- 28 JUIN 2020
- PAR JOËLLE STOLZ
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Déportée à Auschwitz pour avoir aidé des Juifs, cette social-démocrate y survit comme médecin et découvre les règles qui régissent ce « chaos meurtrier ». Son fils Peter Michael Lingens est un des pionniers du journalisme d’investigation en Autriche.

En 2011, une « Allée des Justes » a été tracée pendant quelques semaines sur le Ring de Vienne, à hauteur de la Place des Héros où Hitler s’était adressé à la foule en mars 1938 : les noms de quatre-vingt-huit Autrichiens qui ont aidé les Juifs sous le nazisme, et sont à ce titre honorés à Yad Vashem, étaient accrochés aux grilles des parcs. Parmi eux celui d’Ella Lingens (1908-2002), qui réussit à survivre dans l’enfer d’Auschwitz et témoigna après la guerre de ce qu’elle avait connu.
Elle était née à l’époque où la monarchie des Habsbourg dominait encore l’Europe centrale. Venu de Suisse, son grand-père maternel fut l’un des constructeurs des voies de chemin de fer du Semmering et du Brenner, qui ont fait entrer l’Autriche dans la modernité. Un milieu aisé qui se méfiait du luxe : Ella Lingens a conservé jusqu’à la fin de ses jours les habitudes frugales de cette famille protestante où l’on ne mangeait de la viande que deux fois par semaine et où l’on rationnait les pâtisseries au moment des fêtes, pour ne pas succomber au péché de « gloutonnerie ».
Du côté des rebelles
Un événement va la marquer en profondeur, quand elle surprend, à cinq ans, les confidences de sa mère avouant qu’après quatre autres enfants elle n’avait plus du tout la force de l’aimer. La petite dernière se sent alors rejetée et nourrit une peur panique d’être oubliée, assise sur la pile de valises lors des voyages. La crainte manifestée par sa mère lors d’un défilé social-démocrate lui rend aussitôt les rebelles désirables : la « canaille rouge », elle veut en être. Et de fait, elle sera pratiquement toujours membre du Parti social-démocrate, dont les bataillons déferlent chaque 1er mai depuis les cités ouvrières, drapeaux en tête, oeillets à la boutonnière. Sa vraie famille, c’est eux. Elle est impressionnée par tout ce que fait la municipalité de la capitale dans les années 1920, jusqu’à l’arrivée au pouvoir d’un régime fasciste en 1933 : les dizaines de milliers de logements de qualité, les dispensaires, les clubs, les associations sportives, les bibliothèques et les théâtres de quartier, cet immense effort collectif pour s’arracher à la fatalité et façonner l’avenir.
Elle passe ses diplômes de droit puis commence des études de médecine, mais son vrai rêve est de devenir psychanalyste. Vienne en est la capitale. Il y a Freud, bien sûr, et aussi des gens comme Wilhelm Reich, alors fervent communiste, qui sera plus tard l’un des apôtres de la libération sexuelle. Elle lie son existence à un autre révolté contre son milieu bourgeois : Kurt Lingens, expulsé d’Allemagne pour avoir fondé à Heidelberg un groupe spartakiste. Tous deux militent à gauche mais Ella Lingens, un temps fiancée au sociologue Paul Lazarsfeld, n’a jamais été convaincue du bien-fondé des théories marxistes sur l’exploitation capitaliste. Le comte Motesiczky (prononcer : « Mote-chitsky »), un aristocrate en rupture de ban, un psychanalyste communiste qui fréquentait le même cercle intellectuel, leur donne asile sur son vaste domaine des environs de la capitale, où naît leur fils Peter Michael, en 1939.
Aider des Juifs : un grave délit aux yeux des nazis
Très vite ils y cachent des Juifs et organisent avec la Résistance leur fuite hors d’Autriche. C’est sans doute en partie parce qu’elle-même s’était sentie rejetée par sa propre mère, croit son fils Peter Michael Lingens, qu’Ella s’est aussitôt identifiée aux persécutés, à ces réprouvés que le régime nazi voulait faire disparaître de la terre allemande. Ils sont « l’appendice purulent » que le chirurgien doit trancher sans état d’âme, lui répond un médecin d’Auschwitz lorsqu’elle le confronte à son serment d’Hippocrate. Et un autre, qui ne pouvait plus se faire la moindre illusion sur l’issue de la guerre, lui déclare que le 3ème Reich aura réussi au moins une chose : exterminer les Juifs d’Europe. Un fanatisme sur lequel elle s’interrogera longtemps, comme son fils se demandera longtemps pourquoi sa mère a pu sortir vivante du camp de la mort.
Car en 1942, espionnés par la Gestapo, les Lingens et leur ami Motesiczky sont piégés par un intermédiaire juif qui doit faire passer la frontière suisse à un couple polonais – sa collaboration avec les autorités du Reich ne l’empêchera pas d’être gazé. Arrêtés, ils sont interrogés séparément au siège de la police politique à Vienne, établi dans le tristement célèbre Hotel Metropol (un monument marque son emplacement, près du canal du Danube). Ils ne sont pas torturés. Mais tandis que la jeune femme s’efforce de ne rien avouer, convaincue que la Gestapo manque de preuves et qu’ils peuvent tout mettre sur le dos du traître, son mari se laisse confondre par des méthodes policières classiques (« Elle nous a déjà tout dit »). « Judenbegünstigung », « aide fournie à des Juifs » : c’est un motif d’accusation grave dans l’Allemagne hitlérienne, qui a décidé lors de la conférence secrète du Wannsee près de Berlin, en janvier 1942, d’employer la « solution finale » pour éliminer les communautés juives dans toute l’Europe alors sous sa botte.
Ella Lingens comprend qu’il n’y aura pas de procès, parce que la Gestapo ne veut pas faire venir à la barre son agent double. Elle apprend assez vite qu’elle sera déportée (Motesiczky aussi, qui en mourra), mais ne sait pas où ni combien de temps. Son mari, lui, est envoyé dans un bataillon disciplinaire sur le front de l’Est, chargé de déminer les lignes, et s’en sort par miracle, car tous ses compagnons seront tués, en raison d’une blessure qui oblige à le renvoyer à l’arrière. Il s’éprend de son infirmière, les Lingens divorceront après la guerre et Kurt mourra en 1995 aux Etats-Unis.
Auschwitz ? Connais pas
A 34 ans, Ella ne sait pas que son mariage va se briser. Elle n’a même strictement aucune idée de l’endroit où elle va être emmenée, pour un an pense-t-elle alors (elle apprendra plus tard que le chef de la Gestapo a recommandé à Berlin que ce soit « pour la durée de la guerre »). C’est ce qui est passionnant dans son livre publié en 1947 en Angleterre et édité en allemand en 2003 à l’initiative de son fils, Gefangene der Angst (Prisonniers de la peur, Deuticke) : l’ignorance quasi totale de cette femme qui appartenait pourtant aux réseaux de la Résistance. Justement parce que le sujet était tabou, parce que les autorités clamaient leur détestation des Juifs mais avaient décidé de dissimuler autant qu’elles le pouvaient les voies de la « solution finale », Ella Lingens écrit que les ressortissants allemands – dont faisaient partie les Autrichiens depuis l’Anschluss – étaient sans doute les moins informés. Moins bien informés en tout cas, au vu de la censure exercée sur les médias du Reich, que les autorités occidentales, averties par les rapports de ceux qui avaient réussi à s’échapper des camps.
Elle cherche bien à se renseigner mais n’obtient qu’un puzzle incohérent d’informations qui lui paraissent peu crédibles. Quelqu’un lui dit qu’à Auschwitz on tue les Juifs dans des baignoires. Un autre parle de piscines. Comment est-ce possible ? Comment imaginer, en effet, la réalité ? C’est donc avec « curiosité » , écrit-elle, et même une certaine impatience après ces longs mois de claustration en cellule, qu’elle se prépare pour le convoi qui doit l’emmener en février 1943, avec des centaines d’autres prisonniers et en pleine nuit – toujours le souci d’avoir le moins de témoins possibles -, de Vienne à Auschwitz, en territoire polonais. Un camp plutôt « doux », lui a-t-on assuré, par rapport au régime très strict de Ravensbrück où son destin aurait pu aussi bien la conduire. Lors d’une étape elle questionne une détenue de droit commun qui a déjà été là-bas avant de s’en évader, et ne croit pas un mot de ce que cette femme quasiment illettrée raconte. Elle la croit dérangée mentalement. Même quand des policiers de Breslau, l’actuelle Wroclaw, les accompagnent pour la fin du voyage (et eux, parce que leur ville n’est pas si éloignée d’Auschwitz, savent à quoi s’en tenir), elle ne s’alarme pas de les voir si alarmés.
Même quand ils descendent des wagons à la gare et marchent une demi-heure vers le camp – la voie qui conduisait directement les trains à l’intérieur n’existait pas encore -, et qu’un garde SS lui demande en douce sa montre en or puisque de toute façon elle n’en sortira pas vivante, elle ne le croit pas. « Moi j’en sortirai, lui répond-elle, j’ai à la maison un enfant, je dois le revoir ». Mi-dubitatif, mi-admiratif, il lui souhaite d’avoir « un bon Kapo », et c’est munie de ce seul viatique, elle qui ne sait pas encore ce qu’est un Kapo (ces prisonniers de droit commun placés à la tête des brigades de travail), que telle un Saint Thomas qui a besoin de toucher les blessures du Christ pour se convaincre que celui-ci est ressuscité, elle entre dans Auschwitz.
Survivre dans l’enfer
Ce qu’elle découvre, c’est un « chaos meurtrier » où les cheminées fonctionnent à plein régime, où les cadavres se comptent chaque jour par centaines, où les épidémies font rage, où beaucoup de détenues sont des squelettes sales à faire peur quand d’autres paraissent bien nourries et presque coquettes. Et où tout le monde, depuis le sommet de la hiérarchie SS jusqu’aux prisonniers, vole à qui mieux mieux, pour oublier l’horreur à laquelle il faut participer ou simplement pour survivre, manger, se soigner. Une ration de pain vaut trois cachets d’aspirine, de la margarine et du lard peuvent rapporter du Cardiazol et des sulfamides, ces médicaments salvateurs en cas d’infection. Voler se dit « organiser » dans la langue du camp, et chacun, y compris les responsables SS, sait que rien ne peut fonctionner sans cela. Auschwitz, constate Ella Lingens, est à l’image d’un régime nazi déjà en déroute, bientôt en pleine déliquescence, alors que Ravensbrück, ouvert à une période antérieure, est avec son goût maniaque de l’ordre le reflet d’un nazisme encore triomphant.
Dans cet univers à part, mélange de cruauté et de laisser-faire, valent des règles analogues à celles de la mafia : on viole toutes les lois s’il s’agit de bafouer les autorités, mais on est solidaire de ses codétenus. Jusqu’à un certain point. Dès le premier soir, quand transie de froid elle réclame à une autre prisonnière le manteau de fourrure qu’elle lui avait prêté, elle découvre une vertu fondamentale qui lui avait toujours paru jusqu’alors un défaut : l’égoïsme. Comme le lui résume Enna Weiss, une brillante femme médecin qui parvient à se maintenir au sommet de la hiérarchie sanitaire d’Auschwitz, bien qu’elle soit juive, parce qu’elle s’est rendue indispensable au grand rival du Dr Josef Mengele – pour Ella Lingens une figure du mal absolu : « D’abord il y a moi, ensuite encore moi, puis de nouveau moi. Après, pendant longtemps rien. Puis moi, et tout à la fin les autres ».
Ella Lingens, elle, est d’emblée privilégiée. Parce que c’est une « politique » (les détenus politiques formaient l’ossature du camp, où il y avait assez peu de SS), parce qu’elle est allemande, parce qu’elle est médecin. Et aussi parce qu’elle est belle, une blonde aux yeux bleus, une grande dame aux allures patriciennes : on sait que la beauté physique a compté dans les camps, c’est ce qui a permis à la très jeune Simone Veil d’en revenir vivante. Car les ressortissants allemands – même opposants, ils sont de la « race des seigneurs » – ont droit à des rations supplémentaires, à des fêtes de Noël, parfois à des concerts ou des séances de cinéma. Elle se souvient du désespoir d’une jeune partisane yougoslave que les bourreaux nazis avaient distinguée à cause de sa rayonnante beauté et à qui ils avaient collé le triangle « Allemande d’honneur ». Alors qu’elle était si fière de son pays, et convaincue que l’Allemagne hitlérienne ne pouvait gagner la guerre, « parce qu’un Etat fasciste ne peut gagner la guerre ».
Telle est l’autre clé de la survie à Auschwitz: l’optimisme. Celles qui sont résignées à la mort ne tiennent pas longtemps. Celles aussi qui ont été enfermées par l’antisémitisme dominant dans un rôle de victimes, comme ces magnifiques jeunes filles déportées de Salonique, « avec leurs yeux immenses et leurs pieds minuscules, pareilles à des faons ». Ella Lingens découvre que l’apparence n’est pas du tout la même suivant que les Juifs ont vécu dans des pays tablant sur leur assimilation à la communauté des citoyens, comme la France, et ceux où ils étaient longtemps tenus d’habiter dans des ghettos, où se transmettait de génération en génération la douloureuse mémoire des pogroms.
Et bien sûr il y a aussi la résistance corporelle. Elle ne peut cacher son admiration devant ces femmes russes habituées aux plus rudes travaux, fortes comme des boeufs, qui savent nettoyer leurs vêtements sans une goutte d’eau – avec du sable dans une écuelle. Rarement malades, et qui parviennent à cacher celles qui le sont au milieu de leurs brigades aux champs, puis sous des arbres, car elles savent qu’à Auschwitz la maladie vaut condamnation à mort lors de la « sélection ». Certaines d’entre elles ont ainsi échappé au camp parce que les SS les prenaient comme domestiques, ou les envoyaient servir leur famille. Elle-même, qui a pourtant eu la chance insigne de pouvoir se laver tous les jours, est à deux doigts de mourir du typhus (Typhus Exanthemicus), causé par des bactéries transportées par les poux.
En Carinthie, une ennemie
Elle en réchappe mais ses cheveux jamais rasés (encore une différence entre les Allemandes et les autres détenues) sont devenus tout blancs. Et son fils, quand enfin elle le retrouve en 1945 dans une haute vallée de Carinthie où il a trouvé refuge avec sa gouvernante, ne reconnaît plus cette mère qui descend d’une jeep de l’armée britannique, bottée de noir, en tailleur de drap noir – pour s’habiller décemment, elle n’a plus trouvé que ce qui était prévu pour les SS ! Elle a passé la fin de la guerre, après que les Allemands ont abandonné Auschwitz et tenté d’effacer les traces du crime, dans le camp de concentration de Dachau près de Munich, travaillant dans une usine Agfa avec des ouvrières polonaises dont elle avait appris la langue. Les Britanniques doivent intervenir pour qu’elle soit embauchée comme médecin – car il lui manque un certificat – au sanatorium de Laas, dans la vallée voisine du Gailtal, près de Köttschach.
Dans cette Carinthie encore très enclavée, rurale, presque primitive, les pauvres ont toujours détesté l’Eglise catholique qui les écrasait de sa richesse et de son pouvoir. Par haine de l’Eglise ils ont soutenu massivement le régime nazi puis, après 1945, sont passés en bloc du côté du Parti social-démocrate, le SPÖ : un gouverneur de la province pourra ainsi se vanter d’avoir été membre des Jeunesses hitlériennes avant de prendre sa carte au parti de Bruno Kreisky. A la Libération en tout cas, que la grande majorité ressent comme une défaite (nombreux sont les hommes qui ont été tués au front ou restent prisonniers de guerre), une femme qui revient d’Auschwitz, qui a aidé les Juifs, est vue comme une ennemie.
Pour elle, les hommes sont un chapitre clos. A la rigueur, dit aujourd’hui son fils, elle aurait pu envisager un partenaire dans la personne de son ami Alexander Weissberg-Cybulski, l’un de ces aventuriers flamboyants comme les aimait Joseph Kessel, un physicien redoutablement intelligent qui avait émigré en URSS en 1931, fait partie des communistes allemands livrés par Staline à Hitler au lendemain du pacte germano-soviétique, puis a financé la Résistance en escroquant la Wehrmacht – avant de finir ruiné en France, ayant joué toute sa fortune au casino. Son livre Hexensabbat (Sabbat des sorcières) est un récit de première main sur les crimes du stalinisme et il a témoigné en faveur de David Rousset dans le procès que celui-ci a intenté – et gagné – en 1951 aux Lettres françaises, l’hebdomadaire du PCF. Oui, un tel homme aurait été un compagnon possible.
Le journalisme d’investigation
Il lui reste donc une longue vie après la mort d’Auschwitz, et ce tête-à-tête parfois dévorant avec un fils unique qui doit se montrer digne d’une pareille mère. Pas facile! L’ex-« enfant blond » dont le souvenir avait soutenu Ella Lingens dans les pires épreuves a trouvé sa voie dans le journalisme. Pas n’importe lequel : le journalisme d’investigation, celui qui fait mal au pouvoir politique, celui qui change l’exercice même du pouvoir. Peter Michael Lingens, 80 ans cette année, fut l’un des piliers du magazine Profil, fondé en 1970, dont il a été longtemps le rédacteur en chef.
« Il y avait eu auparavant dans la Wochenpresse des articles d’investigation, mais c’était très lié à l’ÖVP (le parti démocrate-chrétien, principal rival des sociaux-démocrates du SPÖ), précise aujourd’hui Lingens. Nous avons été le premier média en Autriche qui affichait son indépendance. Et nous étions plus précis que le Spiegel allemand, qui s’est fait avoir par exemple avec le faux journal d’Adolf Hitler, alors qu’il nous a fallu un jour et demi pour démonter la supercherie ». Cette liberté de s’attaquer aux puissants, Profil ne pouvait en user que parce qu’il avait le total soutien financier d’Oscar Bronner, fils du chansonnier juif Gerhard Bronner (1922-2007) qui a joué un rôle important dans l’Autriche d’après-guerre en démasquant la bonne conscience de nombre de ses compatriotes, désireux de tourner la page du nazisme. Près de vingt ans plus tard le même Bronner lancera le quotidien de centre gauche Der Standard, aujourd’hui une voix respectée dans un concert médiatique beaucoup plus influencé qu’en Allemagne par le pouvoir politique.
Un grand moment dans l’histoire de l’hebdomadaire fut, en 1980, la découverte des abîmes de corruption liés à la construction du gigantesque Hôpital Général de Vienne, l’AKH, projet fétiche de la social-démocratie au pouvoir dans la capitale mais aussi au niveau fédéral, avec le chancelier Bruno Kreisky. Toutes les entreprises qui voulaient obtenir des contrats devaient verser de l’argent sur un compte du Liechtenstein. Le scandale fut tellement énorme que la principauté a, pour la première fois, accepté d’ouvrir aux magistrats autrichiens un de ses sacro-saints comptes protégés par le secret bancaire. Il y eut un procès retentissant, qui établit définitivement Profil. « Si l’on n’avait pas obtenu (cette preuve formelle de la corruption), dit Lingens, Siemens (l’un des principaux bénéficiaires du « gâteau » de l’AKH) nous aurait détruits ».
Etre digne de l’héroïsme des parents
L’autre grand moment fut la publication, en 1986, d’éléments jusqu’alors inconnus du grand public sur la carrière militaire de Kurt Waldheim, candidat de l’ÖVP à la présidence – qui avait été lieutenant dans les services de renseignement de la Wehrmacht, et basé à Salonique quand toute la population juive en a été déportée. « L’affaire Waldheim » a dominé la politique intérieure autrichienne, servant de révélateur – et d’accélérateur – à l’évolution de tout un pays. Après 1989 le chef du service de politique intérieure de l’hebdomadaire fut Kurt Langbein, plus connu aujourd’hui comme producteur et réalisateur de documentaires percutants. Comme Lingens, il a dû se confronter à une figure parentale héroïque : son père, le communiste Hermann Langbein, a également été envoyé à Auschwitz pour faits de résistance, après s’être battu en Espagne avec les Brigades internationales. Dans les deux cas il est difficile de ne pas percevoir la continuité entre la trajectoire des fils et celle de leurs parents qui se sont dressés contre la dictature, le fil rouge d’un engagement courageux pour être à la hauteur du modèle.
Quelques jours avant sa mort, raconte Lingens, sa mère est apparue dans l’embrasure de la porte de sa chambre : elle qui sa vie durant avait refusé le rôle de victime, demandait d’un ton égaré: « Ils ne vont pas me brûler, hein? Ils ne vont pas me brûler? ». Auschwitz, finalement, l’avait rattrapée.