Cluny, une thébaïde ?
Roger Gouze affirmera dans ses Mémoires que seule sa famille connaissait l’identité du couple Tavernier-Moulins : « Il a fallu expliquer aux voisins cette double présence. Madame Moulins et monsieur Tavernier sont donnés pour des réfugiés de l’Est où mon père a jadis enseigné. Pour expliquer ses absences, on en fait un voyageur de commerce. Quant aux visiteurs, aux agents de liaison, ils passeront pour des collègues ou des clients, et comme la maison est l’une des dernières de la ville, leurs mouvements ne se remarqueront pas trop[1]. »
Traqués, M. Tavernier et Me Moulins se sont-ils ouverts totalement à leurs hôtes ?
En quelques soirées au coin du feu, on a du mal à imaginer que le chef de Combat ait baissé la garde aussi facilement et qu’il ait dévoilé son identité et ses responsabilités. C’est exactement le contraire de ce qu’il demande à ses agents. Se confier, ne serait-ce qu’à un agent de son réseau, peut entraîner des arrestations en cascade. Car un agent arrêté parle sous la torture ou peut être retourné. Se confier à des inconnus -même sympathiques- ce serait de l’inconscience. Il mettrait ainsi en jeu non seulement sa propre sécurité puisque sa tête est mise à prix, mais aussi celle de Berty qui est recherchée depuis son évasion, celle de tous les camarades et bien entendu celle de leurs hôtes. Frenay, chef le plus important des trois mouvements de résistance en France, n’est pas né de la dernière pluie et il sait tout cela.
C’est pourtant la version qu’il donne en 1973 lorsqu’il rédige ses Mémoires : La nuit finira. Et nous n’y croyons pas. Frenay n’était pas un inconscient. Mais il a une dette envers la famille Gouze. Nous en reparlerons.
Quant aux voisins clunisois, que savaient-ils exactement du couple Frenay-Albrecht ?
La plupart, comme les Gouze, sûrement pas tout. Dans une petite ville où la milice est à pieds d’œuvre et où tout le monde parle trop facilement, Frenay et Berty ont dû être extrêmement méfiants. Mais tout le monde sait, à Cluny, qu’il y a bien un Tavernier et une dame Moulins chez les Gouze et qu’ils appartiennent à la résistance.
On sait que certains résistants ont participé à la recherche de l’appartement. Connaissaient-ils l’identité réelle du couple ? Rien n’est moins sûr.
Les Robin, propriétaires d’un café tout proche, sont alliés à la famille Gouze et ils possèdent un téléphone. C’est chez eux que Bénouville appelle Frenay. Le 28 mai 1943, souhaitant soi-disant prévenir Berty des arrestations à Mâcon, il passe aux Robin un coup de fil. Mais, pour madame Robin, Berty est connue sous le nom de Moulins, et non pas d’Albrecht[2] .

Néanmoins, certains -c’est ce dont Germaine Moreau témoignera a posteriori– semblent savoir des choses : Jean Renaud, Germaine Moreau et son mari Antoine. Difficile de dire si cela est vrai ou pas… Quant à Jean Renaud, il n’était plus là pour témoigner puisqu’il a été arrêté en juin 1944[3] .
Derniers moments de quiétude à Cluny
La vie poursuit son cours. Berty assure le secrétariat de Frenay : elle tape des rapports, rédige son courrier et elle éclaire le chef de Combat sur bien des points[4]. Tous les deux jours, Mireille vient lui rendre visite depuis La Roche Vineuse.

Une enquête d’Henri Nicolas, 28 sept. 1971.
Pour ses rendez-vous, presque chaque matin Frenay bouge en prenant le petit tortillard entre Cluny, Mâcon, Saint-Laurent-sur-Saône et plus rarement Lyon. À Mâcon, il fixe ses rendez-vous à l’hôtel de Bourgogne, tenu par le couple Perrin : « De Cluny, il venait une fois ou deux par semaine dans un hôtel, à Mâcon, où il recevait la visite des chefs de Régions de passage et des chefs de services qui lui exposaient leurs problèmes. Je l’y rejoignais de temps en temps pour lui expliquer où nous en étions et faire le point avec lui [5]. »

Pendant le week-end de Pâques 1943, on oublie la guerre : alors que le printemps sourit de toutes ses fleurs, un pique-nique est organisé sur les hauteurs de Cluny. Madeleine Gouze, descendue de Paris, fait la connaissance du chef de Combat[6]. Frenay, Berty et Mireille profitent de ces derniers moments ensemble car le départ de cette dernière pour la Suisse est prévu quelques jours plus tard, le week-end du 1er mai exactement[7]. C’est Bénouville qui l’accompagnera pour la mettre en sécurité.

Cliché pris par Mireille lors du week-end de Pâques à Cluny.
Quant à Frenay, il profite de la campagne bourguignonne avant d’assister, le 28 avril à une réunion du comité-directeur-M.U.R. où Jean Moulin est présent. Et ce ne sera pas une réunion de tout repos, tant les différends entre les deux hommes sont légions.
Selon lui, c’est la dernière fois qu’il voit Berty, écrit-il dans La nuit finira. C’est totalement inexact puisque Bénouville relatera que le chef de Combat revient vivre à Cluny en attendant son avion pour Londres. De même, les voisins des Gouze témoigneront qu’ils ont vu Frenay à Cluny jusqu’à la mi-mai…
À suivre…
[1] Gouze Roger. Les miroirs parallèles. Paris : Calmann-Lévy, 292 p., p. 261.
[2] Ils venaient de recevoir la visite de la Gestapo en début d’après-midi. Me Robin, sûrement affolée par la descente de l’Abwehr, répondit à Bénouville qu’elle ne connaissait pas cette personne et que les Gouze étaient « très souffrants ».
[3] Germaine Moreau témoignera en 2004. Elle aurait téléphoné à Frenay le 27 mai pour l’avertir que Berty partait pour Mâcon; elle aurait accueilli René Hardy dans son café place du Champ de Foire et elle se serait rendue sur place à Mâcon avec Jean Renaud le 28 mai, sachant que des arrestations venaient de se produire à l’hôtel de Bourgogne.
[4] Missika Dominique. Berty Albrecht, féministe et résistante. Paris : éditions Perrin, coll. Tempus, 2005, 365 p., p. 272.
[5] Bénouville Guillain De. Le sacrifice du matin. Paris : Robert Laffont, 1946, 607 p., p. 369.
[6] Madeleine Gouze travaillera dans le ministère Frenay en 1945.
[7] Albrecht Mireille. Vivre au lieu d’exister. Monaco : Éditions du Rocher, 2001, 440 p., p. 335.