Du cabaret au café

En 1921, le terme de « cabaret » disparaît du vocabulaire. Cette institution s’est transformée soit en café, parfois appelé quand il est très petit « buvette », soit en auberge. À cette date, nombreux sont les débits de boissons clunisois qui ont fermé leurs portes car, outre les raisons évoquées par P. Degueurce sur la situation économique de la ville, le pays a décidé depuis 1915 de lancer l’offensive contre l’alcoolisme. On brandit l’étendard : l’alcool -gnôle, absinthe- c’est la dégénérescence de la Nation assurée. Certes, les chiffres ne sont pas rassurants : « De 2,32 litres d’alcool par an et par personne en 1870, on est passé à 3,93 en 1913 (avec un pic dans les années 1890), tandis que le nombre de débitants a cru de plus de 30 %, passant de près de 366.000 à près de 483.0008. C’est un véritable raz-de-marée alcoolisé auxquels doivent faire face les groupements antialcooliques[1]. » On punit sévèrement tout commerce illicite, notamment celui de la gnôle :  pour transport frauduleux du fameux breuvage, le sieur Decloux de Cluny écope d’une amende de 500 francs en 1898[2].

Pour le vin, contre l’absinthe

En 1915, l’absinthe est définitivement interdite. La consommation de cette « fée verte » s’était démocratisée : en 1910, de toutes les boissons alcoolisées, elle était la meilleure du marché. À portée de toutes les bourses, l’ouvrier, l’artiste se pressaient à l’estaminet pour en boire plus que de raison. Oui, mais pour les hygiénistes, elle rendait fou et criminel. Lorsque les historiens se pencheront des décennies plus tard sur l’histoire de « la fée verte », leurs conclusions à ce sujet seront plus nuancées. Certes, elle rendait alcoolique tout buveur qui en abusait. Somme toute, comme n’importe quel autre alcool.

Mais force est de constater que ce sont dans les départements où l’on buvait le moins d’absinthe que l’on comptait le plus d’aliénés par l’alcoolisme (le Morbihan, la Mayenne, etc.). Alors, ne faut-il pas chercher dans cette interdiction un souci d’ordre économique ? À l’heure où la viticulture connaît une crise sans précédent, il faut en effet suivre les préconisations de la Société Nationale d’Agriculture : « Pour le vin, contre l’absinthe ». L’absinthe est devenue un péril national, pour la santé du consommateur, mais surtout pour celle de la viticulture. Une Anisette, un Pernod, un Pontarlier, un Pastis, remplaceront ultérieurement la fée verte au comptoir.

Le vin, une boisson hygiénique

En 1873, une loi réprimandait déjà l’ivresse publique. Elle est renforcée par celle du 1er octobre 1917. Seul le « limonadier » se tire bien d’affaire : normal, il a le droit de vendre du café, du chocolat et du vin. De surcroît, il n’a pas à lutter contre la concurrence. Il n’y a qu’un seul limonadier installé en ville depuis 1866.

Le législateur de l’époque ne s’attaque pas au vin puisqu’il faut protéger la viticulture. Malgré les « recommandations » des ligues antialcooliques, c’est encore une boisson hygiénique, un aliment qui donne des forces. Par an, entre 1901 et 1913, sa consommation est estimée quand même à plus de 140 litres par personne ! Y a-t-il du truandage sur les comptoirs de Cluny ? En 1919, la Préfecture rappelle que les cafetiers clunisois ne doivent débiter que dans les mesures légales et à se pourvoir de bouteilles marquées et contenant le titre, soit 1 litre, ½ litre et ¼ de litre.

« À l’instar du Kaiser criminel, l’alcoolisme décime et ruine la France » (mais pas le vin !)

Société Française d’Action contre l’alcoolisme

Le vin, on en sert même dans les écoles ! À l’École Nationale Pratique d’Ouvriers et de Contremaîtres, l’adjudication de 400 hectolitres de vin rouge pour l’année 1900 est remportée par Henri Boutet, négociant en vins à Perpignan. 400 hectolitres, c’est la « consommation nécessaire à l’établissement pour une année[3] ».

Poivrots et ivrognesses à Cluny

Le cafetier est responsable devant la loi. Il est ainsi interdit de servir un arsouille qui entrerait « plein comme une barrique » au bistrot. A contrario, le bistrotier n’est pas inquiété si son client sort totalement brindezingue de son estancot. En 1900, la dame Jeannin qui tient un café rue de l’Hôpital a servi quatre ou cinq bouteilles de vin à Louis Bulle de Clermain. Ce dernier écope d’un franc d’amende mais la dame Jeannin est acquittée. Il faut également que le cafetier respecte les heures de fermeture. En 1900, c’est également 1 franc d’amende pour le propriétaire et pour les clients si ‘l’on s’attarde de trop. Ce n’est pas trop cher payé : par comparaison, un pain d’un kilo coûte à cette époque 27 centimes. Mais les « Galope-Chopine » n’ont peur de rien. En avril 1899, trois adeptes de la dive bouteille ne chantent pas le mai. Sous les fenêtres des gendarmes, ils crient mult injures et « Vive l’anarchie ». Les trois pochtrons finissent au violon municipal avant d’être conduits à Mâcon pour ivresse et outrages publics.

Beuverie, saoulerie, on n’en veut plus dans les rues de Cluny. La maréchaussée veille au grain, autant que faire se peut. Mais cela n’empêche pas certains boit-sans-soif de s’encanailler et de se pocharder jusqu’à la lie. En 1912, Catherine Lamain arpente les rues de la ville, s’en prend aux passants et même au maréchal des logis auquel elle montre « la partie charnue de son corps ». Conclusion : cinq francs d’amende, trois mois et un jour de prison. Pour les ivrognesses, pire est la peine si, de surcroît, elles sont soupçonnées ou accusées de prostitution.

Le mois de novembre, époque du vin nouveau, est propice aux contraventions. Le 18 novembre 1932, un journaliste du Courrier de Saône-et-Loire décrit savoureusement les pochards arrêtés dans les rues de Cluny : le sieur D… de Château marche en faisant des zig-zags dans la rue « en raison d’une pistache bien tassée » et le sieur M… de Sainte-Cécile « faisait prendre l’air à une muflée phénoménale ».

Vagabonds, poivrots : la chasse est ouverte, sans toutefois priver les bistrots de leur gagne-pain quotidien. Vaste dilemme… Punir ou autoriser… À la demande de la municipalité, la préfecture est ainsi parfois très tolérante. Dans les années 1930, lorsqu’il y a courses hippiques à Cluny, coup de pouce aux commerces : les cafés reçoivent l’autorisation d’ouvrir…toute la nuit !

Le vin coule donc toujours à flot. Mais où va-t-on ma brave dame ! Même les animaux s’y mettent !

Oct. 1900 Courrier de Saône-et-Loire

En 1926, cinq nouveaux cafés ont ouvert leurs portes. On en comptera désormais dix-sept, puis quinze en 1936. Certes, entre le XIXe et le XXe siècles, au bistrot, la consommation a évolué : on vient y prendre l’apéritif, boire une chopine ou tout simplement un café. En effet, la consommation du café « a été multipliée par 24 entre 1815 et 1938. Même le thé, qui ne touche (…) que des milieux beaucoup plus limités, a vu sa consommation multipliée par plus de 10[4]. » 

Publicité, quand tu nous tiens.

Tout pousse le consommateur à aller se poser un moment au café. Comme pour les hôtels-restaurants, la publicité fleurit sur les murs de la ville et encourage la consommation. Sur la fontaine aux serpents, c’est Byrrh ou Saint-Raphaël-Quinquina. Sur la façade du café de la Grenette, placé en face d’une école, il est plus sérieux d’encourager les élèves à boire du Cacao Van Houten !

Fontaine aux sepents
Café La Grenette

Mais, passée la porte de La Grenette, la plaque émaillée -objet publicitaire apparu au milieu du XIXe siècle- invite encore le consommateur à faire ses choix : Dubonnet, Suze, Byrrh, Saint-Raphael. Pour les plus jeunes, il y a le fameux citron-Crozet, sans alcool, qui parfumera la limonade[5]. Difficile de dire s’ils préféraient le citron-Crozet à un petit Saint-Raphaël ou à une chopine de rouge…

Au fil des rues, les commerces que vous auriez pu fréquenter :

Mais encore : 1841 Rue de la Chanaise : 2 cabaretiers, 1896 Rue des Ravattes : 1 cabaretier, 1 aubergiste, 1921 Rue des Tanneries : 1 aubergiste, 1841 Rue de la Levée : 4 cabaretiers : 1 cafetier et bien d’autres…

À suivre…

À lire : Delahaye Marie-Claude. L’absinthe. Histoire de la fée verte. Nancy : Berger-Levrault, 1983.


[1] Stéphane Le Bras. Et le vin faillit devenir un alcool. Perceptions, représentations et pratiques autour du vin pendant la Première Guerre mondiale. H. Bonin (dir.). Vins et alcools pendant la Première Guerre mondiale (1914-1919), Féret, p. 41-65, 2018. ffhalshs-01956748f

[2] Par comparaison la somme de 500 francs correspond à une bourse octroyée à un élève des Arts-et-métiers en 1901.

[3] Courrier de Saône-et-Loire, 25 octobre 1899.

[4] Flandrin Jean-Louis et Montanari massimo (sous la dir. De). Histoire de l’alimentation. Paris : Fayard, 1996, 915 pages, p. 743.

[5] Entreprise qui existe toujours dans le Rhône à Thizy.