Krekler face à l’inspecteur Pohl
Pour Pohl[1], Krekler est « doué d’une mémoire étonnante au service d’une vaste intelligence. » L’inspecteur va l’interroger pendant quatre semaines, sentant qu’il a à faire à « un adversaire de taille » : « Je savais d’avance que toutes les ruses ordinaires de l’interrogatoire étaient vouées à un échec certain. Aussi me suis-je efforcé à pénétrer la vraie personnalité de mon interlocuteur par d’autres moyens. Si au bout de presque quatre semaines d’interrogatoires je n’ai pu acquérir la certitude que je me trouvais en face d’un maître espion, j’ai au moins pu acquérir celle que j’avais à faire un individu ayant eu et ayant peut-être encore des relations avec les services de contre-espionnage allemand. »
Pour Pohl, il est évident que beaucoup de déclarations faites par Krekler sont « difficilement contrôlables » et donc à prendre avec la plus grande prudence. Si son interlocuteur se prévaut d’avoir vécu en France comme « réfugié politique », comment a-t-il pu quitter l’Allemagne avec 30 000 francs alors que ses compatriotes ne pouvaient franchir la frontière qu’avec 10 Reichsmark ? Comment se fait-il que Krekler ait fui le nazisme et que sa famille restée en Allemagne n’ait pas été poursuivie[2] ? Comment a-t-il pu purger une peine en Allemagne puis rejoindre la capitale en décembre 1942 sans être autrement inquiété ? Comment expliquer la mansuétude des Allemands à son égard ? Pourquoi avoir choisi de revenir en zone occupée et non pas en zone libre ? Comment expliquer ses promotions au sein des services allemands entre Marseille et Lyon ?
Krekler cherche à sauver sa peau
Tout d’abord, point de quartier pour celles et ceux qui ont travaillé avec lui. Krekler donne autant de renseignements sur l’Abwehr de Marseille et de Lyon que sur son équipe de GA. « Le docteur » balance à Pohl mult indications pour retrouver les GA de Lyon. Ainsi, « Geronimi était une brute, une brute malhonnête » qui n’hésitait pas à battre ses propres collègues. Il aurait tué au moins douze personnes lors d’une opération à La Tour du Pin. Krekler se dit tellement outré de l’attitude de Geronimi qu’il aurait signalé ces faits à Schoebss (directeur départemental de l’O.P.A. à Lyon.) Mais Schoebss ne lui a jamais répondu.
Chrétien ? Il a été incarcéré à la prison Montluc par les Allemands pour avoir déserté la L.V.F.
Krekler souligne un détail intéressant : depuis, Chrétien a été libéré et il est entré en résistance chez les F.F.I.
Le sieur Routy était un « minus habens », Touati un sadique et Depres a tué « par mégarde » son collègue Jarlier. Krekler aurait livré Depres à la police française mais celui-ci s’en serait tiré en intégrant la ligue anti-bolchévique.
Cardinali ? C’était un voleur qui pillait les Juifs et qui s’est emparé un jour de fourrures. Krekler l’a transféré à la police allemande qui l’aurait relâché. « Le docteur » l’avoue auprès de Pohl : il avait des difficultés à tenir ses hommes…
Vrai ou faux ? Difficile de savoir si Krekler manipule l’inspecteur de police. Mais, quoi qu’il en soit, Pohl peut s’estimer satisfait de pouvoir compléter sa liste des GA lui permettant de poursuivre les arrestations. Il sait de plus, grâce à Krekler, qu’une cinquantaine d’hommes du GA sont encore à Lyon à la mi-septembre 1944.
Autre point en faveur de Krekler : il dit à Pohl que -ne tenant plus sa bande de tueurs- avoir voulu démissionner de son poste en juin 1944. Il se rend à Paris auprès du conseiller Meinke. Celui-ci aurait refusé sa démission et lui envoie en juillet, en renfort, un S.A. : Crohman (ou Grohman). Ce dernier n’aurait fait qu’inciter les GA à arrêter encore plus de personnes, dont de nombreux Juifs.
En toute équité, déclare Pohl, il faut reconnaître que le docteur Krekler a fait relâcher un grand nombre de réfractaires. C’est un fait contrôlable. Néanmoins, et Krekler l’avoue de lui-même : s’il a permis à un certain Galleron de Jouques de conserver sa main-d’œuvre, c’est aussi pour de l’argent[3]. Le chef d’entreprise le remerciait en lui donnant 10 000 francs par mois.
Des résistants témoignent en sa faveur
Et il se trouve même des résistants pour témoigner en faveur du chef des GA[4].
C’est le cas par exemple d’Antelme Sevoz[5], alias Rosier du réseau Gallia, lequel témoigne le 15 septembre 1944. Il a eu recours à Krekler pour soustraire une centaine de gars réfractaires au STO. Mais le témoin le plus important est un certain lieutenant F.F.I. du nom de Cheret[6]. Selon le lieutenant, un certain Brocca recueillait des renseignements auprès de Krekler et lui transmettait. Brocca est arrêté par les Allemands[7]. En sortant de Montluc vers le 8 août, ce dernier conseille à Chéret de prendre contact directement avec Krekler.
Selon la maîtresse de Krekler, son amant ne souhaitait pas repartir en Allemagne en août 1944. « Le docteur » héberge donc le lieutenant Cheret à son domicile, souhaitant avoir des garanties auprès des F.F.I., sûrement pour ne pas finir avec une balle dans la tête. Il craint également la même chose de la part des P.P.F. Krekler aurait fourni de nombreux renseignements à Cheret concernant les membres des GA[8].
Cheret confirme les faits auprès de l’inspecteur Pohl. Krekler lui a donné mult renseignements sur les GA afin que ces « malfaiteurs » soient arrêtés et -encore mieux- Krekler l’avise du départ vers le 20 août des membres de la Gestapo et du groupe P.P.F. Pour la résistance, c’est en effet un renseignement de tout premier ordre.
Cheret déclare : « J’ai moi-même fourni le numéro des voitures dont allaient se servir ces gens-là. J’ai immédiatement transmis tous ces renseignements à tous mes réseaux de renseignements et je crois savoir qu’ils ont été interceptés sur la route de Villefranche. »
Pour assurer la sécurité de Krekler afin que F.F.I. ou F.T.P. ne lui fassent la peau, Cheret couche même à son domicile, 89 rue de Créqui.
Lyon, 23 août 1944 : les P.P.F. prennent le large
On sait dans quelles conditions les départs des P.P.F. et consort s’effectuent de Lyon : « Le 23 août 1944, vers 15 heures, Francis André (…) donna l’ordre de former un convoi (composé de bus et de voitures), rue des Archers, à destination de Mâcon.
Ce même jour, des résistants et des Juifs sont abattus dans les caves de la Gestapo place Bellecour. Parmi eux, des jeunes arrêtés courant août à Mâcon[9].
Partis de suite, le premier convoi de P.P.F. est arrivé à Mâcon vers 21 heures[10]. » Ils font l’objet d’une attaque aérienne sur la route, faisant des victimes dans leurs rangs.
Puis c’est au tour de Francis André de quitter la capitale rhodanienne seulement dans la soirée avec une vingtaine de voitures et le camion Studebaker. Il devait faire le voyage jusqu’à Mâcon avec un convoi de la Gestapo qui n’arrive pas. Avec ses hommes, il arrive sain et sauf et passe la nuit en Bourgogne du Sud.
Gueule tordue connaît bien la ville puisque ses parents s’y sont installés de 1919 à 1932. Ils tenaient le « café-restaurant de Lyon » situé au 19 rue de Lyon tandis que leur fils suivait ses études secondaires au lycée Lamartine.

Le lendemain, les convois s’ébranlent en direction de Tournus pour rejoindre Dijon. Le 24 août, les P.P.F. logent à Dijon. Gueule tordue rejoint ensuite Doriot à Neustadt[11].
L’attaque aérienne du premier convoi a-t-elle eu lieu grâce aux renseignement fournis par Krekler ? Il est difficile de l’affirmer. Et que pouvait faire la résistance contre ces troupes, armées jusqu’au dents, qui remontaient et traversaient la Saône-et-Loire ? Le 24 août, vingt-cinq maquisards tentent par exemple une attaque à Cuisery contre un convoi allemand de 27 camions et quelques 600 hommes. La répression est terrible[12].
Pour terminer, Krekler donne encore à Pohl un argument de poids. Regardez, inspecteur. « En mon âme et conscience, je puis dire que je n’ai nui aux intérêts de la France. Par tous les moyens en mon pouvoir, j’ai cherché à atténuer les rigueurs du service que je dirigeais, tant à Marseille qu’à Lyon ». En bref, Krekler se dit presque plus blanc que neige et pour preuve : il n’a pas eu peur de la Justice et n’a pas quitté Lyon en août 1944.
Quelles ont été les conclusions de Pohl aux termes de son enquête ?
Tout au long de l’enquête, Krekler campera sur ses positions : il était, depuis son arrivée en France, un « réfugié politique » ». De son côté, si l’inspecteur n’a pas pu acquérir la certitude qu’il s’était trouvé en face d’un « maître-espion », il est persuadé que Krekler était un individu « ayant eu et ayant peut-être encore des relations avec les services de contre-espionnage allemand. » C’est peu dire…
À suivre…
[1] AD Rhône : 394 W2, cour martiale. Rapport de l’inspecteur de police de sûreté Pohl au commissaire de police de sûreté chargé de la section des affaires criminelles, 2 octobre 1944.
[2] Krekler aurait fait venir son épouse et ses enfants en 1938.
[3] Krekler est alors encore à Marseille comme directeur départemental de l’O.P.A.
[4] Krekler cite un commissaire Mauchon à Saint-Jean, Servoz, le cafetier Laroche, Lassalie, Brocca.
[5] Antelme Marius Hyacinthe Sevoz, né le 8 juin 1894 à Grenoble. Sevoz est commandeur dans l’ordre de la légion d’Honneur.
[6] AD Rhône : 394 W2, cour martiale. Audition de Cheret par l’inspecteur Pohl, 15 septembre 1944. Né le 7 février 1911 – Grenant-lès-Sombernon. Décédé à Dijon en 1994. Réseau Gallia. Voir Service historique de la Défense, Vincennes GR 16 P 126463 et GR 28 P 4 72 370.
[7] Eugène Brocca arrêté le 23 juin 1944 et libéré le 8 août 1944.
[8] AD Rhône : 394 W2, cour martiale. Audition de Ch. Laussucq par l’inspecteur Pohl, 30 septembre 1944.
[9] https://maitron.fr/spip.php?article201274
[10] Altar Sylvie, Le Mer Régis. Le spectre de la terreur. Ces Français auxiliaires de la Gestapo. Editions Tiresias Michel Reynaud, 2020, 431 p., p. 77.
[11] Idem., p. 78 et suivantes.
[12] https://www.lejsl.com/edition-bresse/2014/08/21/le-massacre-du-24-aout