Les « caffetières » de Cluny

Si l’historiographie a longtemps occulté le travail des femmes au XIXe siècle, force est de constater qu’elles ne sont pas du tout invisibles dans les recensements que nous avons consultés. Nous l’avons dit précédemment, le cabaret était une pièce de l’habitation transformée pour le commerce. Devant leur devanture, cafetiers et cafetières prennent la pose, tandis que le photographe immortalise ce moment de l’histoire de la ville.

On prend la pose au Lion d’Or

Certain-e-s feront peindre ou graver le nom de leur estancot parfois sur une simple planche de bois installée sur la façade : café Mariotte, café du Lion d’Or, café du Buget, café de la Paix, café des Arts…

Pour de nombreux ménages, le bistrot est un appoint financier : en 1911, le mari est maréchal-ferrand (Charles Ponthus) et son épouse Henriette « cafetière ». Chez les Poyet, Claude est journalier et Anne tient le café. En cas du décès du mari, c’est bien souvent sa veuve, seule, qui a repris le flambeau. Le couple n’étant généralement pas propriétaire des murs, il faut continuer à payer le loyer et faire bouillir la marmite. Il n’est pas rare de trouver des femmes « caffetières » (ancienne orthographe), « cafetières », cabaretières ou encore aubergistes. Sur tous les recensements examinés, on compte environ 1/3 de femmes qui tiennent seules le commerce.

En 1841, elles sont cinq à gérer un débit de boissons. Il faut sûrement avoir de la trempe pour gérer les adeptes de la dive bouteille et ne pas accepter de faire crédit au pochard sans le sou. En effet, pour ne pas encourager l’ivrognerie, la loi interdit d’avoir une ardoise au bistrot. Marie Janaud tient ainsi seule un café rue du Merle en 1841. Son mari Claude Janin étant décédé, peut-être se remarie-t-elle avec Antoine Beugras en 1844 pour pouvoir faire face : Beugras exerce en effet la profession de cuisinier.

En 1914 ou en 1939, lorsque les maris sont mobilisés, les femmes n’ont pas le choix et gèrent seules le commerce : c’est le cas au café du Nord de la dame Rolland en 1914 ou de Madeleine Desseigne, place du Champ de Foire en 1939. En 1944, un coup très dur est porté au café Lardy. Le mari est déporté ; son épouse reste seule avec les enfants et elle est obligée de fermer le café « Au bon coin » situé rue de l’Hôpital.

Acheter un café, c’est le rêve de certains Clunisois mais encore faut-il avoir quelques économies. En novembre 1934, une mise aux enchères indique que le prix de départ du fonds de commerce café-restaurant Dubuisson, situé au Pont-de-Cotte : c’est quand même 5 000 francs de mise à prix mais le commerce présente des avantages : son emplacement sur la route nationale et sa pompe à essence. À combien est-il vendu ? Nous ne le savons pas.

« Dis-moi quel bistrot tu fréquentes et je te dirai qui tu es »

Dans les années 1930, chaque café de quartier a ses adeptes. Si certains changent de propriétaire à tout-va, d’autres sont de véritables institutions, comme le café Simonet rue Prud’hon. Ouvert en 1911, il est toujours tenu par Antoine Simonet en 1936.

Le bistrot reste le lieu de rencontre par excellence. Clunisois du haut, Clunisois du bas, peu importe. Ils se donnent rendez-vous chez Simonet pour les boules, chez Billonnet (place du théâtre) ou chez Jandin quand ils préparent les conscrits.

Prud’hon, toujours debout, regardant le café des boulistes bombardé

Dans les années 1940, les jeunes dansent généralement au café Nigay[1].

Certains débits de boisson (Café Burger, café Lardy) accueilleront également les premiers résistants[2].

Simone Burger qui participera à la Libération de Toulouse, les armes à la main. Sacrée bonne femme ! © N. Roiné

Nombreux seront les commerces à payer un lourd tribut lors de l’opération de la SIPO-SD de février 1944 : quatre cafés sont vidés de leurs meubles auxquels les Allemands mettent le feu. Café Lardy (rue de l’Hôpital « Au bon coin », Café Moreau (Champ de Foire), café Fouillit (Pont de l’Étang), café Nigay (place des Fossés). Puis, le 11 août deux bombardements de la ville font des ravages : il faudra reconstruire.

À partir des années 1940, on assiste en France au déclin des petits cafés. Le géographe Nicolas Cahagne y voit plusieurs raisons : « La période qui suit la Libération, caractérisée par une élévation du niveau de vie, une augmentation du temps libre, l‘affirmation de la société de consommation et celle de la société du spectacle, condamne le secteur des cafés à s‘adapter à un nouveau monde et à intégrer de nouvelles attentes sociétales. Cette reconversion requiert en outre un ajustement à la baisse des effectifs d‘établissements, trop nombreux sans doute dans une société qui voit s‘ouvrir de nouvelles perspectives de loisirs, qui peut compter sur les congés payés et sur l‘acquisition de l‘automobile pour se déplacer toujours plus et plus loin et qui, entre autres pour ces raisons, se rend de moins en moins au café[3]. » Bien entendu, le bistrot n’a pas été le seul commerce à pâtir de ces nouveaux modes de vie et de consommation. Nous en parlerons ultérieurement.

Le café marque l’histoire d’une ville.

De même que le terme de « cabaret » avait disparu dans les années 1920, celui de « bistrot » est passé de mode. On assiste d’ailleurs en 2020 à la disparition du dernier commerce ayant opté pour cette appellation à Cluny. En deux siècles, face aux nouvelles façons de vivre et de consommer, les établissements -par la force des choses- ont évolué : on trouve maintenant à Cluny des établissements multifonctionnels se rapprochant de l’auberge de la fin du XIXe siècle, des lieux où l’on mangeait et/ou l’on buvait. Certains commerces ont d’ailleurs gardé cette appellation « d’auberge »: L’auberge du Cheval blanc ou la Petite Auberge.

Mais pour ancrer l’établissement dans l’histoire clunisoise, il y a une chose qui ne bouge pas : le nom. Le Nord, La Nation, Le Centre, l’hôtel de Bourgogne, l’hôtel du Commerce, la Petite Auberge, Le Cheval blanc, le Pont de l’Etang… ont préservé leur estampille.

Café de la Nation.

Cafés, restaurants, auberges, hôtels, participent ainsi au marquage historique de la ville.

De nombreuses études ont noté récemment que le café, point de rencontre, de convivialité est « l’emblème de la vitalité des communes rurales ». On cherche, dans nos campagnes, à sauvegarder le café du coin et certaines associations n’hésitent pas à imaginer des cafés-bus qui se déplacent de village en village pour « faire du lien ».

En ville, quelques cabarets devenus cafés, cafés-restaurants, brasserie, etc. ont pu survivre en diversifiant leurs activités au cours des deux derniers siècles. Après la disparition de nombreux commerces de proximité, on ne peut que souhaiter longue vie à tous ces lieux de vie lesquels traversent actuellement une crise sans précédent. 


[1] Amicale des déportés de Cluny. Le pire c’est que c’était vrai ! Cluny : JPM éditions, 2005, 411 p., p. 96.

[2] Voir l’article : « Cluny : Les résistants du 14 juillet 1941 Partie I ».

[3] Nicolas Cahagne. La ruralité au comptoir : une géographie sociale et culturelle des cafés ruraux bretons. Géographie. Université Rennes 2, 2015.