Épilogue (ou presque)
Après la guerre, personne n’a cherché au travers des procès des agents de l’Abwehr, de la Gestapo, d’un Hardy, d’un Multon, à creuser l’affaire de son arrestation. L’histoire de Berty n’intéresse pas beaucoup les historiens. Comme le souligne sa fille Mireille : « Je ne peux m’empêcher de m’interroger sur les raisons pour lesquelles personne d’autre que moi n’a cherché à savoir ce qui s’était passé. Laxisme, peur de découvrir des choses dérangeantes ? Pourtant, j’ai l’intime conviction que la vérité est inscrite quelque part, que certaines personnes la connaissent. Peut-être n’apparaîtrait-elle pas bonne à divulguer[1] ? »
Cherchez les erreurs…
Pire, on ne fera même pas attention -lorsqu’il s’agira de lui consacrer quelques lignes- de livrer aux lecteurs des renseignements un tant soit peu exacts. On lit par exemple dans le « Vies et morts de Jean Moulin » de Pierre Péan que B. Albrecht est arrêtée le 25 mai à Cluny. Laure Adler qui a eu la chance d’interroger Bénouville sur ce sujet, reprendra in extenso les informations de Péan, sans les vérifier. Plus récemment, l’historien Robert Belot survole le sujet -et c’est peu dire- dans sa biographie sur Henri Frenay[2].
L’enquête de Mireille Albrecht
En décembre 1985, Mireille Albrecht partira à la recherche de la vérité. Archives nationales, prison de Fresnes, rencontre avec Edmée Deletraz… La fille de Berty a l’impression que tout le monde la balade. Elle obtient néanmoins une dérogation pour consulter les archives alors non accessibles au public, grâce à un mémoire rédigé par Claude Bourdet à l’attention de François Mitterrand[3].
Assistée par Bernard Garnier, administrateur du service des archives, elle doit donner sa parole d’honneur de ne rien divulguer qui n’a pas trait à l’histoire de sa mère. Eh oui, il y a des archives sensibles à ne pas mettre entre toutes les mains…
L’enquête de Mireille dérange. Elle recevra un courrier incendiaire de Devigny, celui-ci cherchant à protéger E. Deletraz… La fille de Berty recevra même des menaces téléphoniques…
Berty, sujet trop sensible dans l’histoire de la résistance ?
Il semble que oui. Pire encore, les proches de Berty -hormis Claude Bourdet- ont endormi sa fille afin qu’elle ne découvre que ce qu’elle savait déjà.
L’arrestation de Berty serait due, selon sa biographe D. Missika, à un ensemble de conjonctures. Mais, si l’auteure relève chez les uns et chez les autres des zones d’ombre dans leurs récits, elle reste persuadée que le traître, c’est Multon et que l’arrestation de Berty, « ce n’est ni une affaire interne de la Résistance, ni une opération des services secrets américains[4]. »
Mireille Albrecht quant à elle pense que quelqu’un parlera un jour sur son lit de mort… et ils sont tous morts sans avoir pipé mot[5]. Dommage que Laure Adler, pourtant auteure d’une thèse sur le féminisme, n’ait pas titillé Bénouville sur Berty. À peine quelques lignes et le sujet est évacué.
Il avait tant à dire Bénouville…
D. Missika, la biographe de Berty, touche-t-elle du doigt la réponse lorsqu’elle écrit au sujet de Bénouville : « Autre hypothèse, il a eu vent des ravages nés de la trahison de Multon et juge que le jeu n’en vaut pas la chandelle : (…) A-t-il appris au dernier moment par l’intermédiaire d’Edmée Delétraz qu’il s’agissait d’une souricière ? (…) Aurait-il eu le temps de prévenir Berty ? Sans doute est-il informé trop tard pour cela, mais suffisamment à temps pour sauver Frenay. Il taira ce qu’il sait. Frenay serait furieux de savoir que Bénouville le sauve mais laisse Berty tomber dans ce piège[6]. »
Jacques Gelin a interrogé François Thierry-Mieg (Vaudreuil), le chef du contre-espionnage du BCRA à Londres en 1943. Selon lui, Deletraz avait déjà fourni au BCRA, peu de temps avant Caluire « deux ou trois renseignements qui nous étaient parvenus [concernant] des résistants qui étaient en danger. Dans les deux mois qui ont précédé Caluire, elle nous a donné plusieurs renseignements. (….). Je crois que c’est Bénouville qui avait le plus d’autorité sur elle et qui a été le plus actif à la pousser à pénétrer dans les services allemands[7]. »
Si Bénouville a su que Berty Albrecht courait un danger, il est possible que ce soit par l’intermédiaire de Deletraz.
Qui a protégé l’agent double Edmée Deletraz à la Libération ? Et pourquoi ? Elle ne sera jamais inquiétée, ni au sujet de Berty, ni dans l’affaire de Caluire.
Quand Bénouville intitule son livre « Le sacrifice du matin », à qui pense-t-il ? À Berty qu’il a sacrifiée à la place de Frenay en partance pour Londres afin de négocier le limogeage de Moulin ?
Mireille Albrecht qui a passé des années à chercher des réponses était-elle près de trouver la vérité ? Comme l’écrit Jacques Gelin, elle voyait, dans la disparition de sa mère « les termes d’un arrangement possible avec les Allemands[8]. » Et qui a pu participer à cet arrangement, hormis Groussard, Bénouville et Deletraz ?
Frenay savait-il tout des manigances de Bénouville ? Pas sûr.
En comparant toutes les versions relatant l’arrestation de Berty, on ne peut arriver qu’à cette conclusion : tout cloche. Et il n’y a que Bénouville qui aurait pu parler. Et il ne l’a pas fait.
Selon nous, il y a -pour résumer- deux explications possibles concernant l’arrestation de Berty :
- Bénouville savait, par l’intermédiaire de Deletraz- que quelque chose se tramait à Mâcon et il n’a rien fait.
- Bénouville a négocié sa liberté et celle de Frenay auprès de l’Abwehr et du SD en échange de Berty.
Sans pouvoir aller plus loin dans cette recherche, nous optons pour l’hypothèse numéro 2.
En mai 1945, Frenay, alors ministre, demandera l’exhumation du corps de Berty. Le médecin présent constatera que la résistante n’a pas été décapitée. Pourtant, le doute subsistera, à croire que cette histoire de suicide n’a jamais bien convaincu personne.
Le 11 novembre 1945, le corps de « Victoire » est transféré et inhumé au Mont-Valérien et les distinctions tombent : Compagnon de la Libération, Médaille de la résistance avec rosette, Croix de guerre 1939-1945, palme de bronze et médaille militaire à titre posthume.
Mais elle aurait mérité encore mieux : la vérité, tout simplement.
À suivre…
[1] Albrecht Mireille. Vivre au lieu d’exister. Monaco : Éditions du Rocher, 2001, 440 p., p. 432.
[2] Belot Robert. Henri Frenay. De la Résistance à l’Europe. Paris : Seuil, 2003, 756 p.
[3] https://clio-cr.clionautes.org/entretien-avec-jacques-gelin.html
[4] Missika Dominique. Berty Albrecht, féministe et résistante. Paris : éditions Perrin, coll. Tempus, 2005, 365 p., p. 289.
[5] Albrecht Mireille. Vivre au lieu d’exister…, op.cit., p. 437.
[6] Missika Dominique. Berty Albrecht…, op.cit., p. 299.
[7] Gelin, Jacques. L’Affaire Jean Moulin : trahison ou complot. Entretien de J. Gelin avec François Thierry-Mieg, 18 décembre 1986, pp. 131-132.
[8] Idem., p. 89.