Une famille de terroristes pas inquiétée.

Les Gouze n’ayant pas été inquiétés, Frenay émet une hypothèse : « Certaines circonstances leur ont été favorables. Et puis cela se passait en 1943. À cette époque-là, les Allemands discutaient encore. Un an plus tard, ils auraient descendu tout le monde. Je pense aussi que votre père, en s’adressant à eux en allemand, les a troublés[1]. »

Quant à Renée Gouze, elle renchérit : « Ils étaient si sûrs de trouver Frenay et la ronéo, qu’ils se sont mis à douter d’eux-mêmes. Surtout, notre calme (apparent !) et notre accord les ont impressionnés. Ils passaient d’une pièce à l’autre, nous posaient alternativement les mêmes questions, et obtenaient les mêmes réponses. Pourtant nous n’avions pas minutieusement préparé nos alibis. (…) [au chef, Moog sûrement], nous lui répétions obstinément notre même histoire de location à des réfugiés. » 

Roger Gouze poursuit, sûr de son fait que c’est Multon qui dirige la perquisition : « Mes parents comptaient peu dans cette affaire. Fut-il vraiment trompé par leur apparente naïveté ? Ses souvenirs de résistant l’incitèrent-il à l’indulgence[2] ? » Lors de son procès, Multon n’avouera pas avoir été présent à Mâcon le 28 mai 1943. Mais Barbie l’y enverra pour enquêter le 29, piquant une colère sachant que Moog ne lui avait pas ramené Berty Albrecht.

Une hypothèse qui ne tient pas

Les hypothèses de Frenay ne tiennent pas et en tant que chef d’un réseau, il connaît fort bien les procédés des Allemands. Moog et ses acolytes ne sont pas des enfants de cœur mais des agents de l’Abwehr. Les perquisitions, les interrogatoires, les arrestations, les exécutions, ils connaissent. À Cluny, les résistants hébergés par les Gouze ne sont pas n’importe qui, mais le chef du réseau de résistance le plus important en France ainsi que son bras droit. 

Au printemps 1943, la répression contre la résistance bat son plein. L’historien Thomas Fontaine qui a étudié les politiques de déportation et répression en France occupée entre 1940-1944 le signale : entre juillet 1943 et mai 1944, le quatrième motif qui entraîne la déportation, c’est l’aide aux résistants, à des aviateurs alliés, PG, déserteurs allemands ou au passage d’une frontière[3]. Outre la déportation, on peut être fusillé pour les mêmes motifs.

En fin de matinée, rappelons que Moog a pris moins de gants à Mâcon en arrêtant le couple Perrin de l’hôtel de Bourgogne et Truchi (secrétaire de M. Peck), direction la déportation.  Alors comment a-t-il pu croire sur parole la famille Gouze ? Parce qu’Antoine Gouze parlait allemand ? Cela devait faire une belle jambe à Moog qui n’en comprenait pas le moindre mot ! Parce que les Gouze ont répété inlassablement la même version, troublant ainsi les pros de l’Abwehr ?

Ou alors… ou alors…

Poursuivons.

Alors que les fameux interrogatoires se terminent, Moog aurait même révélé à la famille Gouze la véritable identité de leur locataire : « Le chef de la résistance française. » Comme à des collégiens, Moog leur fait la morale : « Que cela vous serve de leçon ! Il ne faut pas, surtout actuellement, recevoir chez soi n’importe qui[4]. »

Quand on héberge des terroristes de cette envergure, on se fait simplement taper sur les doigts ?

L’histoire est presque terminée avec un détail qui vaut encore des points : Le 29 mai, un messager sonne à la porte des Gouze. Il est porteur d’une lettre de Frenay ou plutôt d’une « attestation » pour la famille. Le chef de famille racontera plus tard à son fils Roger que la lettre disait « à peu près : « J’ai mal agi envers vous. Vous m’avez hébergé sous le nom de Tavernier, mais j’étais en réalité Henri Frenay, recherché par les polices allemandes et françaises pour mon action dans la Résistance. J’ai abusé de votre bonne foi. Pardonnez-moi. » Henri, explique papa, voulait ainsi confirmer notre système de défense au cas où nous aurions été à nouveau inquiétés[5]. »

Trois petits tours et puis s’en vont.

Moog et ses sbires ont rapidement quitté la villa Romada. Avec le maréchal des logis, ils se séparent en bons termes. Moog les invite même à interpeller Frenay si par hasard il revenait à Cluny. Alors qu’il a donné aux Gouze le nom de Frenay, il montre aux deux gendarmes différentes photos sur des cartes d’identité mais ne donne aucunement son véritable nom, ni son grade dans la résistance…

Cherchait-on réellement Frenay à Mâcon ou à Cluny ?

Moog : le pro de la souricière

Là non plus, ça ne colle pas. Lorsqu’un « repère de terroristes » est investi par les Allemands, il est toujours gardé quelques jours et transformé en souricière. On y laisse un ou deux agents qui attendent tranquillement que d’autres résistants se présentent. Les opérations sont rôdées et des dizaines de coup de filet ont ainsi été réalisés.

Et le procédé fonctionne car il est souvent impossible à un réseau de donner l’alerte rapidement. Moog connaît par cœur le stratagème et il l’a utilisé à Lyon pas plus tard qu’en avril 1943 rue Bechevelin ou dans l’appartement du policier Mefret gardé par son agent Deletraz.

Alors, pourquoi laisser le domicile des Gouze sans surveillance et repartir au bout d’une demi-heure ? 

Une troupe à Mâcon-5 agents de l’Abwehr seulement à Cluny

En effet, Moog et ses sbires remontent -sans perdre une minute- dans leur voiture. Mais au fait, quel était le modèle de la voiture ? Ils sont cinq. S’ils ne sont pas venus dans une Traction-avant 11 genre modèle familial, il l’aurait mis où le chef de Combat qu’ils comptaient arrêter ? Peut-être dans le coffre ? Avis aux spécialistes sur la question des places dans une traction.

Et si on avait eu vraiment l’espoir d’attraper à Cluny Frenay, chef du premier réseau de résistance en France, Kramer (chef de Moog) ne se serait pas déplacé en personne ? N’aurait-on pas envoyé Barbie [6]? La ville de Mâcon, en ce matin du 28 mai, était « truffée de policiers lyonnais », écrit l’historien Henri Noguères[7]. Alors qu’une véritable troupe a été déployée à Mâcon, c’est vraiment faire une totale confiance à Moog qui, accompagné du SS. Scharführer Helmuth Eilers et de trois agents seulement, débarquent à la villa Romada.

Au final, dans cette histoire de « perquisition », tout cloche. Menée en très peu de temps, sans aucune violence sur des « terroristes » qui ont hébergé le chef du mouvement le plus important de la résistance en France ainsi que son bras droit, l’opération se solde par la mainmise sur des documents et sur quelques objets. À la famille Gouze, on aurait dévoilé l’identité de Frenay, mais pas aux gendarmes de Cluny. De surcroît, l’Abwehr détale de Cluny sans installer de souricière et sans mener d’enquête de voisinage. Moog a sûrement mieux à faire : récupérer Berty à Mâcon, la livrer à l’Abwehr de Paris et toucher -comme à l’habitude- une belle prime.

L’Abwehr est-elle réellement venue dans l’espoir d’arrêter Frenay ? Ou pour faire « comme si » ? Berty n’était-elle pas la seule visée dans cette opération ? Moog avait-il reçu l’ordre de ne pas malmener les Gouze ? Et si oui, d’où venait l’ordre ? Qui a tiré les ficelles de cette opération abracadabrantesque à Cluny digne des pieds nickelés ?

À suivre…


[1] Gouze Roger. Les miroirs parallèles. Paris : Calmann-Lévy, 1982, 292 p., p. 269.

[2] Idem., p. 270.

[3] Fontaine Thomas. Déporter : politiques de déportation et répression en France occupée : 1940-1944. Histoire. Université Panthéon-Sorbonne – Paris I, 2013. Français. NNT : 2013PA010602.Tel- 01325232. Voir p. 908.

[4] Gouze Roger. Les miroirs…, op.cit., pp. 269-270.

[5] Idem., p. 272.

[6] Chauvy Gérard. Histoire secrète de l’Occupation. Paris : Payot, 1991, 349 p., p. 178. Selon le rapport de Kramer, Helmuth Eilers  -Scharfuhrer, membre de la SIPO IVE de Lyon- était également présent.

[7] Idem., p. 182. Chauvy cite H. Noguères.