Des témoins dans les placards
Planqués dans un placard, il y a encore des témoins dont il faut parler.
Gegauf, chef de Moog
Le premier protagoniste qui savait sûrement beaucoup de choses mais qui n’a pas été inquiété à la Libération, c’est Ludwig Heinrich Kramer, alias capitaine Eugen, Eugen K, Gegauf (ou Gegof ou Gegoff), chef du poste Abwehr de Dijon et donc chef de Moog et de Saumande. « Après la guerre, on a voulu oublier qu’il ne suffisait pas d’avoir appartenu à l’Abwehr pour n’avoir pas été nazi ou même avoir été antinazi. Cela arrangeait à la fois les officiers allemands et les services occidentaux, qui pouvaient ainsi les utiliser contre les communistes sans trop de scrupules[1]. » Kramer paraît devant le tribunal militaire en mai 1950 : il ne sera pas poursuivi.
Eh oui, libre comme l’air notre Gegauf.
Le gardien de la paix J. Tramoni
Puis il y a Jean Tramoni, retrouvé par Mireille Albrecht lors de son enquête. Gardien de la paix à Tournus, il était présent le 28 mai 1943 à Mâcon. Il peut confirmer la présence d’Edmée Deletraz auprès de Berty au square de la Paix et son arrestation par les agents de l’Abwehr. Jean Tramoni avait tenté d’alerter les journalistes mâconnais au sujet de cette histoire. Après la guerre, cela n’intéresse personne. En 2000, il contacte Mireille Albrecht car il a lu son premier ouvrage. Mireille sait ainsi presque tout de l’arrestation de sa mère[2].
L’agent double Deletraz
Quant à Edmée Deletraz, elle est sortie la tête haute des tribunaux après avoir témoigné dans le procès Hardy. Membre du réseau Groussard et travaillant pour la Gestapo, elle confirmera avoir fait à son chef un rapport sur l’arrestation de Berty, après le 28 mai 1943[3]. Mais ce n’est qu’au moment de l’instruction du procès Hardy, qu’elle aurait finalement connu l’identité de Berty Albrecht…

Calembredaines et balivernes… Groussard, ancien cagoulard, recevait la visite de Bénouville, ancien cagoulard, à chacune de ses visites en Suisse. Dès lors, comment croire que l’agent double Deletraz ne connaissait pas l’identité de celle qu’elle a contribué à faire arrêter ?
Pas le moindre petit procès. E. Deletraz ne sera jamais inquiétée puisqu’elle aurait été plus « résistante » qu’ »agent-double ». Elle est surtout protégée par Groussard et d’autres cagoulards du même acabit.
Alexandre Truchi, secrétaire de Peck
Un autre témoin essentiel, pour démêler le vrai du faux, aurait pu être entendu. Ce n’est pas Marcel Peck -celui-ci disparaît en janvier 1944 après son arrestation place Saint-Michel à Paris- mais son secrétaire, le jeune Truchi. Alexandre Truchi[4], présent à l’hôtel de Bourgogne, a été déporté le 22 janvier 1944 vers Buchenwald. Il revient en 1945.
Pourquoi n’a-t-il jamais été auditionné au sujet de l’arrestation de B. Albrecht ? Aurait-il pu dire qui l’avait arrêté à l’hôtel de Bourgogne ? Affirmer la présence de Multon auquel on fait porter le chapeau ? Confirmer la réunion des MUR et donner les noms de tous les participants ? Raconter son interrogatoire à Lyon, si tant est que Barbie l’ait réceptionné ? C’est sûrement un des derniers résistants, avec les propriétaires de l’hôtel de Bourgogne, à avoir vu Berty vivante. L’a-t-elle approché avant de sortir avec Deletraz ?
Certes, il aurait pu parler. Mais il a des amis fidèles auxquels il ne faudrait pas porter ombrage. Parmi eux, Bénouville et Magescas, les deux anciens cagoulards mêlés à l’affaire Lacaze avec Camille Rayon. Ont-ils protégé l’ancien résistant-déporté ? En tous les cas, ils ne l’oublient pas, surtout quand il s’agit de gagner du pognon à n’importe quel prix. Ben quoi ? Après la guerre, il faut bien se faire ou se refaire une santé financière.
L’affaire Lacaze ou comment exécuter un fils de « bonne famille ».
Cette histoire, de procès en procès, va durer quatre ans, jusqu’en 1961. C’est dire combien l’histoire est alambiquée et va de rebondissement en rebondissement.
Qui sont les protagonistes qui nous intéressent ?
- Bénouville : député U.N.R de l’Ile et Vilaine, directeur de l’hebdomadaire Jours de France appartenant au député U.N.R. Marcel Dassault, patron des usines d’aviation.
- Magescas : directeur-adjoint de Jours de France
- Rayon : responsable U.N.R pour les Alpes-Maritimes, adjoint au maire d’Antibes, propriétaire d’un restaurant « La maison des pêcheurs. » « Archiduc » dans la résistance varoise, il aurait travaillé avec Truchi.
- Truchi : chef croupier l’été, s’occupe d’affaires à Paris l’hiver et exploite une carrière dans le Var[5].
L’affaire Lacaze démarre en 1957. On va vous faire grâce de tous les détails.
Résumons. Lors d’une entrevue à Paris dans le bureau de Bénouville, Magescas propose à Rayon « une affaire ». À cette époque, Rayon, semble-t-il, a besoin d’argent. Mais il ne s’agit pas d’une petite affaire : il faudrait exécuter un fils de bonne famille (Jean-Pierre Guillaume dit Paulo)[6] pour une question d’héritage. À la clef, 13 ou 15 millions à empocher. Le commanditaire, c’est Maurice Lacour, l’ami de Dominica, une très, très riche héritière et mère adoptive de Paulo. Magescas se défend face aux affirmations de Rayon : il aurait seulement mis en relations Lacour et Rayon car celui-ci se trouvait dans « des difficultés financières » et Lacour pouvait peut-être racheter son restaurant à Antibes « pour des amis ».
Rayon monte une équipe : parmi eux, on retrouve Truchi. Tiens donc.
Mais Rayon décide de laisser la vie sauve au Paulo et il l’avertit du coup monté contre lui par Lacour et Dominica. On vous passe les détails du pourquoi du comment. Rayon se rend chez le juge et lui balance l’affaire[7].
Il rend même au juge soi-disant une partie de l’argent qu’il a touché (3 millions et demi) mais le reste du pognon semble s’être évaporé. On dit que Truchi l’ancien secrétaire de Marcel Peck aurait touché la somme de 500 000 francs pour participer à l’affaire… Pas mal, non ?
Il ne se passe pas un seul jour où la presse ne parle pas de l’affaire. Armand Magescas, le grand ami de Bénouville, est dans le viseur de la justice une nouvelle fois lorsque son fils -Philippe- dévoile que son père lui a demandé également de tuer Paulo au printemps 1957… Quant à Bénouville, c’est Servan-Schreiber qui s’en prend ainsi à lui : « Je n’avais guère de mérite à signaler, dès l’élection du nouveau Parlement, que « des tueurs y entraient et j’en connaissais au moins trois[8]. »
Les dirigeants de l’U.N.R auraient demandé à Bénouville de se faire tout petit, le temps qu’on oublie l’affaire…
Camille Rayon lâchera son p’tit restau de pêcheurs. « Inventeur du concept de La Marina, il est le promoteur de 36 chantiers portuaires, du Port Gallice à la Marina d’Hammamet (Tunisie), le port Vauban d’Antibes et celui de Golfe-Juan, qui porte son nom depuis le 1er juillet 1989[9]. » C’est quand même pas rien.
Quant à Bénouville, il fera une « brillante carrière d’homme d’affaires, notamment aux côtés de Marcel Dassault, et une non moins importante carrière d’homme de l’ombre qui en fit l’un des hommes les plus écoutés du président François Mitterrand », souligne Pierre Péan.
À la vie, à la mort…, magouilles et compagnie. Si Truchi n’a pas refait surface pour témoigner après-guerre, on comprend mieux pourquoi. En échange de ses silences, on peut encore faire appel à lui pour des besognes peu ordinaires, cela va sans dire.
À suivre…
[1] Gelin Jacques. L’affaire Jean Moulin : trahison ou complot ? Paris : Éditions Gallimard, 2013, 595 p., p. 225. Jacques Gelin, p. 230, n’en finit pas de nous surprendre lorsqu’il raconte que Gastaldo et Théobald (ces deux derniers ayant été arrêtés par Kramer en même temps que le général Delestraint), se rencontrent au procès Hardy. Kramer leur avouera avoir été à l’origine de leur arrestation mais n’empêche qu’ils vont boire un coup tous les trois. (Entretien de l’auteur avec Théobald, 17 août 2011.)
[2] Albrecht Mireille. Vivre au lieu d’exister. Monaco : Éditions du Rocher, 2001, 440 p., pp. 435-437.
[3] Gelin Jacques. L’Affaire Jean Moulin…, op.cit., p. 96. Deletraz ajoute au sujet de l’arrestation de B. Albrecht : « Le lendemain, le colonel Groussard avait un rapport complet… et il a été averti par Jean Cambus. »
[4] Né le 10 août 1918 à Monaco. Décédé en 1993 à Antibes.
[5] France-Soir, 1er et 2 février 1959.
[6] Fils adoptif de Dominica Walter, J-P. Guillaume est l’héritier de la collection d’art Walter ainsi que des mines Zelidja au Maroc.
[7] https://www.ina.fr/video/CAF91030900/affaire-lacour-camille-rayon-video.html
[8] L’Express, 29 janvier 1959.
[9] https://www.operation-dragoon.com/2020/07/31/rayon-camille-archiduc-chef-des-services-parachutages-sud-france-r2/