Les jardins de l’abbaye

Victor Duruy sera très attaché à la réussite de ses jardins dans l’abbaye et il se préoccupe de cette question régulièrement auprès de son directeur ou du jardinier en-chef lui-même[1]. En novembre 1866, il s’impatiente déjà : « Mais il est temps de planter », écrit-il au directeur F. Roux. Et il participe activement, en envoyant lui-même trois catalogues de plantes. Duruy, fils d’un artisan des Gobelins, est un jardinier dans l’âme.

Les jardiniers

On a pensé un temps nommer à Cluny Jean-Baptiste Verlot (1816-1891), jardinier du Museum à Paris, pour organiser les jardins. Verlot n’occupera pas ce poste mais il viendra donner des conseils aux deux jardiniers embauchés : Gustave Briant, jardinier-chef, secondé par Jean Cagnin, attaché précédemment au potager de l’empereur à Versailles. Dix-sept ouvriers au début puis cinq à six ouvriers leur donnent la main pour mettre au point les jardins auxquels Duruy rêve.

La tâche de Briant et de Cagnin ne se limitera pas au jardinage. Il leur faudra également enseigner : 

« L’enseignement pratique est bien donné et parfaitement compris par les deux professeurs actuels de Cluny, Mrs Briant et Cagnin. Ils sont, l’un et l’autre, des jardiniers intelligents bien plutôt que des professeurs : ils ne se livrent devant les élèves à des discussions théoriques qu’avec une réserve extrême, et toute leur attention, tous leurs soins, se portent sur le côté usuel et pratique des questions. Le plus souvent le cours est fait dans le jardin, en plein air ; ils exécutent d’abord et font exécuter ensuite sous leurs yeux les opérations de jardinage, de plantations, de greffe, de taille, etc. les arbres fruitiers. Les élèves acquièrent ainsi une instruction réellement professionnelle qui laisse dans leur esprit une trace bien autrement profonde que celle qu’amèneraient des lectures faites dans des livres ou même un enseignement oral donné au tableau. »

Et, jusqu’à la fermeture de l’établissement, Briant emmènera également les collégiens herboriser dans la campagne et la forêt clunisoises.

Grâce aux deux photographies ici présentées, on peut se rendre compte de l’étendue des jardins, soit 58 280 m².  

Le jardin botanique

Une première parcelle comprend, écrit le directeur Ferdinand Roux, « deux mille espèces de plantes des principales familles du règne végétal, presque toutes propres à notre climat, rangées méthodiquement, de manière à former l’œil et l’esprit des élèves au sentiment de la méthode naturelle. »

Les plantes, les graines et les arbres sont fournis par le Museum de Paris.

Une deuxième parcelle comprend « six cents espèces et variétés principales des plantes que l’on cultive pour l’alimentation de l’homme ou des animaux, ou bien encore pour leurs usages dans l’industrie et la médecine. » constate Adolphe Brongniart lors de son inspection à Cluny en avril 1867. Un carré est spécialement réservé aux plantes médicinales, celles-ci permettant de « soigner nos malades ».

Les 2 600 plantes sont répertoriées : c’est la maison Col de Clermont-Ferrand qui a fabriqué les étiquettes pour le jardin de l’École.

Duruy se fait du souci au sujet d’une telle quantité de plantes. Son directeur le rassure : « il ne s’agira que des plantes usuelles en France. Du reste, l’étendue de nos collections ne nuira jamais à l’instruction de nos élèves et ne les détournera pas de leurs études sérieuses. Si ces collections sont bien faites et bien appropriées aux besoins de notre enseignement, elles ne peuvent être que d’une très grande utilité pour nous. Comme vous, monsieur le ministre, je crois que nous devons repousser toute idée qui tendrait à former des encyclopédistes de nos élèves et pour cela nous aurons besoin de les diviser en spécialité ; attendons et l’expérience nous en fera comprendre la nécessité[3]. »

Le jardin des élèves

Chaque collégien bénéficie d’un petit morceau de terrain où il doit faire pousser des légumes, « qu’on puisse utiliser à la cuisine[4] » et qu’il doit entretenir pendant une partie des récréations, avec l’aide d’un journalier qui « surveille attentivement les enfants et leur indique, au fur et à mesure, les soins à donner aux plantes[5]. »

Le directeur ne tarit pas d’éloges au sujet du jardinier en chef : « M. Briant connaît à fond son métier et sait intéresser les élèves à son cours. Il insiste avec raison sur les conseils pratiques. » (rapport mensuel du directeur, mai 1889). Ici présenté, le plan de 1875 mentionnant les différentes parcelles.

Le potager

Le potager permet de subvenir à l’alimentation des élèves et personnels. Briant tient un carnet où toutes ses opérations sont minutieusement notées. On peut ainsi connaître, au moins pendant trois ans (1866-1869), la météo à Cluny, son calendrier de semis et de plantations, la base de l’alimentation des élèves et avoir de surcroît des petits conseils de jardinage.

On apprendra ainsi que le 13 février 1869, il a planté des choux. Briant mélange toujours de la cendre à son fumier pour obtenir un bon engrais et il apprécie les neiges abondantes. La neige, écrit-il, a des « effets merveilleux ». On peut mieux labourer car la neige a la propriété d’aérer la terre et cela permet à l’air de bien y pénétrer. Grand bien fasse à nos jardins : il neige ce soir sur Cluny.

Les étés semblent rivaliser avec ceux que nous connaissons. En 1868, Briant craint que tout grille en juin et il met au point un nouveau système d’arrosage. L’étang (où se trouvait-il ?), écrit-il, lui permet d’avoir une bonne réserve d’eau. Briant fait ses comptes au ministre. Selon lui, de janvier à juin 1868, les légumes récoltés représentent déjà 974 francs.  

La table de l’École et du collège

Élèves et personnels mangent bien : Briant récolte chaque jour ses légumes et il a la main verte. Tomates, courges, salsifis, oseille, cardons, pois, rutabagas, melons, raisins, fraises, navets, haricots, etc., aucun  légume, ni fruit n’est absent de la table de l’École normale. Le blé donne une farine d’excellente qualité pour le pain, cuit sur place. Mais, orge, seigle, maïs, et avoine sont également cultivés. L’autarcie est totale : on élève aussi poules, lapins, vaches, cochons et moutons pour nourrir toute la communauté scolaire.

Au réfectoire, les portions sont fonction de l’âge et de la taille des élèves et non de la classe à laquelle ils appartiennent. Cent grammes de viande est servie le midi et Victor Duruy préconise qu’elle soit cuite à la broche et non au four ; le vendredi reste jour maigre. Un dessert clôt chaque repas du midi. Pour de grandes occasions, les élèves font bombance. Ainsi, lorsque l’Empereur envoie à Cluny fin janvier 1867 cinquante faisans de la chasse impériale, ils se délectent de « Petits pâtés au jus, filet de bœuf sauce chevreuil, civet de lièvre, gâteau au rhum, faisans, fromage, confiture ou pâtisserie, café, vin rouge et vin blanc. »

Le vin fortifie la jeunesse

Briant a planté beaucoup de pieds de vigne. En 1868, il a déjà reçu de Dijon vingt-deux espèces et Paul Sagot (1821-1888), le professeur de sciences naturelles de l’École normale, lui en a fourni treize autres sortes. En effet, dans les établissements scolaires, le raisin n’est pas seulement un dessert mais la boisson des élèves. Une carafe de vin servie à chacun peut surprendre l’éducateur d’aujourd’hui, d’autant que boire du vin n’est pas réservé aux jours de fête ! Chaque élève de l’École normale a droit à un litre de vin par jour, du petit-déjeuner au dîner parce qu’ils s’exercent « à des travaux de force dans les ateliers ». Par comparaison, les Ulmiens qui ne se consacrent qu’à des exercices purement intellectuels n’en boivent eux -à la même époque- que 50 cl par jour.  Le vin aurait donc des vertus : il fortifie et il a des vertus hygiéniques. Dès la fin des années 1770, on remarquait d’ailleurs que, dans les régions de vignoble, on tombe moins malade : Là, « Les maladies populaires finissent en automne ; les petites véroles sont alors moins dangereuses ; il y a même des raisons de croire que les raisins qu’on mange et le vin qu’on boit peuvent en préserver. Le Peuple se refait, chaque année, avec ce fruit et le vin doux. » (La gazette du Commerce, 1773)

Carnet de timbres à l’effigie de Louis Pasteur – source : WikiCommons

Comme le fait remarquer l’historien Didier Nourrisson dans son ouvrage « Le buveur du XIXe siècle.« , la boisson fermentée n’est pas considérée à l’époque comme dangereuse pour la santé, contrairement aux boissons distillées que les élèves ont interdiction formelle d’introduire au sein de l’établissement. Plus encore, le vin serait un excellent barrage à l’alcool  : « Je crois, [écrit le docteur Rochard en 1891 dans Le Progrès Illustré], que le meilleur moyen de préserver la santé publique, c’est de favoriser le plus largement possible la régénération de nos vignes. Quand on aura en quantité suffisante de bons vins à bas prix, on verra décroître la consommation de l’alcool, de cet odieux liquide qui empêche la décomposition des morts et qui décompose les vivants ! »


Le verger et l’école de taille

Des arbres fruitiers ont été plantés en nombre pour la restauration et pour la pédagogie. En 1867, on compte déjà 300 arbres fruitiers plantés, « dont la moitié greffés d’un an et l’autre moitié d’un an de greffe sur cognassier. Les premiers sont pour établir les grandes formes et les seconds les petites. » Briant utilise de l’osier pour « faire des charpentes » à ses arbres fruitiers.

En janvier1869, le début de l’hiver est rude mais il y a un radoucissement rapide en février. Briant craint de ne pas avoir de fruits tels que les amandes, pêches, abricots, peut-être même les prunes et les cerises. Le 27 février, écrit-il, les amandiers et les abricotiers sont déjà en fleurs. Les fruits à pépins, moins précoces à fleurir, seront peut-être épargnés par le gel.

D’autres arbres sont plantés dans la partie « école forestière ». En 1868, l’inspecteur général Brongniart recommande qu’on y place également des mûriers pour l’éducation des vers à soie.

La serre

Briant voulait une serre : il l’aura. Elle fait 30 mètres de long et cette dépense représente  7 600 francs, sans compter les travaux de maçonnerie et quelques travaux accessoires de menuiserie qui s’élèvent à 1802 francs. C’est un budget énorme mais le ministre l’approuve.

La serre permet à Briant d’y faire ses semis et d’abriter les plantes qui craignent le froid.

Fleurs et arbres d’ornement

Dernier point, le jardin doit également être fleuri pour ravir l’oeil des visiteurs. En octobre 1869, Briant rentre ses agérates, héliotropes, cannas, dahlias fuchsias et bien d’autres plantes cultivées pour l’ornement. Il vient de planter 400 touffes de chrysanthèmes. Elles feront un « merveilleux effet » dans le parc. C’est le Museum qui lui envoie régulièrement de nouvelles variétés afin d’agrémenter le jardin : des lilas, des guimauves en arbres, des pétunias, des asters et des plantes grasses. Les fleurs peuvent garnir la statue du Prince Impérial qui trône dans les jardins. En 1872, le ministre Jules Simon remerciera en le limogeant, Ferdinand Roux, serviteur fidèle de l’Empereur et de Victor Duruy. Dans le même temps, la statue de Napoléon III sera bien sûr déboulonnée.

En 1868, c’est également l’époque où l’on plantera des acacias dans la cour du jet d’eau, lieu de récréation dévolu aux collégiens. Du côté de la façade Jacques d’Athoze, Briant fera pousser des marronniers d’Inde, un arbre de Judée, des staphyliers.

Les jardins, témoins de l’histoire ?!

À Cluny, les jardins dont rêvaient Duruy ont répondu à deux objectifs : nourrir la communauté et permettre aux élèves-maîtres et aux collégiens d’étudier la botanique, suivant le principe de la leçon de choses, via un outil pédagogique extraordinaire. « Ce qui doit distinguer notre école et son collège-annexe de tout autre genre d’enseignement, [écrivait Duruy à Roux], c’est le côté pratique et usuel. Or, ce but ne peut être atteint qu’à la condition que les élèves pourront manipuler et exécuter toutes les expériences, tous les exercices pratiques sur lesquels se fondent les diverses connaissances auxquels ils doivent être initiés. » Duruy était-il un visionnaire ? Dans cette société du XIXe siècle, il faudra attendre la fin des années 1880 pour que les sciences soient enfin considérées comme des éléments de base de la culture scolaire. L’enseignement secondaire spécial avait tracé la voie.

Un simple fils d’ouvrier, formé à Cluny, prouvera l’excellence de cet enseignement donné à l’École normale : le botaniste Louis Mangin (1852-1937), lauréat de l’agrégation des sciences naturelles, nommé président de l’Académie des sciences en 1909 et directeur du Museum en 1919.

Aujourd’hui, on peut lire sur le site du centre des monuments nationaux (CMN), que « l’abbaye de Cluny met en place un parcours de visite dans les jardins, développant son offre par un circuit de 30 minutes dans un cadre verdoyant. (…) Au cours de sa promenade dans le parc, le visiteur aura ainsi une meilleure compréhension des transformations opérées au fil des époques. »

Une compréhension de quelles transformations ? Ah oui, des bâtiments bien sûr, car de ces jardins qui furent dessinés, bêchés, binés, sarclés par Briant en 1866, il ne reste rien et le CMN ne s’est jamais penché sur ce « détail » de l’histoire. Ne vous méprenez pas, cher touriste. On ne vous parlera pas, ou si peu, du devenir des bâtiments de l’abbaye au XIXe siècle et encore moins de ses jardins ! Soyez bien au fait que l’histoire qu’on vous contera est tronquée. Vous n’en aurez pas pour votre argent : l’histoire de Cluny au XIXe siècle est une période méconnue et passée sous silence.

Mais, me rétorquera-t-on, parler de choux, de cardons, de l’enseignement des sciences et du XIXe siècle, ce serait une hérésie. Certes, parler de choux et d’enseignement scientifique dans une abbaye qui a rivalisé avec Saint-Pierre de Rome, ça fait désordre. Comme ça pourrait intéresser certains visiteurs curieux. Vas savoir…

À suivre (peut-être) avec les jardins de l’École d’Anne-Marie Javouhey…


[1] Duruy demande au directeur que le jardinier en chef (Briant) lui expédie toutes les semaines une note sur les travaux du jardin qu’un élève, au besoin, rédigera. (Courrier au directeur, 16 novembre 1866).

[2] Selon le directeur Roux, la superficie couverte par les bâtiments de l’école est de 8350 m². La superficie couverte par la cour du jet d’eau est de 1962 m². Avec les jardins, on arrive à un total de 68 392 m².

[3] Courrier du directeur au ministre, 21 février 1867.

[4] Bulletin Administratif de l’Instruction Publique n° 228, 1869, p. 356.

[5] Idem.