On lit dans Le Point du 30 septembre : La commission d’indemnisation des victimes de spoliations pendant la Seconde Guerre mondiale reste fermée aux Tsiganes et aux gens du voyage.
Par Nicolas Bastuck
Le Conseil d’État a rejeté la requête de deux associations de défense des gens du voyage visant à ouvrir la voie à un processus d’indemnisation pour les familles tsiganes victimes de spoliation durant la Seconde Guerre mondiale. Leur action devant la haute cour tendait à faire annuler le décret du 10 septembre 1999 instituant la commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS) intervenues, comme le précise son intitulé, « du fait des législations antisémites mises en place par le gouvernement de Vichy ».
L’union de défense active des forains et France liberté voyage soutenaient que les attributions de cette commission, qui ne peut réglementairement indemniser que les familles juives, créaient une « rupture d’égalité » entre les victimes. Elles pointaient également, dans leur requête, une atteinte au droit de la propriété et au principe de fraternité, consacré depuis 2018 par le Conseil constitutionnel.
La CIVS avait rejeté, par le passé, plusieurs demandes d’indemnisation déposées par les ayants droit de familles d’origine tsigane, dont les biens avaient été confisqués durant la guerre avant leur déportation, sans qu’ils ne leur soient jamais restitués ; la commission avait considéré que les persécutions subies par les membres de cette communauté n’entraient pas dans son champ de compétences.
Compétence limitée
Le Conseil d’État confirme cette jurisprudence. Elle souligne que la commission a vocation à réparer les spoliations découlant de la législation antisémite du régime de Pétain, autrement dit le vol de biens ayant appartenu à des juifs. « Comme le font valoir les associations requérantes, plusieurs catégories de personnes ont été spoliées en application de différentes législations, prises tant par l’occupant que par les autorités de Vichy ou à la suite de leur internement dans des camps en France », admet le Conseil d’État. « Les personnes victimes (…) de persécutions antisémites ont fait l’objet d’une politique d’extermination systématique », ajoute cependant son arrêt. « En créant la commission instituée par le décret contesté (la CIVS), le gouvernement a pu, sans méconnaître le principe d’égalité, en limiter la compétence à l’examen de la situation particulière des personnes persécutées dans ces conditions (les victimes de confession juives) », conclut la haute juridiction. Quant au « principe de fraternité » et au droit à la propriété invoqués par les associations tsiganes, le Conseil d’État estime qu’ils ne sont pas méconnus, sans aucune précision supplémentaire.
Le rapporteur public, censé éclairer la haute juridiction, avait conclu au rejet de la requête, comme avant lui le secrétaire général du gouvernement. « C’est au titre de la singularité des personnes regardées comme juives qu’ont été prises par l’État un ensemble de mesures de compensation », avait-il fait valoir.
Une femme de 88 ans, Henriette Théodore, s’était jointe à l’action des deux associations. À l’âge de 8 ans, elle avait été internée avec sa famille au camp de Coudrecieux (Sarthe), puis à Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire) et à Jargeau (Loiret). « On leur a demandé d’abandonner leur roulotte et toutes leurs marchandises. Le père, vendeur ambulant, a dû se plier à des travaux forcés dans une usine Renault. Sa mère, de santé précaire, a dû se résoudre à voir ses enfants placés sans aucun motif légitime à l’Assistance publique. Cette famille a connu la faim, le froid, les barbelés et la mort – Henriette a perdu un frère à l’âge d’un an, victime de malnutrition. Quand ils ont été libérés, en 1946, deux ans après la Libération de Paris, ils n’avaient plus que la peau sur les os. Ils sont ressortis une main devant, une main derrière », a plaidé son avocat, Me Olivier Le Mailloux.
« Des raisons d’espérer »
« Il ne s’agit pas, bien sûr, de contester la légitimité, pour les juifs français, pourchassés, spoliés et exterminés durant les années sombres, d’obtenir réparation. Mais de dénoncer l’exclusion des Tsiganes et des membres de la communauté des gens du voyage de toute possibilité d’être, eux aussi, indemnisés », explique-t-il. L’arrêt rendu le 25 septembre ne le satisfait pas, mais il y voit « tout de même des raisons d’espérer ». « D’une manière très prudente, entre les lignes, le Conseil d’État reconnaît la réalité des persécutions tsiganes. Nous ne partageons pas le point de vue des juges quand ils laissent entendre, en historiens qu’ils ne sont pas, que ces persécutions n’étaient pas systématiques. Pour autant, cet arrêt va nous permettre d’envisager d’autres actions », confie au Point cet avocat marseillais.
La Licra et le Défenseur des droits s’étaient joints à sa requête. « En Europe, plus de 50 000 Tsiganes, nomades, Roms et forains ont péri dans les camps de concentration. Ces persécutions et déportations s’inscrivaient dans une politique globale, aussi bien en France, où elles ont été systématiques, qu’en Allemagne », a soutenu la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme. Dans son « mémoire d’intervention », la Licra a cité certains travaux d’historiens et rappelé la législation pétainiste sur « l’interdiction de circulation des nomades » (décret-loi du 6 avril 1940) et leur assignation à résidence sous la surveillance de la police française (circulaire du ministre de l’Intérieur du 29 avril 1940) ; sur l’interdiction des professions ambulantes (ordonnance du 22 novembre 1940) et l’internement des nomades de la zone occupée (ordonnance du 4 octobre 1940).
« Au total, près de 6 500 Tsiganes ont été internés dans les camps installés par les autorités de Vichy, soit la moitié de la population de cette communauté présente en France, en 1939 », a rappelé l’avocat de la Ligue, Me Adrien Albinet. « En réalité, il n’existe aucune différence de nature, ni de degré, entre les persécutions et spoliations subies par les Tsiganes, nomades et forains et par les juifs de France. Si différence il y a, elle ne tient qu’au nombre de personnes concernées », a-t-il plaidé.
« Exclure ces victimes (les gens du voyage, NDLR) du dispositif d’indemnisation des crimes racistes perpétrés sous l’Occupation », en l’absence d’autre mécanisme de réparation, est une « injustice » d’autant plus inacceptable qu’elle est « fondée sur l’origine ethnique », a dénoncé pour sa part le Défenseur des droits, qui soutenait également l’action des deux associations requérantes.
Le discours du Vél’ d’Hiv
La commission d’indemnisation devant laquelle la communauté tsigane souhaitait pouvoir se tourner, pour demander réparation, est née dans le sillage du discours historique prononcé le 16 juillet 1995 au Vél’ d’Hiv par le président Chirac ; pour la première fois, celui-ci reconnaissait la responsabilité des autorités françaises dans les persécutions et la déportation des juifs de France, sous l’Occupation. Quelques années plus tard, en 1999, une instance (la CIVS) était créée auprès du Premier ministre pour « examiner les demandes formulées par les victimes ou leurs ayants droit, pour la réparation des préjudices consécutifs aux spoliations de biens intervenues – la précision a son importance – du fait des législations antisémites prises par l’occupant ou les autorités de Vichy ».
Le 26 octobre 2016, le président Hollande, à l’occasion d’un hommage national aux nomades internés en France à Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire), admettait à son tour la responsabilité de l’État français dans les crimes, déportations, consignations de biens dont furent victimes les Tsiganes et les gens du voyage. « Eh bien, voilà, nous y sommes : la République reconnaît la souffrance des nomades qui ont été internés et admet que sa responsabilité est grande ! » avait lancé solennellement le chef de l’État. Sans que la compétence de la commission d’indemnisation voulue par son prédécesseur n’ait été élargie.
« Tel sera désormais notre combat », confie Me Le Mailloux. « Il a existé, comme pour nos compatriotes juifs, une volonté meurtrière et barbare de l’occupant – aidé par l’administration française appliquant une politique raciale – ayant conduit à l’extermination et au crime contre l’humanité », a-t-il soutenu devant le Conseil d’État. « Au moment de leur arrestation, nomades, forains, gens du cirque, musiciens, marchands d’oiseaux et fabricants de corbeilles ont dû abandonner le peu de biens qu’ils possédaient. Nul n’a retrouvé le moindre effet personnel ; rien ne leur a été restitué et leurs enfants n’ont jamais été indemnisés. Cela demeure et c’est une injustice majeure », considère-t-il.