Il faut payer la note
Mis sous les verrous, l’heure de la justice sonne. Chacun tente alors de rouler son monde. Leur ligne de défense sera toujours la même : tous dénonceront très facilement leurs collègues de la section, tous donneront les noms d’indicateurs qui seront à leur tour arrêtés. Lucien Guesdon, arrêté le 22 novembre 1944 et interrogé trois jours plus tard par le commissaire Brignol, dénoncera ainsi toute son équipe. Payot choisira d’impliquer sa maîtresse : c’est Thérèse qui a dénoncé la résistante E. Farge, dira-t-il à ses juges. Il avouera même avoir confié à sa compagne leur fortune. Thérèse Gerbet trinque donc aussi puisqu’elle est condamnée à vingt ans de prison et leur fils, né en 1943, est placé à l’Assistance publique. Quant à Payot, il sera abattu en prison.
J’ai aidé la résistance !
Puis, souvent, l’ex-gestapiste tricolore reconnaîtra avoir travaillé pour le SD tout en renseignant la résistance ou sauvé des Juifs. Fleury Cinquin, arrêté le 3 septembre 1944 par les F.F.I. à Lyon, tentera de se dédouaner ainsi : il a transmis de faux papiers, travaillé avec un agent anglais du nom de Blights lequel connaissait bien Tiburce du S.O.E. à Cluny, transporté des armes pour le compte de Tito et Jim (groupe franc de Villeurbanne) et sauvé des Juifs, dont sa maîtresse Sultana.
À la lecture des dossiers des Gestapistes tricolores, une chose est sûre : les enquêteurs ont dû en perdre leur latin devant tant de déclarations mensongères impossibles à contrôler. Et pourtant, ce travail, ils le font souvent avec minutie, tentant de trouver les failles.
Malheureusement pour Cinquin, ceux qui auraient pu plaider en sa faveur ont disparu de la circulation : Jim (Capitaine Marcel Desplaces) et Tito (Lieutenant Otello Marzioni) ont été tués par les Allemands le 24 août 1944 et l’Anglais Blights s’en est soi-disant retourné en Angleterre. A-t-il d’ailleurs réellement existé ? Si Cinquin accuse Blights d’avoir tué Odette Redureau, agent du SD[1] et maîtresse de l’Allemand Krull le 7 mai 1944, les enquêteurs en arrivent à la conclusion que c’est Cinquin qui l’a assassinée pour la dépouiller.
Dernier atout qui pourrait peser lourd dans la balance : avoir sauvé des Juifs. Née en février 1926 à Constantinople, Sultana est arrivée en France avec ses parents en 1927. La famille se réfugie à Lyon. En 1941, son père est arrêté puis déporté. Elle ne sait pas ce qu’il est devenu. Le 12 mai 1944, c’est au tour de sa mère d’être arrêtée. La jeune femme cherche à son sujet des renseignements auprès de Cinquin. Il l’héberge et elle devient sa maîtresse. Cinquin a-t-il réalisé une bonne action ? L’enquête sèmera le doute : Sultana aurait peut-être elle-même dénoncé sa mère. Lorsque Cinquin est sous les verrous en septembre 1944, Sultana ne perd pas le Nord : elle se sert avec le F.F.I. Champel dans la caissette que Cinquin avait mise de côté pour ses vieux jours…
Cinquin sera condamné à mort.
Faire témoigner un chef de réseau
Dernière carte que le Gestapiste sort de sa manche, le témoignage d’un résistant, et si possible quelqu’un de connu, un chef de réseau. Doussot comptera sur les témoignages de Laurent Bazot ou de Girin du réseau Dupleix mais les enquêteurs prouveront que les trois compères ont travaillé ensemble, mais pas toujours pour la bonne cause. Doussot sera condamné à mort.
Angèle Perrin obtiendra l’appui de Paul Guivante de Saint-Gast, chef du réseau Marco-Polo. Mais la Justice n’est pas dupe. Elle n’aime pas, elle non plus, être roulée dans la farine. Au sujet d’Angèle Perrin, le commissaire Martin conclue ainsi : « Si la femme Perrin, alias Lucienne, semble sincère quand elle fournit la liste des délateurs qu’elle a connus durant son séjour au SD, par contre, elle tente sans aucun doute de personnifier l’image de la résistante arrêtée qui jusqu’au bout se sacrifie pour atténuer les souffrances des patriotes traqués et saboter les efforts des allemands dans leur répression. À ce sujet il semble bien que l’on puisse accueillir ses déclarations avec quelques réserves car Max Payot, Antolino, etc…, sont unanimes à déclarer que Lucienne a été un des plus forts agents du SD de Lyon[2].
Et après ?
Celles et ceux qui ont pu être jugés connaîtront des destins différents.
Chez les Gestapistes, proches de Moog et de Doussot et dont on a retracé le parcours depuis quelques semaines, seul André Jacquin « Milneuf » sera exécuté. Max Payot est tué dans sa cellule de Saint-Paul dans des conditions mystérieuses : son gardien l’aurait abattu alors qu’il tentait de s’évader…

Lucien Guesdon[3] sera condamné à mort puis gracié, tout comme Antolino[4], Cinquin et Doussot.
Thérèse Gerbet, maîtresse de Payot, sera condamnée à la peine de travaux forcés à perpétuité et à la dégradation nationale. Elle purge sa peine en 1945 à Saint-Etienne[5].
« La Lucienne » est condamnée à vingt ans de travaux forcés.
Antolino est condamné à la peine de mort, 18 juillet 46, peine commuée en travaux forcés à perpétuité.
Dès 1946, une page de l’histoire se tourne. Aucun n’exécutera totalement sa peine.
Bah… faut-il s’en insurger quand on sait que le chef de l’Abwehr de Dijon et donc supérieur de Moog, Ludwig Heinrich Kramer (alias capitaine Eugen, Eugen K, Gegauf, Gegof ou Gegoff), est sorti libre du tribunal militaire en 1950 ? Comme le souligne Jacques Gelin, « Après la guerre, on a voulu oublier qu’il ne suffisait pas d’avoir appartenu à l’Abwehr pour n’avoir pas été nazi ou même avoir été antinazi. Cela arrangeait à la fois les officiers allemands et les services occidentaux, qui pouvaient ainsi les utiliser contre les communistes sans trop de scrupules. » Kramer avait arrêté le général Delestraint en juin 1944. En 1950, il rencontrera Gastaldo et Théobald, les deux bras droits du général qu’il avait envoyés également en déportation. Il leur avait même payé un coup à boire, mais sûrement pas en souvenir du bon vieux temps.
Alors, si les chefs de l’Abwehr sortent -pour certains- des tribunaux la tête haute, il faut bien le reconnaître : drôle de Justice quand même…
[1] Selon Cinquin, Odette avait un port d’arme et une carte de police allemande et elle était activement recherchée par la résistance. Elle vivait rue Garibaldi, dans un appartement réquisitionné à des Juifs. Son corps aurait été retrouvé à Chanopost en mai 1944.
[2] Dossier Antolino. Rapport du commissaire de police Lucien Martin, 4 août 1945.
[3] Lucien Guesdon décédera en 1985.
[4] Sa peine commuée en travaux forcés à perpétuité. Pierre Antolino est décédé en 1997.
[5] Elle décède en 1998.