Tenter de rouler Barbie ne rapporte jamais bien gros.
De leur entrée à la Gestapo à la fin août 1944, les agents français sont surveillés et n’ont pas le droit à l’erreur.
Aux yeux des Allemands, certains Gestapistes « feront carrière » sans trébucher et seront encore récompensés au moment où les troupes déguerpissent de Lyon. Guesdon préfère rester en France : Hollert lui fait un dernier cadeau pour ses bons et loyaux services et il empoche encore 15 000 francs. Il remet à une autre indicatrice -Jeannine Conti- 10 000 francs. La Gestapo sait être généreuse. Toutefois, d’autres seront moins chanceux.
Tenter de rouler Barbie ne rapporte jamais bien gros.
Barbie l’explique très bien à Aimé Ferrier (Inspecteur de la Sûreté Nationale) en Bavière le 8 décembre 1948[1]. Dans l’échelle des sanctions, il y avait tout d’abord le départ du Gestapiste pour l’Allemagne lorsque la faute n’était pas « réellement grave ». Si Barbie avait des doutes plus importants au sujet d’un agent, il l’interrogeait lui-même. C’est clair, « le boucher de Lyon » n’aime pas qu’on joue sur les deux tableaux. À ce sujet, il racontera comment il a fait exécuter une femme travaillant dans son service : son corps fut ensuite balancé dans le Rhône[2].
Les Gestapistes « pas gentils » : direction Outre-Rhin !
Direction Outre-Rhin : pour Klaus Barbie, c’est l’option choisie lorsqu’un de ses agents commet une faute bénigne. En Allemagne, un Gestapiste qui sait tout des services de Barbie, devient ainsi beaucoup moins dangereux qu’en France où il pourrait monnayer ses informations à la résistance. C’est ce qui arrive à Pierre Antolino, pris sur le fait. Alors qu’il gagne déjà bien sa vie à la Gestapo, il cherche à en profiter plus en pillant pour son seul compte des appartements. André Jacquin et Angèle Perrin « La Lucienne » témoigneront de ses « indélicatesses », lorsqu’il occupe notamment avec l’interprète Stahl -en décembre 1943- la villa de Lucie Aubrac. De surcroît, il a pu manquer de zèle lors de l’arrestation de certains résistants et c’est un ancien membre des Brigades Internationales[3]. La réponse ne se fait pas attendre : Antolino est envoyé en Allemagne avec sa femme. Sa « punition » n’est quand même pas trop grave puisqu’il part à Dresde avec une lettre de recommandation des Allemands pour travailler comme mouchard dans une usine.
Angèle Perrin « La Lucienne » subira le même sort qu’Antolino, mais pas pour les mêmes raisons. Lorsqu’elle témoignera devant la Justice, elle fera valoir son passé d’ »agent double ». Si elle est déportée à Ravensbrück le 18 mai 1944, c’est parce qu’elle a aidé, dit-elle, la résistance. Arrêtée le 13 mars 1944, elle aurait fait disparaître dans les locaux de la Gestapo un rapport concernant son beau-frère Romain Perrin, alors maquisard. Elle aurait été également en passe de fournir à Pierre Faure (des groupes francs de Villeurbanne)[4], une liste de tous les membres de la Gestapo lyonnaise[5].
Faux témoignage ? Tout est possible quand on veut sauver sa peau. Mais alors quid de cette déportation ? Est-ce une manœuvre des Allemands pour envoyer « La Lucienne » faire le mouton dans un camp ? Ses compagnes trouveront étrange sa déportation : transférée de Ravensbrück au camp de travail de Swodau, elle en est libérée à la suite d’un accident (doigt écrasé) pendant l’hiver 1944-1945. Dès lors, elles ne savent pas ce que « La Lucienne » devient[6]. Bien entendu, la Gestapiste présentera une toute autre version de sa « libération ». Transférée de Swodau à Flossenburg, elle s’évade -dit-elle- se cache, en attendant d’être libérée puis rapatriée à Paris le 26 mai 1945[7]… Nous n’en apprendrons pas plus sur le site de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation : après Swodau, le devenir de « La Lucienne » -et plus particulièrement son rapatriement- reste un mystère[8].
À la prison Montluc
A contrario, Max Payot s’en sortira plutôt bien. Le 3 mai 1944, il est arrêté par Bayerli et Fulker et incarcéré à Montluc deux jours plus tard. Les Allemands doutent, dit-il, de son intégrité au sein de la section IVA[9].

Il lui faut compter auprès de Hollert sur les intrigues que mène sa maîtresse, Thérèse Gerbet, pour qu’il soit libéré. Le 9 juin 1944, elle se présente à la Gestapo et dénonce Elisabeth Farge, 8 rue V. Hugo. Les crimes commis par Payot ne doivent pas quand même être trop graves puisqu’il est relâché le 21 juin. Et il procède lui-même à l’arrestation de la résistante Farge. À sa sortie de Montluc, Payot sévira dans l’équipe de Lucien Guesdon.
Ils font le ménage dans leur propre équipe !
Au printemps 1944, les Allemands sont sur les dents et il est possible que la découverte d’un organigramme concernant la SIPO-SD -trouvé rue des Marronniers- soit à l’origine, dans leurs rangs, du branle-bas de combat. En tous les cas, ça chauffe et on règle des comptes.
Jean Brunet[10], agent de la section IVE, travaillait avec Jacquin et enregistrait les dénonciations. Le 13 mars 1944, il est exécuté par Krull, Schmidt, Doussot et Thévenot à Champagne-au-Mont-d’Or. Fleury Cinquin déclarera que c’est Odette Rodureau qui l’avait dénoncé[11].
Est-ce une coïncidence ? Brunet exécuté, Angèle Perrin est arrêtée par la Gestapo le même jour.
On retrouvera quatorze douilles près du corps de Brunet. Pour leur défense, Thévenot et Doussot diront que Brunet était un agent double et que l’ordre de l’éliminer était venu de Barbie. Ce dernier démentira lorsqu’il sera interrogé en décembre 1948. Moins un.
D’autres, comme Brunet, ont disparu des rangs de la section IVE : Monique Boisvin dite « La Marseillaise » et Louis Thys[12]. André Jacquin déclarera au commissaire Arnaud le 27 février 1945 que c’est Angèle Perrin qui est à l’origine de leur exécution, soit avant la mi-mars 1944[13]. Elle aurait dénoncé « La Marseillaise » à la Gestapo comme agent double, en contact avec des résistants au cabaret « Touta ». Cette même « Marseillaise », agent travaillant avec Doussot est pourtant identifiée comme ayant planqué puis dénoncé Martinotti et Vinciguerra qui seront abattus par Doussot au café Duval à Villeurbanne le 20 décembre 1943.
Entendue le 23 juillet 1945 par l’inspecteur de police Maurice Driffort, Angèle Perrin niera sa responsabilité dans ces deux exécutions : certes, Monique Boisvin n’était pas une bonne indicatrice et elle faisait capoter la plupart des affaires de surveillance mais, comme Louis Thys, elle aurait été abattue par la résistance et non par la Gestapo.
Moins trois. Et combien d’autres dont on ne retrouve pas la trace à la Libération ?
Doussot, protégé par Barbie et Krull ?
Reste le mystère Doussot. On ne s’explique pas pourquoi Barbie n’ait pas poussé par deux fois les investigations à son sujet. En mars 1944, la Gestapo tombe, dans un local utilisé par la résistance rue des Marronniers, sur une liste des agents lyonnais de la SIPO-SD. Barbie l’avouera en décembre 1948 à l’inspecteur Ferrier : il a soupçonné Doussot d’avoir rédigé le document. Mais Krull se porte garant de l’agent qui dirige l’équipe française de la section IVE : il a « toute sa confiance » et « de ce fait [dira Barbie], j’accordais la mienne à Doussot[14]. » Et Barbie ne cherche pas plus loin : « J’avais rendu Krull responsable de son activité. »
De même, lorsque Doussot s’enfuit de la Gestapo au moment du débarquement, Barbie pense un moment que Doussot a été tué par la résistance. Krull mène soi-disant une enquête qui ne mène à rien. Connaissant le réseau de renseignements dont disposent les Allemands, à Lyon et à Mâcon, la disparition aussi facile de Doussot -à une heure de route des quartiers de Barbie- pose question, d’autant qu’il ne se cachera jamais, à Cluny et au maquis de Crue, d’avoir servi la Gestapo lyonnaise… Krull sera tué en Belgique en 1944. Est-il possible que Doussot ait négocié, sa protection puis sa fuite, auprès de Krull ?
À suivre…
[1] En décembre 1948, Barbie reçoit Aimé Ferrier qui enquête au sujet de Doussot. À cette époque, « Le boucher de Lyon » est domicilié à Kempten, 38 Schillerstrasse et il exerce la profession de commerçant à Augsbourg.
[2] Bower, Tom. The butchers of Lyon. Livres du Panthéon, 1984, 255 p. Il est possible que ce soit « la Marseillaise ».
[3] AD Rhône, 394 W 251 : dossier Antolino. Audition de Fritz Altenburger, ex-officier des services de renseignements allemands, 18 mars 1946.
[4] Étrangement, Faure n’est pas inquiété alors qu’il est présent au moment de l’arrestation d’Angèle Perrin.
[5] Nous consacrerons prochainement un article à cette liste des membres de la Gestapo car Angèle Perrin n’est pas la seule à se servir de cet argument pour valider son action dans la résistance.
[6] AD Rhône, dossier Perrin, 394 W 239. Audition par l’inspecteur Claudius Cholier de Raymonde Pildot, 31 mai 1945.
[7] AD Rhône, 394 W 239 : dossier Perrin. Audition par l’inspecteur Claudius Cholier d’Angèle Perrin, 4 juin 1945.
[8] http://www.bddm.org/liv/details.php?id=I.212.#PERRIN
[9] AD Rhône, 394W 204 : dossier Gerbet. Interrogatoire Payot, 10 novembre 1944. Payot est passé à la section IVA en janvier 1944.
[10] Jean Brunet est né le 16 juillet 1901 à Lyon. Il se marie à Toulon avec Baptistine Fontana en 1922, divorce et se remarie avec Madeleine Rouff en 1937. Il divorce de nouveau en 1938. En 1921, il est mécanicien.
[11] AD Rhône, 394 321 : dossier Cinquin. Audition de Cinquin par l’inspecteur de police François Vaudant, 30 septembre 1944.
[12] Louis Thys est inhumé à Lyon le 23 février 1944.
[13] Angèle Perrin étant arrêtée le 13 mars 1944, l’exécution de M. Boisvin a dû se faire avant cette date, peut-être en même temps que Thys, soit en février.
[14] Déposition de Barbie à Aimé Ferrier (Inspecteur de la Sûreté Nationale) en Bavière le 8 décembre 1948.