karl Cohn à Saint-Martin-de-Belle-Roche, réfugié allemand, se déclare « non Juif ». Après avoir vécu à Hamburg, Anvers, cet inventeur arrive en France avec sa famille puis il est interné au camp de Saint-Cyprien. Avec sa famille, il vit tout d’abord à Mâcon puis trouve refuge à Saint-Martin-de-Belle-Roche. Il se procurera ensuite de faux papiers au nom de Moulin[13]. À Saint-Germain-du-Plain, les Rosthein (Raymond, son épouse et Salomon Rosthein) se déclarent « non-Juifs », malgré la mention portée sur la carte d’identité du mari. Cela ne passe pas auprès d’un maire vigilant qui signale le fait au préfet. Même chose pour la famille Stock. Fidèle, le père, reconnaît avoir maquillé sa carte d’identité afin d’effacer la mention « juif ».
Après la rafle du Vel d’Hiv où l’on a vu les enfants, les femmes, les malades partir pour Drancy, on se cache, on falsifie ses papiers ou on en cherche des faux. On a peur alors qu’en 1941, Vitali Apstein, juif né à Kiev en 1912, narguait ainsi le préfet en établissant sa déclaration : « Conformément à la loi, je suis au regret de porter à votre connaissance que je suis Juif ». Il exigeait même que le préfet accuse de la réception de sa déclaration !
Les recensements après la rafle du 26 août
Les recensements, les rafles en Saône-et-Loire ne s’arrêteront pas à la date du 26 août 1942.
En octobre 1942, le 1er bureau de la préfecture gérant les « Israélites » remet le couvert. Comparant sans discontinuer les recensements envoyés par les communes, Darpheuille s’interroge sur chaque Juif ayant disparu de la circulation. Et pour chaque Juif manquant à l’appel, il faut une explication. C’est ainsi qu’en octobre les maires doivent expliquer au préfet où sont passés « leurs Juifs », envolés dans la nature.

Puis, en décembre 1942, une nouvelle demande de recensement arrive dans les communes. Ces listes serviront premièrement à vérifier que chaque Juif français ou étranger a bien fait apposer le tampon « Juif » sur ses papiers d’identité et ses cartes d’alimentation (loi du 11 décembre 1942). En zone sud, ils sont 573 Juifs français et 208 Juifs étrangers à se conformer à la loi.

Papiers d’identité de Zelman Gandwerg (1909-1944, Auschwitz).
Les Juifs étrangers (392 en août 1942) sont donc nombreux à avoir quitté le département pour aller plus au Sud, préférant les villes (Lyon, Nice, etc.) à la campagne. Force est de constater qu’ils n’y seront pas plus en sécurité. Nous en reparlerons. Deuxièmement, ces listes, renseignées par nationalité, par profession, par âge permettront de trouver de la main-d’œuvre à bon marché : il s’agit par exemple d’utiliser en 1943 pour l’organisation TODT tous les étrangers ayant perdu la protection de leur pays d’origine et âgés 18 à 55 ans.
Pour en finir avec les recensements, signalons que le dernier, réclamé par le préfet régional de Lyon, date du 4 juillet 1944. Les archives de l’occupant rue Berthelot à Lyon ayant brûlé dans les bombardements du 26 mai, les autorités allemandes réclament des listes de Juifs de Saône-et-Loire. Jusqu’au boutistes, ils penseront encore pouvoir exterminer des Juifs en juillet et août 1944. C’est ce qui se passera à Mâcon en août 1944 lorsque Juifs et non Juifs paieront pour l’attaque du Bois-Clair.
À suivre…
[1] Au sujet du fichage des Juifs, voir : Poznanski René. Le fichage des juifs de France pendant la Seconde Guerre mondiale et l’affaire du fichier des juifs. In : La Gazette des archives, n°177-178, 1997. Transparence et secret. L’accès aux archives contemporaines. pp. 250-270.
[2] Tous les juifs français ou étrangers, quel que soit leur âge, sont astreints à effectuer, avant le 31 juillet courant, la déclaration prévue par la loi du 2 juin 1941. Ils doivent se présenter immédiatement dans les mairies pour obtenir l’imprimé réglementaire sur lequel sera établie ladite déclaration. Toutes les déclarations souscrites jusqu’à maintenant sont nulles et de nul effet. Il est rappelé que toute omission ou toute fausse déclaration exposent les contrevenants aux peines ci-après : emprisonnement d’un mois à un an et amende de 100 à 1000 francs. »
[3] AD Saône-et-Loire, 1 W 451. Courrier du maire de Mazille au préfet, 22 juin 1941.
[4] AD Saône-et-Loire, 1 W 451. Courrier du maire de Vauban au préfet, 13 juillet 1941.
[5] Au sujet de Frère Roger, voir l’article : Le général Huyghé de Mahenge (1871-1944) (1)
[6] AD Saône-et-Loire, 1 W 451. Courrier du maire de Taizé au préfet, non datée.
[7] 19 Allemands, 14 Polonais, 3 Luxembourgeois, 2 Russes, 1 Argentin, 1 Roumain, 1 Hollandais, 1 Lithuanien.
[8] Louis Aron (fév 36), Max Laemle et son épouse Henriette (oct. 40), Sally Maier qui vit chez les Sanger (mars 36), Ferdinand Oppenheim (père de Paula Koppel, fév. 39), Flore Weiler (mai 40), Szulim Nejman (mai 40), Max Bonem (avril 41), Joseph Bonem (fév 41), Sarah Bonem (avril 41), Benjamin Lyon (1937).
[9] C’est le terme employé régulièrement par les gendarmerie, la police, lorsqu’on rafle des Juifs.
[10] AD Saône-et-Loire, 1W 451. Courrier du maire de Mervans au préfet, 29 mai 1942.
[11] https://www.leo-bw.de/themenmodul/juedisches-leben-im-suedwesten/orte/wurttemberg/braunsbach Selon le site consacré aux Juifs de Braunsbach, trois membres de la famille Wollenberger ayant gagné la France vont périr à Auschwitz, dont la sœur de Julius, Selma (1921-1943). Nous ne savons pas ce qu’il advient de leur mère, Rosa, recensée à Mervans avec Julius.
[12] Charles Oger, officier démobilisé à Mâcon puis mis à la retraite car « Juif », déclarera que son fils n’est pas circoncis et qu’il s’apprêtait à le faire baptiser ans la religion catholique.
[13]Heiko Morisse. Ausgrenzung und Verfolgung der Hamburger jüdischen Juristen im Nationalsozialismus, vol. 1,. Wallstein Verlag, 2013, 208 p., p. 182.
Terrible, abject, ignoble cette diligence administrative ! Merci pour ce retour !
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Bonjour, Félicitations pour toutes ces précisions .Répertoire abominable… Une question cependant sur l’expression :juifs étrangers . Vichy n’avait-il pas produit très tôt une loi * (Quand?) + liste de citoyens « israélites » déchus de la nationalité française (en dépit de leurs naturalisations souvent anciennes) et devenant de ce fait soit des « étrangers » soit des apatrides . (Il va de soi que ces «étrangers », ,ainsi que leurs enfants (majeurs ou mineurs) ont alimenté -si j’ose dire- les propos des fervents pétainistes qui prétendent toujours que le maréchal a été le protecteur et même le sauveur des juifs français . Thèse du bouclier!) Je ne sais où retrouver la trace de cette loi . Merci d’avance. Sylvie Guimet >
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Bonjour Sylvie,
Un excellent livre à consulter sur le sujet, c’est celui de Claire ZALC sur les « dénaturalisés. Les retraits de nationalité sous Vichy ». Dans la présente recherche (la rafle du 26 août), ce sera un point non évoqué, faute de sources. Bien cordialement,
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