Quand on cherche, on trouve. Certes, pas toujours mais on sait qu’un dossier n’est à jamais bien refermé. L’histoire de Prayes en est un exemple. Combien de récits concernant cette « affaire » avons-nous déjà présentés ? La version de Jean Ballet, celle d’Émilienne Cimatti, celle de l’espion Garcia, celle du commandant de gendarmerie Vial, celle de Bertheaud et celle de Wicker. En conclusion, face à ces versions multiples, nous avions repris les conclusions de Séraphin : nous ne saurons jamais ce qui s’est exactement passé à Prayes le 29 novembre 1943… et nous tombions définitivement d’accord avec Jean Martinerie : « Les témoignages, même lorsqu’ils sont écrits, demeurent d’une extrême fragilité. Par excès de personnalisation ou par amplifications successives, ils peuvent, sans préméditation, glisser dans le domaine de l’épopée[1]. »
En bref, nous l’avions déjà bien compris, certains témoignages ne présentaient pas une vision bien exacte de ce qui s’était passé le 29 novembre 1943 à Prayes…
Sources orales, sources écrites, les matériaux étaient déjà nombreux pour écrire notre histoire de Prayes. Il ne restait qu’à les croiser avec un dernier lot de documents, retrouvés aux archives départementales : les rapports des renseignements généraux qui ont conduit l’enquête au début de décembre 1943. On pouvait enfin espérer ainsi approcher de la vérité et clore enfin le dossier de « l’affaire de Prayes ».
Version Renseignements Généraux
Avis de recherche lancé
À la demande des autorités allemandes, Thoumas, préfet de Saône-et-Loire, s’agite. Tous les gendarmes des environs sont sur le pied de guerre pour retrouver l’adjudant-chef Kluth, son interprète et la voiture, disparus à Prayes le 29 novembre 1943.

De leur côté, les Allemands déploient mille hommes à la recherche de l’adjudant-chef. Et deux convois de 500 hommes, arrivés de Clermont-Ferrand, sont dirigés vers Cluny le 2 décembre. Ils sont venus renforcer les éléments déjà mis en place. 1 500 hommes sont donc présents dans la région clunisoise.
On retrouve la voiture
Le 4 décembre la brigade de gendarmerie de Cluny retrouve la voiture. Le 30 novembre, ils ont déjà retrouvé un soldat allemand mort mais ils sont toujours à la recherche du quatrième Allemand : Kluth.

Synthèse de l’affaire de Prayes
Premièrement, si le commandant de gendarmerie Vial a en effet donné à l’adjudant-chef Kluth -comme il l’a écrit à André Jeannet- une information sur un maquis, force est de constater que Vial a envoyé directement les Allemands au café Cimatti le 29 novembre 1943. Dans son échange d’informations à Kluth, Vial, s’il dit vrai, aurait donc fait prendre un risque énorme à la famille Cimatti et aux habitants de Prayes. Émilienne, sa mère et leur père auraient pu être arrêtés et déportés au motif que la famille faisait travailler et hébergeait des réfractaires. Les maquisards étaient-ils au courant de la venue des Allemands ? L’embuscade a-t-elle été préparée deux jours à l’avance comme le soutient Bertheaud ? Il semble que non : Jean Ballet et son équipe ne sont pas sur place mais arrivent à Prayes cinq à six heures plus tard.
Deuxièmement, les deux Italiens évadés du convoi de Saint-Ambreuil le 6 octobre 1943 n’ont pas été tous les deux arrêtés. Soit Luigi, soit Guido, ont pu s’échapper et donner ainsi l’alerte, à l’instar d’Antoinette Voituret qui téléphone à Blanot.
Troisièmement, trois hommes accompagnent l’adjudant-chef Kluth. Du côté de la résistance, on relatera que cinq hommes ont été tués (version Bertheaud). Selon le commandant de gendarmerie Vial, c’est quatre et on retrouvera même leurs cadavres « sous de la terre fraîchement remuée ». Selon Ballet et Rochat, c’est trois. Qui a dit vrai ?
Deux Allemands s’échappent
Un premier soldat est « grièvement blessé » dans le café par Rolland Piq, l’ancien élève du lycée Lamartine. Il réussit néanmoins à s’échapper avec un de ses collègues. L’un part vers Massilly, l’autre vers Bray, sûrement à la recherche d’un téléphone puisque la Feldgendarmerie de Mâcon est prévenue et arrive à la rescousse. La version de l’espion Garcia est donc exacte : « ces derniers disparaissent dans la nuit tombante. » Et la version de Jean Ballet, relatée dans l’ouvrage de Jean Martinerie, est donc fausse : il n’a pas laissé la vie sauve au chauffeur allemand, originaire de Vienne se souvient-il. Mais bon, il était sûrement peu glorieux, pour Ballet, de reconnaître des décennies plus tard, qu’il avait laissé s’échapper non pas un mais deux soldats allemands…

Version Ballet : il aurait laissé la vie sauve au chauffeur.
L’adjudant-chef et l’interprète exécutés ?
Présent dans le café Cimatti, l’adjudant-chef Kluth est assommé par « Léon », ligoté et embarqué dans sa voiture avec le quatrième Allemand. Celui-ci est interprète. À Prayes, l’interprète a été blessé par « deux balles dans le dos » tirées par Rolland Piq, relatent tous les témoignages des maquisards.
« Le Boche ficelé », c’est Kluth. « Le Boche blessé », c’est l’interprète. (Ballet)
Le 30 novembre, le cadavre de l’interprète est découvert :

Selon Jean Ballet et l’espion Garcia, les résistants exécutent Kluth et laissent en évidence sa casquette dans la voiture tandis que l’interprète réussit à s’échapper et agonise toute la nuit. Avec deux balles dans le dos, l’interprète n’a donc pas pu aller bien loin… Les gars de Jean Ballet le recherchent dans les bois mais ne mettent pas la main sur lui. Notons bien que le cadavre retrouvé par les gendarmes le 30 novembre 1943 ne porte aucune trace de blessures par balles. L’interprète n’a donc jamais été blessé par Piq dans le café Cimatti. Deuxième affabulation de Ballet après l’histoire du chauffeur qu’il aurait laissé partir…
Et Kluth ?
Le corps de Kluth a-t-il été retrouvé ? Vous allez me dire, cela ne clôt donc pas définitivement l’enquête. Car oui, il existe un Albert Kluth, adjudant-chef, enterré au cimetière allemand de Dagneux dans l’Ain, là où reposent 19 612 soldats allemands. Et sa date de décès, c’est le 1er février 1944…
Alors, va savoir… Est-ce le même homme ? On dirait bien. Car ça ne doit pas courir les rues dans le coin un Albert Kluth, de surcroît adjudant-chef… Alors, si tel est le cas, pourquoi indiquer une date de décès postérieure au 29 novembre 1943 ? Cela correspondrait à la date où on l’a retrouvé ? Là, mystère et boule de gomme !
Conclusion
Nous avons mis un peu de temps à démêler cette affaire de Prayes et nous avons longtemps cru – comme beaucoup sûrement- à la version donnée après guerre relatant « l’échec de la première opération de la Gestapo en Saône-et-Loire », titre que Jean Ballet avait donné à son récit. Bon, on excusera Ballet de s’emmêler les pinceaux et de parler de la Gestapo au lieu de Feldgendarmerie. Gestapo, ça fait plus peur. Mais ce que ne savait pas Ballet, c’est que les rapports des Renseignements généraux ne mentiraient pas et qu’ils mettraient à mal certaines de ses déclarations.
Pour en terminer (une fois pour toutes ?) avec l’affaire de Prayes, nous reprendrons la conclusion de notre premier article en rectifiant un seul élément (soit le nombre de morts) : Pour un « des plus beaux faits d’armes de la résistance » soit trois Allemands tués, les représailles seront dramatiques : non seulement les Cimatti devront tout reconstruire à la Libération mais la traque aux « terroristes » est lancée à partir de janvier 1944, à Mâcon, Cortevaix, Blanot, Cruzille, Cormatin et Cluny. On en connaît les conséquences : les arrestations, les déportations et les assassinats dans les caves de la Gestapo ou à Neuville-sur-Saône. »
À Cluny, l’affaire de Prayes, on s’en souviendra le 14 février 1944.
[1] Martinerie, Jean. Éléments pour une approche historique de la résistance en Clunysois et lieux circonvoisins. Beaubery : imp. Turboprint, 2010, 311p., p. 101.
Merci infiniment pour votre travail méthodique, votre opiniâtreté et tous ces éléments que vous rassemblez avec souci de réinterroger les incohérences.
J’ai pu m’entretenir une bonne heure avec Émilienne CIMATTI (épouse CARRETTE dénommée Mimi ci-après, qui aura 100 ans le 9 janvier 2022) cet après-midi et entre autres questions j’ai pu lui demander de me raconter comment elle avait vécu l’épisode.
Son père était parti pour aider quelqu’un dans une ferme (vers Blanot ? Chapaize ?) et elle se trouvait seule avec sa mère en train de couper du bois quand les allemands sont arrivés. Depuis que les 2 italiens échappés du train déraillé par le maquis à Uchizy étaient arrivés chez eux, le père les avait employés pour travailler au bois (Forêt de Mortain, où ils passaient le plus clair des jours et nuits à se cacher en travaillant – il y avait dans ces bois des « culots » sorte de cabanes où les charbonniers faisaient le charbon de bois qu’il faut surveiller jour et nuit). Au fil des jours ces 2 italiens ont commencé à s’enhardir et venaient au café. Ils se trouvaient attablés quand la voiture (les 2 voitures ?) des allemands sont arrivées. Deux d’entre eux entrent dans le café. Aussitôt Mimi emmène les italiens à travers sa chambre sur le balcon pour sauter mais ils sont rattrapés par les 2 autres qui les menacent avec leur mitraillette. Une fois embarqués 2 des allemands demandent si on peut manger et ils s’attablent dans la cuisine tandis que les 2 autres partent faire « des provisions » (œufs poules etc). « C’étaient des allemands plutôt débonnaires, pas le style Gestapo. Ils parlaient poliment et m’ont dit de me préparer puisqu’en l’absence de mon père ils allaient m’emmener avec les italiens ». Pendant qu’ils mangeaient j’ai pu m’absenter et prévenir pour que mon père ne revienne pas à Prayes. Il y avait un attroupement autour du café. Je me suis postée à l’entrée du hameau pour prévenir mon père s’il n’avait pas eu les nouvelles par d’autres coups de fil d’habitants de Prayes. Très rapidement les maquis de Brancion, Blanot, sont arrivés et ça canardait partout. Il y a un allemand qui a dû partir vers Bray pour téléphoner en disant qu’il y avait un attentat à Chissey mais comme en fait ça s’était déroulé à Prayes, ils ont tourné sans succès et sont repartis.
Bien à vous,
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J’ajoute pour un complément de contexte qui me turlupinait depuis un temps :
Alietto Jules dit Evariste (les gens l’appelaient partout Varisto sans même connaître son nom me dira sa fille Mimi), CIMATTI était arrivé à 13 ans de Ravenne (Italie) pour faire le métayer à Lancharre avec son frère Paulo et sa sœur Emilia qui ont tous deux fini leurs jours à Lancharre. Ils arrivent tous trois à Chalon sur Saône car un riche armateur dénommé LOMBARD faisait régulièrement venir des italiens depuis Ravenne pour s’occuper de ses nombreux domaines en S&L et pour travailler sur les chantiers des bateaux.
Varisto repart un temps en Italie pour son service et fera même la campagne du Négus en Abyssinie (dixit). Puis rentrera en France.
Né le 10 juillet 1890, marié le 29 mars 1921 à Chissey-lès-Mâcon avec la petite fille d’un Maire de Chissey estimé (libre penseur, Vincent MEUNIER est mort en 1925 à 82 ans après 45 ans de mandat), Varisto CIMATTI s’installe à Prayes après son mariage sur des terres et une maison que le grand père MEUNIER y possédait. Il travaillera essentiellement le bois et achètera des coupes en les faisant travailler par des bucherons. Quand les Italiens du convoi acheminé depuis l’Italie fasciste pour travailler avec les allemands qui veulent aider Mussolini depuis le port de Chalon sur Saône (*) déraille, ils trouveront vite la trace « d’un italien nommé Evaristo qui habite à Prayes ». Varisto les emploiera et les cachera dans les bois mais il sera probablement dénoncé d’où l’arrivée des allemands à Prayes.
(*) Référence : La Saône-et-Loire sous Hitler Broché – 1 janvier 1996
de Jeanne Gillot-Voisin (Auteur)
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