14 février 1984 : inauguration de la rue Jacques Guéritaine
C’est une vraie question pour les municipalités. Eh oui, ce n’est pas toujours simple de faire un choix quant à celui -ou celle- qui sera honoré -e- pour la postérité. Regardez à Avignon : certains se battent pour faire débaptiser la rue Aimé Autrand, un sinistre collabo qui a envoyé des dizaines de Juifs en déportation[1]. En 2011, un scandale éclate à Lannion : d’anciens résistants s’offusquent du choix de la mairie, laquelle souhaite honorer Anatole de Carcaradec. Pour Thomas Hillion, 86 ans, ancien Franc-tireur et Partisan (et actuel président départemental de l’Anacr), (…) « Honorer Anatole de Carcaradec en 2011, c’est trahir la mémoire de la Résistance !», tempête l’homme, qui invite « plus qu’à un devoir de mémoire, à un devoir de vérité ![2]». À Védène, on a débaptisé la rue Georges Claude, un ancien collabo[3]. À Nantes, on s’interroge sur le bien-fondé de débaptiser la rue Alexis Carrel, membre sous l’Occupation du PPF de Jacques Doriot, parti pro-nazi[4]. Beaucoup de villes se débarrasseront de leurs rues Alexis Carrel : Paris, Strasbourg, Béziers, Montpellier, Belfort, Limoges, Sarcelles, Blois, La Roche-sur-Yon (…) Brest, Dunkerque, Nantes, Nîmes, Perpignan, Quimper, Saint-Brieuc, Tourcoing, Tours, Noisy-le-Sec, Taverny.
À Tours, on débaptisera l’avenue Charles Bedaux au profit d’une résistante déportée à Ravensbrück.
Des exemples comme ceux-là, on pourrait presque en faire un petit livre.
La rue Jacques Guéritaine
Jacques Guéritaine est né le 15 juillet 1874 à Prissé (Saône-et-Loire). Après avoir réussi son certificat d’études, il entre rapidement dans la vie active pour aider sa mère devenue veuve avec une famille à élever. En 1894, il est comptable mais il choisit de travailler ensuite au P.L.M., comme son père, ancien cheminot à Mâcon.
Le 21 février 1898, il épouse à Cluny Marie Siraud. Le couple aura deux enfants. En 1933, l’heure de la retraite a sonné pour le chef de gare de Montbéliard et c’est à Cluny que J. Guéritaine vient se reposer[5]. Entré au conseil municipal en 1934, il succède à Petijean au poste de maire en 1935 avec comme adjoints : Charles Dutrion, Charles Gobet et Maurice Millon. Les élus appartiennent à la liste républicaine démocratique.
Le 14 février 1984, la municipalité clunisoise dirigée alors par G. Galantucci, inaugure la rue B. Albrecht et celle de Jacques Guéritaine, en mémoire de l’ancien maire mort en déportation le 6 novembre 1944 à Bergen-Belsen.

En effet, Jacques Guéritaine avait été arrêté le 14 février 1944 en même temps que soixante-douze otages ou résistants à Cluny. Parmi eux, le garde-champêtre Jean Bonat et le secrétaire de mairie Joseph Michon. Que s’est-il donc passé à la mairie pour que trois membres de son personnel soient ainsi visés ?
Guéritaine, « sympathisant » de la résistance ?
Max Reboux, journaliste au Dauphiné libéré, écrit ainsi le 11 février 1984 que Jacques Guéritaine était un « sympathisant » de la résistance et qu’il laissait « la mairie pourvoir en fausses pièces d’identité les résistants et les réfractaires. Avec la complicité du secrétaire de mairie, Joseph Michon[6] et celle du garde-champêtre Jean Bonat[7], ces faux-papiers étaient établis la nuit dans la mairie de Cluny grâce à l’habileté d’Henri Gandrez qui imitait parfaitement la signature du premier magistrat. Ce dernier n’était d’ailleurs pas dupe mais il laissait faire…[8] » Galantucci dit sensiblement la même chose dans son discours du 14 février 1984 : le maire de Cluny a couvert de son autorité « cette activité parallèle de sa mairie » et le magistrat a mesuré « les risques encourus à ne pas se montrer docile face aux injonctions de Vichy[9]. »
Jacques Guéritaine a-t-il été réellement un « sympathisant » de la résistance ? A-t-il « laissé faire » et était-il réellement au courant des agissements de son personnel ?

Maréchal nous voilà. Devant toi, le sauveur de la France…
Le premier magistrat de la ville était un maréchaliste convaincu, c’est ce que notent en 1943 les renseignements généraux de Mâcon qui ont un œil sur tout. À Cluny, ils listent les sympathisants sur lesquels Vichy peut compter sans réserve : Lafayole de la Bruyère (membre militant de l’Action française), Ballorin (membre du P.P.F. depuis 1938), le milicien Giraud[10] (membre de la légion française des combattants).
Pour Guéritaine, ils signalent que le premier magistrat est membre de la légion française des combattants[11], dont une des missions est « d’assurer la collaboration des anciens combattants à l’œuvre des pouvoirs publics. » Les R.G. poursuivent : le maire est entièrement dévoué au maréchal, il approuve sans réserve la politique du gouvernement sur le plan intérieur et extérieur et c’est un partisan convaincu de la Révolution nationale.

En bref, J. Guéritaine ne semble pas s’être positionné du bon côté. Son conseil municipal souhaite même honorer Pétain lorsque celui-ci visite Mâcon. La ville de Cluny offrira au bon vieux maréchal de la dentelle de Cluny.

Mais bon, on peut être aussi vichysto-résistant, comme le rappellent souvent les historiens[12]. Et Guéritaine n’a peut-être pas pu faire autrement que d’offrir un cadeau au maréchal.

Annonce faite à Cluny en 1943 après l’assassinat du milicien Giraud.
Guéritaine, vichysto-résistant ?
Albert Browne Bartroli l’agent du S.O.E. du Clunisois -plus connu sous le nom de Tiburce- a rédigé ses mémoires. Sa famille a eu l’extrême amabilité de nous en confier une copie[13]. Le texte est préfacé en 2020 par Manuel Pérez Browne, petit fils d’Albert.
Quels souvenirs garde Tiburce de l’opération de février 1944 à Cluny ?
Tiburce est persuadé, comme beaucoup d’autres à Cluny, que Mattéo Carton[14], propriétaire du café du Nord a fourni une liste de Clunisois à arrêter dans le courant de l’hiver 44. Cette information, il la tient de Bazot, renseigné par ses sbires de la Gestapo : Doussot et Thévenot.
Nous avions consacré une série d’articles à ce sujet et nous n’y reviendrons pas. Rappelons toutefois que Mattéo n’est sûrement pas à l’origine de cette série d’arrestations et pour preuve, ses biens ne seront pas saisis à la Libération. Si Mattéo avait été reconnu coupable, son épouse n’aurait jamais pu récupérer son café (café du Nord) et ses meubles, biens qu’elle a vendus sans aucun problème avant de quitter Cluny[15].
Cela dit, Tiburce poursuit : Doussot et Thévenot auraient donc fait parvenir une liste où figuraient vingt-neuf personnes à arrêter : « Il y a dessus toute l’équipe à l’exception de Georges Malère ; il y a en plus le nom de gens qui n’ont rien à faire avec nous comme le maire, les hôteliers, des docteurs. »
Selon Tiburce, le maire n’a donc rien à voir avec la résistance.
Puis, poursuit Tiburce : « Nous avons averti tout le monde : Jean Renaud s’est chargé de donner la bonne nouvelle au maire qui a été très surpris.
- « Mais monsieur Renaud il doit y avoir une erreur ; je ne me suis jusqu’à présent jamais départi de la ligne de conduite tracée par le maréchal ».
- « Hélas. Monsieur le maire ; je dois vous avouer que vous avez signé plusieurs centaines de fausses cartes d’identité ; vous avez fait malgré tout votre devoir de français[16] ».
Si l’on en croit Tiburce, Jacques Guéritaine n’était donc pas au courant de ce qui se tramait nuit et jour dans sa mairie. Il n’aurait donc pas couvert les agissements de Michon, de Bonat et de Gandrez.
Les enquêtes de Ruet à la Libération
À la Libération, des enquêtes seront réalisées au sujet des déportés pour la délivrance de certificats (demande d’établissement d’un acte de décès ou de diminution).
C’est l’enquêteur A. Ruet qui est chargé de visiter les familles clunisoises et de rassembler les renseignements. Selon ces documents conservés aux archives municipales, Tiburce dit vrai : la très grande majorité des personnes arrêtées en février 1944 n’appartenaient pas à la résistance, fait confirmé par leurs proches auprès de l’enquêteur Ruet. La très grande majorité des familles de Clunisois arrêtés feront les mêmes réponses à l’enquêteur : ils ignorent les motifs de l’arrestation du membre de leur famille et ils notent qu’il ne faisait pas partie d’une « organisation de résistance ».
La troupe allemande a donc appréhendé -pour une grande partie- des otages lesquels partiront en déportation. Aucun ne sera interrogé à Lyon, ni par Barbie, ni par ses sbires.
Jacques Gueritaine n’a d’ailleurs pas été le seul maire de Saône-et-Loire à subir ce sort. Appréhender un élu est un procédé courant en cas de problème dans une commune avec les Allemands ou la milice. C’est ainsi que seront arrêtés : C. Gelin (maire de Montmelard), F. Debarbouille (maire de Le Villars), J. Sangoy (maire de Blanot), E. Ponthus (maire de Cruzille), L. le baron Thénard (maire de St-Ambreuil), J. Brelaud (maire délégué de St-Micaud), A. Bretin (ex-maire de St-Micaud), A. de Rambuteau (maire de Bois-Ste-Marie) et M. de La Guiche (maire de St-Bonnet-de-Joux). Certains seront libérés après quelques mois de captivité tandis que d’autres seront déportés. Jean Bertrand, conseiller municipal à Mary, sera fusillé comme otage par les autorités allemandes le 10 juin 1944.

Au sujet de son mari arrêté le 14 février 1944, l’épouse du maire note donc :
- Motif de l’arrestation : « aucun connu »
- Cause de l’arrestation : « parce qu’il était maire. »
- L’intéressé faisait-il partie d’une organisation de résistance ? Réponse : « Non ».
Les homologations dans le réseau Tiburce-Buckmaster
À la Libération, Marchand, liquidateur du réseau Tiburce-Buckmaster, datera l’entrée du maire de Cluny dans le réseau en janvier 1944 et il homologuera Jacques Guéritaine comme agent P2 à compter de février 1944. Marchand fera de même pour bien d’autres Clunisois déportés qui n’appartenaient pas au groupe Tiburce.
Cette homologation sera tout simplement faite en signe de reconnaissance pour celles et ceux qui sont partis en février 44 et qui ne sont parfois pas revenus des camps. Marie-Louise Zimberlin est ainsi homologuée alors qu’elle n’a jamais appartenu au réseau Tiburce-Buckmaster. Elle s’était d’ailleurs défendue d’y appartenir dès 1943.
Liste des déportés membres du réseau Tiburce entrés dans le réseau à la date de septembre 1942 :
Arpin Gustave – Baury François – Beaufort Albert – Belot André – Bonat Jean – Burdin Suzanne – Colin Georgette – Cugnet René – Dubois fernande – Laplace Joseph – Lardy Jean – Malere Georges – Martin Antoine – Michel Charles – Michon Joseph – Moreau Germaine – Moreau Claude – Parizot Marie – Renaud Jean – Renaud Henriette – Thier Joseph – Zimberlin M-L
Liste des déportés membres du réseau Tiburce entrés dans le réseau à la date de janvier 1943 :
Alix Jean
Liste des déportés membres du réseau Tiburce entrés dans le réseau à la date de septembre 1943 :
Alix Benoît
Liste des déportés membres du réseau Tiburce entrés dans le réseau à la date du 1er janvier 1944 :
Philippe Eugénie – Sauzet Hélène – Verjat Marcelle – Verjat Antoine – Beaufort Jean Baptiste – Beaufort Jeanne – De Monfaucon Joseph – Dillenseger Jeanne – Fouillit Pierre – Golliard Alfred – Grandjean Jean Louis – Gueritaine Jacques – Guillotin Antoine – Jaillet Maurice – Laroche René – Passot Marc

La route de Château
En mars 1983, la transformation de la rue « Route de Château » en « Jacques Guéritaine » est actée par le conseil municipal de Cluny. Comme le rappelle le docteur Pleindoux dans son discours en février 1984 devant le monument 1939-1945, l’ancien maire est mort en déportation au camp de Bergen-Belsen.
Ainsi, « À travers lui, [la ville avait ainsi choisi de rendre] hommage à tous les déportés de Cluny[17]. » Dr. Pleindoux.
Loin de nous l’idée de dire que le maire de Cluny était un collabo, à l’instar d’un Alexis Carrel ou d’un Autrand à Avignon. Mais il a soutenu la politique de Vichy. Alors, a-t-on fait le bon choix pour représenter tous les déportés de février 1944 en choisissant le nom de J. Guéritaine, ça, c’est une vraie question. Finalement, « route de Château », cela indiquait une direction géographique, tout simplement. Une direction, une indication qui ne prêtait pas à confusion.

Alors, peut-on concilier à travers les noms des rues Histoire et Mémoire ? Et comment ?
[1] https://altermidi.org/2020/09/30/lhistoire-a-mis-le-nom-dun-imposteur-a-la-rue/
[2] https://www.letelegramme.fr/local/cotes-d-armor/lannion-paimpol/ville/rue-de-carcaradec-la-petition-de-la-colere-30-07-2011-1385469.php
[3] https://www.ledauphine.com/societe/2020/03/07/vedene-la-ville-debaptise-une-rue-portant-le-nom-d-un-industriel-nazi
[4] https://nantes.maville.com/sortir/infos_-nantes.-des-negriers-a-la-collaboration-ces-rues-aux-noms-douteux_52716-2935021_actu.Htm À Paris, la rue Alexis Carrel est ainsi devenue la rue Jean Pierre-Bloch, grand résistant.
[5] Amicale des déportés de Cluny. « le pire c’est que c’était vrai ! » Cluny : JPM éditions, 2005, 411 p., p. 28.
[6] J. Michon reviendra de déportation et il reprendra son service à la mairie. Il présidera l’Amicale des déportés en 1952.
[7] Mort en déportation le 3 décembre 1944 à Güsen.
[8] Amicale des déportés de Cluny. « Le pire… op.cit, p. 28. Page 86, la petite fille de J. Guéritaine livre à quelque chose près la même information : « Il a facilité la réalisation de fausses cartes d’identité et le ravitaillement que lui demandait la résistance. »
[9] Amicale des déportés de Cluny. « Le pire…, » op.cit., p. 383.
[10] Voir la série d’articles : Giraud, milicien à Cluny- 1943.
[11] Pour l’historien J-M. Guillon, la Légion, c’est « Vichy jusque dans ses contradictions. » https://www.persee.fr/doc/anami_0003-4398_2004_num_116_245_2848
[12] Selon J-P. Azema, « les Vichysto-résistant » désignait selon lui « ceux qui ont été sans conteste résistants, […] tout en ayant servi loyalement, dans un premier temps, le régime de Vichy, en étant antiallemands, au point [d’être] prêts à préparer la revanche. » https://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2011-2-page-27.htm
[13] Mémoires d’un résistant en Saône-et-Loire. Albert browne-Bartroli alias « Tiburce » agent S.O.E., 1915-1967, manuscrit dactylographié, 119 p.
[14] Voir la série d’articles : « Mattéo », Café du Nord, Cluny.
[15] Tout collaborateur peut être, à la Libération poursuivi : jugé, il pourra être condamné à mort ou emprisonné. Il pourra être frappé d’indignité nationale, interdit de séjour et ses biens pourront être confisqués.
[16] Mémoires d’un résistant en Saône-et-Loire…, op.cit., p. 48.
[17] Amicale des déportés de Cluny. « Le pire… op.cit, p. 384. Discours de C. Pleindoux, 14 février 1984.
Mon gra nd-père Jules Pierreclaud n’apparait pas dans la liste des memebres du réseau Tiburce et pourtant. Il était aussi conseiller municipal et je crois bien que Guéritaine et tout son conseil ont été mis à pied par Vichy !
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Si le conseil municipal a été mis à pied par Vichy, il faut trouver la source !
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Ce site Cluny Histoires d’histoires est interessant et tres centre sur la 2e guerre et les atrocites commises. J’aimerais que vous ajoutiez la Rue Kenneth John CONANT a la liste des rues existante. Cette rue est probablement la plus courte de Cluny mais a mes yeux l’une des plus marquantes et importantes a noter. Merci d’avance pour votre attention a ce detail.
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