Les clandestins
Pour toutes celles et ceux qui ont participé à la recherche de cette cache, Frenay, le traqué, ne sera connu que sous le nom de « M. Tavernier. » En 1942, sa tête a été mise à prix[1] et il lui faut sans cesse déjouer les pièges tendus par la Gestapo pour échapper à l’arrestation.
Vivre dans la clandestinité, c’est premièrement user de plusieurs identités. René Cerf-Ferrière, membre de Combat, raconte ainsi comment une habile secrétaire de mairie savait faire revivre en un tour de main des morts et attribuer une nouvelle vie aux résistants[2]. Des cartes d’identité multiples, Frenay en aura. C’est ce que les agents de l’Abwehr saisiront -entre autres- le 28 mai 1943 à Cluny.
Deuxièmement, il faut ne pas ressembler aujourd’hui dans la rue à l’homme qu’on était hier. Frenay porte différentes lunettes, change de coiffure, porte un jour la barbe puis la moustache.
Autre stratagème utilisé quand on est clandestin, c’est de changer sans cesse de planque, au pire tous les trois mois, écrit Frenay. En 1942, il vit chez ses amis les Wagner. Il déménage ensuite à Villieu dans une maison appartenant à un membre de Combat. Il sera, pour le couple de gardiens présent, « un professeur mis en congé » qui a besoin de se mettre au vert pour rédiger une thèse.
En mai 1942, il part vivre à Charnay-les-Mâcon chez les De Roujoux. Comme à Villieu, personne ne l’approche, hormis ses seconds : Jean-Guy Bernard[3] et sa secrétaire Jeanne Pagel[4] alias « Dominique ».

Jean-Guy Bernard sera déporté le 31 juillet 1944 à Auschwitz par le convoi 77. J. Pagel, arrêtée en janvier 1944, sera déportée à Ravensbrück puis Buchenwald.
Multon, l’agent retourné de Combat, tentera de lui soutirer l’adresse de Frenay mais elle refusera de lui donner[5].
En ne mettant que peu de monde dans la confidence, le clandestin se met à l’abri mais il protège également les autres : « Nos planques, ô combien vitales pour notre mouvement, ces bureaux, ces chambres, ces locaux de réunion ou de transmission nous étaient prêtés par des sympathisants qui prenaient là un risque considérable. Combien d’entre eux seraient dénoncés, arrêtés, torturés et souvent déportés pour avoir simplement hébergé l’un de nos agents[6] ? »
L’ennemi-e- est partout
S’il se rend à des rendez-vous à Lyon, Frenay descend du train bien avant, prend le tramway pour gagner le centre-ville. Dès mai 1942, afin de limiter ces déplacements trop dangereux, des points de rencontre sont fixés à proximité de Charnay-les-Mâcon : chez les Cousin ou chez les Vaillant à Saint-Laurent-les-Mâcon[7], deux lieux à Mâcon même, un à Villefranche-sur-Saône et un à Beaujeu chez René Cerf-Ferrière.
En toute circonstance, écrit Bénouville, la règle d’or est de ne jamais dire « le secret de votre résidence, ni les heures de vos déplacements, ni le lieu de vos rendez-vous[8]. »
René Cerf-Ferrière prend de la graine auprès de Frenay pour camoufler ses rendez-vous inscrits dans son agenda. Ni vu, ni connu. S’il doit se rendre au 3 de la rue Bossuet à Lyon, le numéro 3 devient le 25 et Bossuet se transforme en « de Meaux », un banal client à qui le résistant doit livrer des pâtés. « L’avenue de Saxe devenait M. Maréchal, la rue Franklin M. Benjamin[9]. », etc.
Être clandestin, c’est également oublier son entourage afin de ne pas compromettre un parent ou une connaissance. Les aventures amoureuses se nouent bien souvent qu’entre agents du même réseau et lorsque la relation va au-delà d’une simple amourette, les précautions se multiplient. Si mariage il y a, on ne publie pas de bans. Au grand dam, on ne s’unit jamais au grand jour et sous sa vraie identité. C’est ainsi que Jean-Guy Bernard et Yvette Baumann se marient clandestinement le 8 octobre 1943[10]. Pour officier, c’est Bénouville qui déniche à Margency (Val d’Oise), Richard Raymond, un maire complaisant. Ancien camelot du Roi proche de la Cagoule, celui-ci est un agent de l’Abwehr IIIF infiltré à Combat. Et, le mariage terminé, il rendra un rapport en bonne et due forme à Alexandre von Kreutz (1907-1980)[11]. Le couple Bernard sera ainsi arrêté plusieurs mois plus tard et seule Yvette reviendra de déportation[12].

De gauche à droite : Richard, Bénouville, Bernard, (la fiancée de Bénouville ?) Peck, Y. Baumann. Claude Bourdet prend la photo. (© Mémorial de la Shoah)
Vivre sans cesse sous la menace de la trahison
Frenay prendra de même d’immenses précautions pour protéger Chilina Ciosi, sa nouvelle compagne après Berty Albrecht. Depuis février 1942, il ne l’a pas revue et il ne la retrouve qu’un an plus tard à Toulouse, au cours d’un déplacement. Il déclarera leur fils -venu au monde le 6 octobre 1943- né de père et de mère inconnus. L’enfant sera placé en pouponnière jusqu’à la fin de la guerre « pour la sécurité de la mère et de l’enfant[13].»
Pas de compagne officielle, des enfants cachés, tel est le long ordinaire du résistant. Le clandestin peut-il néanmoins compter sur des amis ?
Les moments de délassement sont rares. Jacques Baumel racontera dans ses Mémoires que « Les moments de détente ou d’abandon n’ont donc pas été nombreux. On ne bavardait pas beaucoup avec Jean Moulin et pas du tout avec Henri Frenay. On échangeait des informations, des points de vue, des renseignements. On émettait des messages et on en recevait d’autres[14]. »
Certes, il y a eu des moments de détente où l’on partage son « monde souterrain », mais ils sont rares, confirme Bénouville[15]. Ce qui caractérise le quotidien du clandestin, c’est la peur d’être démasqué, arrêté, torturé, de parler et de donner des camarades.
Les précautions, en toutes circonstances, sont de mise.
Un seul faux pas, un seul délateur, une femme d’un soir ou un voisin qui parle trop et tout le réseau peut tomber. « Il fallait alors geler les boîtes aux lettres, interrompre les liaisons, déplacer les agents et les courriers. Il fallait également enquêter et retrouver le traître. Il était très difficile, très dramatique d’exécuter un homme de sang-froid[16]. »
« Nous vivions sans cesse sous la menace de la trahison[17] », tel était le quotidien de celles et de ceux qui avaient choisi de résister.
À suivre…
[1] Frenay a été condamné à dix ans de prison par contumace en 1941 pour collaboration avec l’ennemi.
[2] Cerf-Ferrière René. Chemin clandestin. (ebook) Julliard, 1968, 259 p., p. 82. Cerf-Ferrière est pour Combat, responsable national avec André Bollier du service journal-imprimerie.
[3] J-G. Bernard est le secrétaire général du mouvement Combat. Il sera arrêté avec son épouse (Yvette Baumann) le 28 janvier 1944. Il meurt dans le convoi qui le déporte vers Auschwitz le 31 juillet 1944. Témoignage d’Yvette Baumann : https://collections.ushmm.org/search/catalog/irn512758
[4] Elle sera arrêtée en janvier 1944 puis déportée.
[5] AN, mouvement Combat, XIII (72AJ/48 Dossier n° 4). Témoignage de Jeanne pagel recueilli par Marie Granet.
[6] Baumel Jacques. Résister. Histoire secrète des années d’Occupation. Paris : Albin Michel, 1999, 457 p., p. 228.
[7] Jeannet, André. Mémorial de la résistance en Saône-et-Loire. Biographies des résistants. Mâcon : JPM éditions, 2005, 443 p., pp. Le couple Vaillant hébergera à plusieurs reprises Frenay et Berty. Celle-ci sera chez eux le 27 mai au soir.
[8] Bénouville Guillain De. Le sacrifice du matin. Paris : Robert Laffont, 1946, 607 p., p. 368.
[9] Cerf-Ferrière René. Chemin clandestin..., op.cit., pp. 46-47.
[10] https://convoi77.org/deporte_bio/jean-guy-bernard/
[11] Au sujet de Richard, voir Péan Pierre. Vies et morts de Jean Moulin. Paris : Fayard, 1998, 715 p., pp. 661-689.
[12] https://convoi77.org/deporte_bio/jean-guy-bernard/ Kreutz vivra tranquillement après la guerre en Espagne et, comble de l’ironie, il sera inhumé en France en 1980, au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois !
[13] Frenay Henri. La nuit finira. Paris : Robert Laffont, 1973, 607 p., pp. 286-287. Richard était très lié avec Bénouville, Hardy et Lydie Bastien.
[14] Baumel Jacques. Résister…, op.cit., p. 195.
[15] Bénouville Guillain De. Le sacrifice…, op.cit., p. 368.
[16] Idem., p. 181.
[17] Ibidem., p. 155.