Les errances de Berty du Vinatier à Cluny
Voilà Frenay installé à la villa Romada. Berty, son évasion réussie du Vinatier[1], est -comme Frenay- un agent traqué : elle sait qu’elle n’a pas droit à un nouveau faux-pas.
À partir de son évasion réussie le 23 décembre 1942, et en deux mois à peine, elle changera cinq fois de planque : après une courte halte à Vernaison, elle et sa fille sont accueillies à Meysse en Ardèche chez une cousine de Frenay. Puis elles partent à Marseille un mois chez Jeannine Freze-Millaud (future madame Chevance). Frenay vient la voir lors d’un déplacement en région R2[2]. Berty part ensuite seule à Dufort dans le Gard chez le pasteur Cadier[3], tandis que Mireille se cache dans la famille Arcelin à La Roche Vineuse[4]. En février et en mars, pour des raisons de sécurité, Berty ne prend aucun contact avec sa fille.
Dans le Gard, hébergée par le couple Cadier, Berty sera « Victoire ». Là, elle s’affole : l’enfant du couple connaît son nom, « Me Victoire ». Le plus petit indice peut la trahir et il faut sans cesse brouiller les pistes. Aux Cadier, elle avouera être d’origine alsacienne. Pourquoi ? « Par commodité, par facilité, pour leur éviter d’en savoir trop au cas où on les interrogerait. Peu importe[5]. »
Toute évasion condamne à la clandestinité totale
Après le Gard, Berty rejoint le couple Gayral à Toulouse, au 21 de la rue Gioacchino Rossini. Anita et Jean Gayral sont des militants de Combat. On lui répète la règle d’or : « Toute évasion condamne à la clandestinité totale[6]. » La peur d’être démasquée vissée au corps, et la hantise de la trahison, voilà comment vit Berty en ce début de l’année 1943. Sa planque à Toulouse est devenue moins sûre : Jean Gayral, résistant, a été arrêté dans le courant du mois[7].

Berty décide de repartir : elle passe très rapidement à Marseille.
Nous sommes en mars. Au café des sports, place Castellane, elle passe un moment avec ses amis de Combat Jeannine Freze-Millaud, Maurice Chevance[9] et Marcelle Bidault. Se joignent à eux celui dont on reparlera : Jean Multon, agent du réseau Combat, secrétaire de Chevance.
Lors de ce rendez-vous, Berty aurait expliqué à Multon comment la contacter en cas d’urgence à Mâcon[10].
Après ces semaines d’errance, voulant poursuivre la lutte, elle rejoint néanmoins Frenay à Cluny fin mars ou au tout début d’avril 1943[11]. Frenay l’accueille à bras ouverts : « Nous avons ensemble tant à faire et j’ai plus que jamais besoin de vous[12]… » Même si Frenay est heureux, semble-t-il, de retrouver Berty à ses côtés, un autre personnage a réussi en quelques semaines à prendre de l’importance et à la supplanter aux côtés du chef de Combat : Pierre Bénouville.
Mireille chez les Arcelin à La Roche-Vineuse
Fin janvier ou début février, Mireille se retrouve à l’abri dans la famille Arcelin, à La Roche-Vineuse, village situé à une quinzaine de kilomètres de Cluny. Elle avait fait la connaissance du fils cadet de la famille dans le Sud de la France et les jeunes gens avaient même le projet de se marier[13].
Depuis leur maison de campagne, les enfants Arcelin vont et viennent. Ils rejoignent souvent leur appartement lyonnais situé rue du Plat et pour cause : toute la famille est engagée. Monique « Sylvaine » sera arrêtée en novembre 1943 puis ce sera au tour de Madeleine « Amédée » Paulette et Suzanne Arcelin, aux côtés du commandant Fourcaud du réseau Brutus, en mai 1944 à Lyon[14]. Les quatre filles Arcelin seront déportées. Quant à leur frère Joseph, il sera parachuté le 1er août 1944 en Savoie. Berty ne rencontrera la famille Arcelin qu’une seule fois, au cours d’un déjeuner. Pour la voir, c’est sa fille qui fait les allers-retours à bicyclette tous les deux jours en direction de Cluny. La mère et la fille passeront ensemble six semaines.
Si Mireille était arrêtée, Berty sait qu’elle lâcherait tout. Pour la sécurité de sa fille, de la sienne et des camarades de Combat, Mireille sera envoyée en Suisse fin avril. Berty lui promet de la rejoindre ultérieurement. Le destin en décidera autrement.
Autour de Frenay à Cluny : les fidèles seulement
Nous sommes au début du mois d’avril et le couple M. Tavernier (Frenay) et Me Moulins (Berty) sont installés à Cluny route de Salornay chez les Gouze. Berty y restera jusqu’au 27 mai. Claude Bourdet les a rejoints à Cluny et s’installe « à proximité » chez des paysans.
Quant à Frenay, il quittera provisoirement le refuge clunisois pour habiter rue Tronchet à Lyon chez Bénouville. En effet, il attend un avion qui doit l’emmener à Londres auprès de De Gaulle mais c’est Jean-Pierre Levy (responsable du mouvement Franc-Tireur) qui s’envolera du terrain Marguerite dans la nuit du 12 au 13 avril. Bénouville précise : « L’avion, donc, continuait de se faire attendre. Frenay repartit pour sa retraite campagnarde où l’attendait Berty Albrecht[15]. » Frenay quittera à nouveau Cluny pour la rue Tronchet vers le 21 mai, toujours en attente de son départ pour Londres, prévu pour le 3e quartier de la lune du même mois. Il ne partira finalement à Londres qu’à la mi-juin.
Selon les règles propres à la clandestinité énoncées plus haut, seuls connaissaient l’adresse de Cluny : sa secrétaire, la Lorraine Jeanne Pagel, dite Dominique, Bénouville et son fidèle Jean-Guy Bernard[16]. »
Villa Romada, route de Salornay, le couple rencontre peu de monde : comme Frenay le dit lui-même, hormis sa secrétaire, il voit Jean-Guy Bernard et Michel Brault a dû venir une fois[17]. Benouville racontera qu’il s’est rendu à Cluny rencontrer Frenay avec le général Davet[18]. Tous seraient même allés à la messe, un dimanche, à Cluny.
En bref, Frenay le chef de Combat a dû, pour des raisons évidentes de sécurité, ne recevoir que très peu d’agents dans sa retraite clunisoise. Toutes les mesures sont donc respectées pour ne pas s’exposer.
Fait important : les Gouze hébergeant un troisième locataire, un jeune étudiant de La Prat’s ou des Arts-et-métiers[19], il leur faut sûrement redoubler de discrétion afin que leur présence passe inaperçue.
Le récit enjolivé que transmet Roger Gouze en 1982 dans « Les miroirs parallèles » doit donc se lire avec beaucoup de prudence : selon le fils de famille qui relate les souvenirs de sa famille puisqu’il n’était pas en France au moment des faits, la maison n’aurait pas désempli de résistants « à n’importe quelle heure du jour et de la nuit » ; il leur arrive même de dormir sur place et de repartir le ventre plein, grâce aux bons soins de Me Gouze, « la bonne mère de la résistance[20]. »
À suivre…
[1] Berty a été arrêtée à la mi-janvier 1942 et relâchée. Arrêtée fin avril 1942, elle réussit à s’en sortir en simulant la folie. Envoyée à l’hôpital psychiatrique de Bron, elle s’en évade avec la complicité de sa fille, de son médecin et de ses camarades du mouvement Combat.
[2] Frenay Henri. La nuit finira. Paris : Robert Laffont, 1973, 607 p., p. 283.
[3] Poujol Jacques. Protestants dans la France en guerre 1939-1945. Paris : Les éditions de Paris Max Chaleil, 2000, 301 p., p. 49.
[4] Albrecht Mireille. Vivre au lieu d’exister. Monaco : Éditions du Rocher, 2001, 440 p., p. 335.
[5] Missika Dominique. Berty Albrecht, féministe et résistante. Paris : éditions Perrin, coll. Tempus, 2005, 365 p., p. 267.
[6] Idem., p. 257.
[7] Il sera déporté le 20 avril 1943 à Mauthausen.
[8] http://septdeniersweb.free.fr/sa%20municipalite/souvenirs.htm
[9] Responsable pour Combat de la région R2.
[10] Baynac Jacques. Présumé Jean Moulin, Juin 1940-Juin 1943. Paris : Grasset, 2007, 1104 p., p.727. AN, 68Mi 14, dossier DST de l’affaire Hardy, audition de J. Freze-Millaud, 5 mars 1945.
[11] Albrecht Mireille. Vivre…, op.cit., p. 336.
[12] Frenay Henri. La nuit…, op.cit., p. 303.
[13] Albrecht Mireille. Vivre…, op.cit., pp. 334-335.
[14] Voir l’article : La Gestapo tricolore à Lyon- partie XI.
[15] Bénouville Guillain De. Le sacrifice du matin. Paris : Robert Laffont, 1946, 607 p., p. 369.
[16] Baumel Jacques. Résister. Histoire secrète des années d’Occupation. Paris : Albin Michel, 1999, 457 p., p. 148.
[17] Frenay Henri. La nuit…, op.cit.,. A contrario, le nom de Léonce Clément dont nous avons parlé précédemment, n’apparaît jamais, alors que -selon Roger Gouze- c’était un familier de ses parents et de Frenay.
[18] Bénouville Guillain De. Le sacrifice…, op.cit., p. 345.
[19] Idem., p. 389. Lors de la perquisition de la maison Gouze le 28 mai 1943, les agents de la police allemande crurent un instant avoir mis la main sur Frenay en découvrant ce jeune homme blond qui se reposait…
[20] Gouze Roger. Les miroirs parallèles. Paris : Calmann-Lévy, 292 p., pp. 259-260.