Plusieurs listes seront dès lors établies par les commissions départementales et il est très intéressant de voir les choix qu’elles opèrent concernant les monuments et les statues ne présentant « ni intérêt historique ou esthétique ». Arrivent en premier les monuments représentant la République, la Liberté (« Enchaînée », « Éclairant le Monde », etc.) et les bustes de Marianne. Quant aux personnalités n’ayant aucun intérêt historique, on liste prioritairement : Jaurès, suivi par Sadi Carnot, Gambetta mais aussi Proudhon, Napoléon III, Vercingétorix et Clovis.

Dans notre département, la liste n°1 comprend :

À Montceau-les-Mines, buste du docteur Jeannin. Ancien maire, il œuvra en priorité pour le développement de l’enseignement public et laïc[1].

À Romanèche-Thorins, buste de Benoît Raclet[2]

À Mâcon, buste de Timon le Misanthrope et celui de l’astronome Ch-Louis Mathieu.

À Louhans, buste de Lucien Guillemaut (historien de la Bresse louhannaise).

À Autun, le monument à Divitiac (Druide éduen, ami de Cicéron) et le buste de Gabriel Bulliot (Négociant en vins et Président de la Société Eduenne).

Le druide Divitiac à Autun : aucun intérêt historique ?

À Chalon/Saône : les bustes du docteur Émile Mauchamp, de l’égyptologue François Chabas (remplacé), de l’astronome Benjamin Baillaud[3], et celle de Niepce.

Au Creusot : la statue d’Henri Schneider[4].

À Bourbon-Lancy : le buste de Sarrien (ancien président du Conseil des ministres)[5]

Une autre liste fait état de statues en fonte, enlevées, elles-aussi : une statue de la Bastille à La Chapelle-de-Guinchay, un monument « prise de la Bastille » à Crêches-sur-Saône et un buste de la République à Tramayes.

Magouille et compagnie

Comme partout en France, la commission de la Saône-et-Loire établit ses choix de façon très arbitraire. Et, dans certaines villes, l’enlèvement de certaines statues ou monuments provoquent bien sûr l’émoi ou l’indignation. Certains politiques interviennent et l’enlèvement n’a pas lieu. C’est le cas à Arcis-sur-Aube où Pucheu lui-même exige que l’on épargne la statue de Danton. Nombreux sont aussi les préfets qui demandent des maintiens ; même le cabinet du Maréchal intervient pour sauver quelques statues ! C’est ainsi qu’on épargne le buste de Lapérouse à Albi et celle du président Favre à Chambéry.

Que s’est-il passé en Saône-et-Loire ? Force est de constater que certaines statues échapperont aussi à l’enlèvement : le buste du docteur Jeannin à Montceau-les-Mines, celui de Gabriel Bulliot à Autun, la statue d’Henri Schneider au Creusot et le buste de Sarrien à Bourbon-Lancy. Si Schneider et Sarrien sont des personnalités du département, on se doute qu’il y a eu des personnes influentes afin que Jeannin et Bulliot, des inconnus hors de leur commune, ne soient pas déboulonnés.

Les municipalités sans soutien, mais qui ont de l’argent ou qui se saignent aux quatre veines, trouvent d’autres moyens de sauvegarder leur patrimoine : elles négocient par exemple une statue, un buste contre monnaie sonnante et trébuchante ou livre l’équivalent en métaux cuivreux[6]. Autre système D : planquer son patrimoine. C’est ainsi que la ville de Chalon-sur-Saône livrera les statues du docteur Émile Mauchamp, de l’égyptologue François Chabas et celle de l’astronome Benjamin Baillaud. A contrario, la statue de Niepce est mise à l’abri dans les ateliers municipaux de la prairie Sainte-Marie, échappant ainsi à la fonte. En 1946, la mairie fera un pied de nez à Vichy en la remettant en place pour le deuxième anniversaire de la libération de Chalon[7]. On retrouve ailleurs des cas analogues. Lorsque les ouvriers arrivent pour déboulonner un « Grand Homme », bernique ! il a disparu. La commission notera alors avec grand soin que la statue d’Untel a bien évidemment « été volée ».

Qu’importe le bronze, pourvu qu’on ait le bonhomme

Le gouvernement de Vichy sait que villes et villages de France accepteront mal la loi du 11 octobre 1941 qui leur enlève une partie de leur patrimoine. En compensation, il propose donc « des mesures pour assurer le remplacement ultérieur des monuments métalliques enlevés par des monuments en pierre. Dans les cas où les commissions le jugeront utile, il pourra être pris des moulages des objets versés à la refonte. Les frais correspondants seront imputés au compte de la mobilisation des métaux. » C’est ainsi que de nombreuses personnalités « en pierre » ont retrouvé leur place dans nos squares ou sur les places de nos communes.

En Saône-et-Loire, les bustes de Benoît Raclet (Romanèche-Thorins), celui de Lucien Guillemaut (Louhans), tout comme ceux du docteur Émile Mauchamp et de François Chabas (Chalon/Saône) sont ainsi réinstallés. De bronze, nos « Grands Hommes » sont devenus pierre.

Il était beau « l’effort national » du Maréchal !

À Cluny, la commission a choisi Duruy et non pas Prud’hon, le buste du ministre n’ayant donc pas, à ses yeux, un quelconque intérêt historique ou esthétique. La mairie ne semble pas avoir fait grand cas de cette disparition. On ne trouve pas un soutien pour sauvegarder le buste et on ne le planque pas. Nous en doutons, mais si moulage il y a eu avant de déboulonner ce brave Victor, force est de constater qu’on ne s’est pas empressé de le remplacer. Le socle en pierre restera des années à sa place, décapité. Puis il finira chez un marbrier ou tout simplement à la benne.

Transformé en canon, Victor Duruy sert peut-être finalement une dernière fois les intérêts de l’industrie ! Drôle de fin pour celui qui écrivait en 1866 que  » [sa] première pensée chaque matin [était] pour Cluny. »

Tous nos « Grands Hommes » ont-ils finalement participé à cet « effort national » ? Loin de là. Le buste de Lucien Guillemaut à Louhans sera déboulonné à l’automne 1941. Après la guerre, on le remplacera par un buste en pierre. Comble de l’ironie, on retrouvera l’original -oui, oui, le bronze- chez un ferrailleur de Marseille dans les années 1970[8] ! Si l’Allemagne a récupéré nos bronzes, d’autres margoulins aussi. Eh oui, il n’y a pas de petits profits en temps de guerre…

Alors, ouvrez l’œil. On ne sait jamais. On verra peut-être un jour réapparaître la tête de ce brave Victor sur une brocante !


[1] Son monument sera finalement maintenu.

[2] Buste remplacé en pierre.

[3] Aujourd’hui, la stèle érigée en 1938 porte un buste en pierre de 1953 sculpté par Georges Granger (1989-1975). Les inscriptions et les plaques ont été rénovées en 1988.

[4] Statue maintenue.

[5] Buste maintenu.

[6] La ville d’Annonay négocie ainsi le maintien de la statue de Boissy d’Anglas. C’est ce qui se passe aussi dans l’Allier, à Ebreuil, pour conserver le buste du docteur Viple.

[7] https://e-monumen.net/patrimoine-monumental/monument-a-nicephore-niepce-chalon-sur-saone/  .

[8] https://e-monumen.net/patrimoine-monumental/monument-a-lucien-guillemaut-fondu-remplace-louhans/