Itinéraires de Gestapistes : les Gestapistes, c’est comme les fromages !

En 1942, Bickler décrira fort justement les Gestapistes tricolores : « Il y a plus de trois cents fromages en France. Nos agents français seront aussi variés que leurs fromages[1]. » Le Gestapiste sera en effet, de gauche, de droite, catholique ou israélite, truand ou pas, cultivé ou peu instruit. Ils seront recrutés par voie de petites annonces ou viendront spontanément offrir leurs services, souvent avides d’argent facile à gagner. Dans les rangs de la Gestapo française, on trouvera aussi beaucoup de résistants « retournés », qui vendront leur âme au diable. Attirés eux-aussi par l’argent, ils peuvent se retrouver du mauvais côté « par la peur de la prison, de la torture et de la mort », constate Marcel Ruby[2].

Quels sont les profils de celles et ceux qui ont travaillé avec Moog à la Gestapo de Lyon ?

On trouve plutôt des femmes et hommes issus de milieux modestes et des petits « « truands, trafiquants et maquereaux » qui n’ont pas fait de longues études. Dans la bande à Moog, André Jacquin est le seul présenté comme étant « très instruit », « de bonne formation[3] » : il est ingénieur.

L’intellectuel de la bande.

Fleury Cinquin, dont le père est camionneur, a réussi la première partie du baccalauréat : il est « breveté dessinateur » et sera imprimeur à Marseille avant la guerre. Lucien Guesdon n’a que le brevet élémentaire et a fait un apprentissage en sertissage dans la joaillerie. Comme Moog et Doussot, lui aussi a connu une enfance chaotique : pupille de la Nation, son père -caporal au 21 RIC- est décédé en 1918 des suites de ses blessures. Max Payot possède son certificat d’études primaires : il exercera la profession de représentant de commerce et sa maîtresse, Thérèse Gerbet, est bonne à tout faire ou serveuse dans les restaurants. Antolino est imprimeur puis travaille à la compagnie d’assurances « La Populaire » où il est employé à la commission.

Quant à Angèle Luciani (épouse Perrin), elle a seulement son « certif » et elle travaille en 1935 dans une bonneterie comme « petites mains ». 

En fait, peu importe le degré d’instruction. Il leur faudra surtout être actifs et « débrouillards ». Et la débrouillardise, ils en ont tous à revendre.

Politiquement, certains s’étaient engagés : Antolino aurait appartenu, dira-t-il, aux Brigades Internationales et Cinquin militait au Parti Communiste[4].

Avant d’entrer à la section IVE, tous ces futurs Gestapistes ne sont pas des bandits de grand chemin mais ils ne sont pas quand même tous des « Monsieur tout le monde ». Payot s’est fait arrêter en 1941 pour marché noir, Moog a peut-être volé une bicyclette. En novembre 1941, Cinquin est arrêté et emprisonné à Marseille où il tient le restaurant « Le Régalon » : comme il n’y a pas de petit profit, il remplissait son bas de laine en servant de la viande avariée à ses clients !  Libéré, il est de retour dans sa famille à Lyon mais il est impliqué en août 1943 pour complicité dans une affaire d’escroquerie auprès d’un bijoutier. Quant à Doussot, rappelons qu’il est, en 1939, poursuivi et emprisonné pour mult vols et qu’il traîne déjà derrière lui l’étiquette de proxénète.

Après avoir retracé le parcours de Moog, tentons donc maintenant de suivre celui des Gestapistes de son équipe à la section IVE.

Commençons par les femmes : Angèle Luciani « La Lucienne » et Thérèse Gerbet.

« La  Lucienne »

Angèle Luciani, née le 9 mai 1921 à Ota (Corse), épouse en 1939 Pierre Marcel Perrin[5]. En 1943, le couple a déjà trois enfants.

Perrin appartient au mouvement Combat. Le 29 décembre 1942, « le commandant François décide de détruire la redoutable brigade antiterroriste de l’inspecteur lyonnais Louchard[6], tortionnaire complètement acquis aux allemands. » Robert Namiand, Solviche et Perrin participent à l’opération avec le Groupe Franc. Tous se sont arrêtés. Ils ont été trahis par un des leurs, l’espagnol Jimenez[7].

Angèle -son épouse- est enceinte de leur troisième fils. Il est possible qu’au printemps 1943, le couple Perrin ait encore aidé la résistance en faisant sortir ou entrer à la prison Montluc des courriers. Roger Nathan, « Murat » dans la résistance, témoignera de l’action des Perrin : emprisonné à Montluc, Angèle Perrin lui permet ainsi de faire passer du courrier et de l’argent en vue d’une évasion future. Pour Nathan, il n’y a aucun doute : Perrin n’était pas un « mouton » à Montluc[8].  

Alors que Namiand est transféré à la prison d’Eysses puis déporté à Dachau, Perrin reste à Montluc et il est condamné le 13 mars 1943 à dix ans de réclusion pour tentative d’assassinat sur l’inspecteur Louchard. « La Lucienne », son épouse, est elle-même arrêtée et emprisonnée à Montluc en août 1943[9].

Elle accepte dès lors de travailler pour Krull car il n’y a, selon elle, pas d’autre solution pour sauver la peau de son mari[10]. Notons qu’il lui faut aussi faire bouillir la marmite. Avec un mari prisonnier et deux enfants à élever[11], la Gestapo, ça peut rapporter gros. 

Une femme méprisable

Libérée en janvier 1944, Angèle Perrin a vendu son âme aux Allemands. À la demande de Krull, elle revient coucher chaque soir auprès de son mari à Montluc et elle intègre la bande à Doussot. Payée 5 000 francs par mois, sans compter les à-côtés, un revolver 7.65 dans sa poche au cas où, elle s’occupe d’ouvrir ses oreilles à Montluc, de filer des gens avec sa comparse Monique Boisvin[12], de relever des boîtes. Selon Payot et Jacquin, ses anciens collègues à la Gestapo, elle a été « un agent important qui aurait à son actif de nombreuses arrestations. » « La Lucienne » et Monique sont ainsi les deux indicatrices qui dénoncent Jean Martinotti et René Vinciguerra au restaurant Duval à Villeurbanne le 20 décembre 1943[13]. Les deux hommes furent abattus sur place, Doussot étant présent.

Tout en trempant quand même encore un peu du côté de la résistance, histoire d’assurer ses arrières, sait-on jamais. En bref, La Lucienne, c’était une femme « méprisable », dira la résistante Antoinette Cluzan.

Marcel Perrin partira finalement à Dresde où il travaillera pour les Allemands, les murs de la ville étant recouverts d’inscriptions du genre « À mort Perrin ». Quant à « La Lucienne », Barbie s’est-il rendu compte qu’elle naviguait parfois entre deux eaux ou a-t-elle été déportée pour continuer à faire le mouton ? Elle est arrêtée le 13 mars 1944[14] et déportée le 18 mai à Ravensbrück puis à Swodau. Lors de son procès en 1946, son mari tentera d’obtenir des attestations de déportées prouvant que son épouse était une « bonne Française » au camp…

Comme dans la plupart des procès des gestapistes lyonnais, il se trouvera des résistants pour témoigner en sa faveur, tel Pierre Faure, ancien membre des Groupes Francs de Villeurbanne, présent lors de l’arrestation de « La Lucienne », mais bizarrement pas inquiété par la Gestapo…

Autre témoignage encore plus étrange, celui de Paul Guivante de Saint-Gast, chef du réseau Marco-Polo qui attestera le 16 janvier 1946 de la « parfaite correction » du couple Perrin qui « n’a jamais accepté aucune rémunération ou gracieuseté », alors qu’ils auraient pu être condamnés à mort pour cela.

Saint-Gast, arrêté le 21 juillet 1943 parce qu’il devait participer à l’élimination de l’inspecteur Louchard[15] commanditée cette fois-ci par le B.C.R.A., est emprisonné à Montluc. Là, il aurait pu communiquer avec l’extérieur grâce au couple Perrin et préparer une évasion qui n’aboutira pas[16].

Ce ne sont pas les yeux du repentir sur cette photo, mais plutôt le regard d’une femme encore très sûre d’elle, prête à en découdre avec la Justice en 1946.

Angèle Perrin sera condamnée en juillet 1946 à la peine de vingt ans de travaux forcés et à vingt ans d’interdiction de séjour. Libérée au bout de quelques mois ou de quelques années, comme tant d’autres… La France se doit de « tourner la page ».

« La Lucienne » décédera en 1991 à Issy-les-Moulineaux. 

À suivre…


[1] Ruby Marcel. Klaus Barbie, de Montluc à Montluc. Lyon : Éditions L’Hermès, 1983, 263 p., p. 146.

[2] Idem., p. 147.

[3] Chauvy, Gérard. Lyon 40-44. Paris : Plon, 1985, 424p., p. 335.

[4] Imprimeur à Marseille, il aurait imprimé des tracts pour le PC en 1939. Il aurait été envoyé dans un camp à Sisteron. Il en aurait été libéré le 24 janvier 1941, date à laquelle il achète le restaurant « Le Régalon ».

[5] Né à Vierzon en 1914. Décédé en 1971.

[6] Parfois orthographié Louchart.

[7] Ruby, Marcel. La contre-résistance à Lyon 19 juin 1940-3 septembre 1944. Lyon : Éditions L’Hermès, 1979, 1054 p., p. 585 et p. 721.

[8] Nathan-Murat, Mireille. Poursuivi par la chance. De Marseille à Buchenwald. Mémoires partagées 1906-1996. Paris : L’Harmattan, 1996, 317 p., p. 154.

[9] Elle aurait fait assassiner par la résistance son cousin J. Franchi qui aurait dénoncé son mari.

[10] Le gestapiste Max Payot affirmera à ce sujet le 10 novembre 1945 que Lucienne a fait « gracier son mari. »

[11] Leur troisième enfant décède en août 1943.

[12] Francis André décrit l’indicatrice de Doussot comme étant petite, de forte corpulence, avec l’accent de Marseille. Elle aurait été tuée par la résistance en mai 1944.

[13] Une plaque sur l’immeuble au 73 rue Tolstoï à Villeurbanne rappelle l’assassinat des deux hommes.

[14] « Lucienne » aurait fait disparaître à la Gestapo un rapport concernant son beau-frère Romain Perrin, alors maquisard.

[15] Nathan-Murat, Mireille. Poursuivi par la chance…, op.cit., p. 154. Selon Nathan, Louchard aurait été, par la résistance, balancé d’un pont à Lyon et il serait mort noyé. Elie Reval dans son ouvrage : « Sixième colonne : un grand peuple lutte pour sa libération », (p. 95) donne une toute autre version puisque Louchart a été retrouvé et arrêté avec sa femme en 1945.

[16] Archives nationales Inventaire – 72AJ/35-72AJ/89 Témoignage de Paul Guivante de Saint-Gast.