Hans Frank a été gouverneur de Pologne d’octobre 1939 à janvier 1945. Son fils signe un livre dévastateur dans lequel il évoque cette encombrante filiation.

Par Baudouin Eschapasse Le Point, publié le 20/10/2021

Sa rage ne s’est pas calmée. À 82 ans, Niklas Frank continue d’éprouver une véritable haine pour son père. Il pousse cette détestation jusqu’à conserver dans son portefeuille une photo du cadavre de son géniteur. Un cliché pris quelques minutes après son exécution par pendaison, le 16 octobre 1946. « Tous les jours, je la regarde, pour être sûr qu’il est bien mort », confie-t-il aux personnes qu’il croise et qui peinent à imaginer que ce paisible retraité soit le fils d’Hans Frank, le dignitaire nazi, devenu gouverneur de Pologne d’octobre 1939 à janvier 1945. Et, à ce titre, responsable de l’extermination de millions d’hommes, de femmes et d’enfants juifs.

Niklas Frank avait publié en 1987 un livre choc, en Allemagne. Intitulé sobrement Der Vater, l’ouvrage* paraît aujourd’hui en français sous le titre Le Père : un règlement de comptes, dans une traduction de Corinna Gepner. C’est Philip Sands qui en signe la préface. L’auteur de Retour à Lemberg (Albin Michel, 2017) y raconte comment il a rencontré Niklas, en 2011. C’était en marge d’un procès devant le tribunal international en charge du règlement des questions maritimes, à Hambourg. « Après une journée entière à la cour, j’étais un peu anxieux à l’idée de rencontrer le fils d’un homme qui causa tant d’effroi et de malheurs à ma famille. Mais j’avais tort de m’inquiéter », exprime-t-il. Philip Sands, dont les parents ont été directement victimes d’Hans Frank, n’en est pas moins devenu l’ami du fils de son tortionnaire.

Le témoignage de Niklas Frank complète utilement les travaux établissant le fonctionnement de l’appareil nazi.© DR

« Ressemblant à un inoffensif professeur d’université, Niklas n’est pas seulement aimable, il est aussi accessible, et si son caractère est tranchant, c’est que rien ne le fait dévier de son chemin », dit de lui Philip Sands. Né au début de la guerre, Niklas avait sept ans quand son père a été condamné à la peine capitale par le tribunal de Nuremberg. Cette hérédité, on s’en doute, a été particulièrement difficile à accepter. Et tout le talent de Niklas, devenu journaliste après des études de lettres, est de montrer, sans verser dans le misérabilisme, combien cette filiation lui a coûté.

Fils de monstre

Né en 1939, Niklas ne garde que des bribes de souvenirs du château de Cracovie dans lequel son père, promu « Gauleiter », régnait sur une Pologne de 17 millions de sujets plongés dans l’effroi. Il a dû lire les 42 volumes du journal intime d’Hans, mais aussi son abondante correspondance, pour raviver les quelques images fanées qu’il conservait en mémoire. Ce faisant, il a découvert à quel point son père était un monstre. Juriste de formation, Hans Frank est carriériste. Il s’engage très tôt au sein du jeune Parti national-socialiste dans l’espoir de se faire une situation. Membre de la SA (« Sturmabteilung » ou section d’assaut) au sortir de ses études, il gravit les échelons de l’appareil nazi. Avocat d’Adolf Hitler à partir de 1928, il est nommé ministre de la Justice de Bavière en mars 1933 puis commissaire du Reich, avant d’intégrer le gouvernement en décembre 1934.

Condamné à Nuremberg, pour crime contre l’humanité, Hans Frank sera exécuté en 1946. Il n’aura exprimé aucun remords.© DR

Lorsque la guerre éclate, Hans Frank est nommé gouverneur général de cette « terre de l’Est » récemment conquise par la Wehrmacht. Il s’y acquitte sans état d’âme de la mise en œuvre de la « Solution finale ». Il aura beau plaider, après guerre, n’avoir fait qu’obéir aux ordres, Hans Frank aura activement participé aux crimes contre l’humanité qui ciblent les communautés juives et tziganes des régions qu’il dirige. En témoignent ses écrits intimes qui serviront d’ailleurs de pièces à charge lors de son procès.

Travail d’historien

D’abord avocat, Hans Frank deviendra l’un des exécuteurs de la « Solution finale » en Pologne.© DR

Frank a eu beau maquiller ses écrits officiels, brûlant ses archives et réécrivant certaines dépêches dans les dernières semaines de la guerre pour se donner le beau rôle, son journal renferme des confessions propres à glacer le sang. « S’agissant des juifs […], il faut en finir de quelque manière que ce soit… Nous devons les anéantir », écrit-il ainsi dès 1933. « Évitons toute sensiblerie à propos de ce chiffre de 17 000 fusillés », détaille-t-il, dix ans plus tard, après les grandes tueries de décembre 1942. Il ira jusqu’à s’enorgueillir de figurer sur la liste des criminels de guerre établie par les Américains. « J’ai l’honneur d’y occuper la première place. Nous sommes pour ainsi dire devenus complices au regard de l’Histoire », écrit-il le 25 janvier 1943.

Parce qu’il ne souhaite pas simplement régler ses comptes avec son père, dont il parvient mal à imaginer qu’il ait pu à la fois être assassin et amateur de musique et d’art italiens (plusieurs peintures Renaissance décorent son bureau,dont un Léonard de Vinci), Niklas Frank fait surtout ici œuvre d’historien en livrant des preuves irréfutables des crimes nazis. Un travail utile à l’heure où certains négationnistes tentent de réécrire l’Histoire. L’auteur multiplie les références aux documents qui établissent indiscutablement le projet nazi. C’est bien avant la conférence de Wannsee, dès décembre 1941, que sont prises les premières mesures pour « annihiler les juifs » présents en Pologne. Elles se succéderont sans discontinuer jusqu’à la chute du Reich.

Une mère complice

Réexaminant son parcours pour tenter de comprendre ce lent glissement vers l’ignominie, Niklas Frank ne trouve pas une once d’humanité chez ce père honni. « J’ai cherché au moins une bonne action de ta part, un signe qu’une minuscule fleur a éclos quelque part dans le marécage de ton existence […], mais je n’ai rien trouvé », écrit-il dans son livre. Pire. L’auteur réalise, au cours de son enquête, que sa mère a été plus que la simple compagne du « gauleiter »… sa « complice » !

N’a-t-elle pas, elle aussi, collaboré aux exactions de son mari ? Ne s’est-elle pas rendue dans les ghettos pour rançonner de pauvres fourreurs juifs et leur extorquer de beaux visons et des manteaux de renard ? Ce racket systématique auquel s’adonnaient les parents de Niklas a d’ailleurs donné lieu à un sinistre jeu de mots qui en dit long sur leur kleptomanie : « Im Westen liegt Frankreich, im Osten wird Frank reich » (« À l’ouest se trouve la France, à l’est, les Frank s’enrichissent »).

Tentative poignante pour exorciser un passé qui le hante et qui a irrémédiablement sali son nom, Niklas Frank n’en glisse pas moins un ironique remerciement à ce père à qui il ne pardonnera jamais ce qu’il a fait. « Ça avait tout de même ses avantages pour un fils de criminel nazi de grandir en République fédérale. Surtout pour faire de l’auto-stop. Parce que… qui conduisait les premières voitures après la guerre, hein ? Les anciens nazis, bien sûr ! » souffle-t-il, non sans humour noir.

Niklas Frank signe un livre impitoyable, dirigée contre son père, ministre d’Hitler, puis gouverneur général de la Pologne occupée par les nazis.© DR

*Le Père, un règlement de compte, de Niklas Frank (traduction de Corinna Gepner), éditions Plein jour, 380 pages, 21 €.