Avant 1865
L’enseignement des langues vivantes date d’une ordonnance de Vatimesnil du 26 mars 1826. Un arrêté du 2 octobre 1838 les rend obligatoires sous le ministère de Salvandy et le décret du 11 octobre 1848 sous le ministère Vaulabelle institue une agrégation de langues vivantes. Ces avancées sont cependant remises en cause pendant le ministère Fortoul et l’instauration de la fameuse bifurcation ; il réorganise totalement l’enseignement des langues vivantes, enseignement indispensable, selon lui, au même titre que les sciences, mais cette réorganisation dont les principales caractéristiques sont la suppression de l’agrégation, la diminution de l’horaire hebdomadaire et la suppression de l’épreuve au concours général, jettent le discrédit sur cette matière à laquelle les élèves et les parents, voire l’administration ne portent pas d’intérêt majeur. Le seul changement opéré par le ministre Rouland, prédécesseur de Duruy, consiste à mettre en place un certificat d’aptitude pour pallier l’absence d’une véritable agrégation.
1865 : le constat
Reconnaître la nécessité des langues vivantes et leur apprentissage dans le monde économique du XIXe siècle est une lapalissade, mais de là à mettre en place véritablement cet enseignement, il y a un pas considérable ; à l’instar des sciences, les langues vivantes sont vues comme les ennemies de l’enseignement classique, du latin et donc, même si elles sont indispensables et réclamées, c’est comme si, point trop n’en faut.
L’historien Jacques Brethomé signale que vers 1848-1850 les langues vivantes ont « du moins en principe, acquis définitivement droit de cité dans les lycées, mais la place qu’elles occupent dans la hiérarchie des différentes matières enseignées, dans les examens et concours qui rythment la vie scolaire, et la considération dont elles jouissent auprès du personnel enseignant, des élèves et de leurs parents est bien souvent nulle[1]. »
Dès son arrivée au ministère de l’Instruction publique, V. Duruy dresse un constat alarmant sur l’enseignement des langues vivantes en France : « Nous ne devons pas, Monsieur le Recteur, craindre d’avouer que l’étude des langues vivantes n’a jusqu’à présent produit que des résultats insuffisants ; nos élèves, à bien peu d’exceptions, ne savent ni parler, ni écrire l’allemand ou l’anglais[2]. » Cette idée est partagée par une poignée d’enseignants. En août de la même année, Alexandre Pey, professeur d’allemand, a déjà alerté le ministre nouvellement nommé sur les difficultés que rencontre l’enseignement des langues vivantes ; véritable défenseur de son enseignement, Pey souhaite voir passer les langues vivantes du statut de matières quasi accessoires au statut de matières obligatoires et surtout véritablement reconnues. Il demande donc à son ministre de « (…) faire quelque chose pour rendre à nos leçons un peu d’autorité, à notre enseignement un peu de dignité[3]. »
Duruy entend cette demande et se réfère aussi à ce qui existe outre-Rhin dans les « Realschulen », là où l’enseignement des langues vivantes se pratique à hauteur de quatre heures pour le français et de trois heures pour l’anglais[4]. À ce titre, Brethomé voit en Victor Duruy un ministre « novateur, éclairé et audacieux[5] » qui n’est pas spécialiste en la matière puisqu’il reconnaît avoir voyagé sans parler une langue étrangère et sans que cela ne soit un handicap : « J’ai lu beaucoup d’ouvrages allemands, anglais, espagnols ou italiens, mais je ne parle aucun idiome étranger. On voit par mon exemple, qu’il est possible de se lancer à travers l’Europe sans autre assistance que celle qui nous a été préparée par notre langue[6]. »
Et il est bien entendu, dans l’esprit de Duruy, que l’apprentissage des langues ne doit pas servir en premier lieu à faire du tourisme mais à qualifier une main d’œuvre : la connaissance des langues vivantes doit servir le commerce, l’industrie, le pays. Les efforts réalisés permettront de « (…) ne plus emprunter à la Suisse et à l’Allemagne les jeunes gens dont elle a besoin pour ses relations commerciales[7]. »
Les réalisations de Victor Duruy seront les suivantes : l’organisation du nouvel enseignement, la formation des enseignants et la promotion des langues vivantes avec leur inscription notamment au concours académique[8]. La route est ainsi tracée pour ses successeurs, et notamment pour son ami Jules Simon qui n’aura cesse de se battre pour que les langues vivantes soient encore plus reconnues : « C’est une honte que la France soit si arriérée pour ce genre d’études[9]. »
La méthode maternelle
Les idées de Duruy, quant à l’apprentissage des langues, sont indéniablement novatrices ; il demande notamment que cet apprentissage soit commencé au plus tôt, dans des classes à petits effectifs que l’on a constituées par groupe de niveaux. Les cours, encore plus que pour n’importe quelle autre matière, ne doivent pas excéder une heure.
Autre caractéristique de la pédagogie duruysienne en la matière, de l’oral avant toute chose, afin de permettre à l’élève de se familiariser avec la prononciation, qui, selon le ministre est une des plus grandes difficultés. De l’oral certes, mais de l’oral « spécial », en relation avec les spécificités de la région. L’apprentissage de l’espagnol ou de l’italien peut remplacer celui de l’anglais ou de l’allemand dans le sud du pays et il s’agit de faire parler l’élève sur « (…) des sujets relatifs au commerce, à l’industrie, aux arts, aux sciences et à l’histoire, avec défense d’employer le français[10]. »
C’est la méthode pratiquée en Suisse et en Allemagne : la « méthode maternelle[11] » ou « naturelle », est celle qui est employée tout simplement dans la famille, une méthode qui tient compte, comme le dit J. Brethomé, de l’observation du développement physiologique de l’enfant, qui donne priorité à l’aspect phonologique et non pas à la compréhension intellectuelle[12].
Les résultats, donnés dans les comptes rendus des conseils de perfectionnement, sont relativement élogieux et ce, dès l’année 1868 : « En même temps, les inspecteurs particuliers envoyés dans les lycées ont constaté que le nombre des élèves capables de parler la langue qu’ils étudient a quintuplé », telle est la conclusion de l’inspecteur Baudoin[13].
Ainsi, dans l’académie de Paris, le taux d’élèves capables de s’exprimer dans une langue étrangère est de 27%, à Dijon de 30%, mais c’est surtout dans l’Est de la France que les résultats sont les plus flagrants : 70% à Strasbourg, là où l’allemand est le plus souvent la langue maternelle.
Mais, là encore, Duruy a-t-il été compris ? Dès 1881, lors de la première réforme de l’enseignement spécial, Octave Gréard qui s’appuie sur l’enquête faite dans son académie, celle de Paris, écrit que l’enseignement des langues vivantes doit revêtir un « caractère moins exclusivement pratique[14]. » En 1890, le dernier directeur de l’École et du collège de Cluny se plaint, lui, que le professeur d’anglais ne donne pas assez « d’explications grammaticales et plus d’exercices au tableau[15] .»
Et pourtant… dans la droite ligne de ce que Duruy préconisait, ce professeur, qui arrive « tout frais émoulu » d’Angleterre en 1888, sait « piquer la curiosité des élèves » et fait de son enseignement un cours vivant. Schieffer, le professeur en question, introduit, par exemple comme moyen pédagogique, la lecture de la presse étrangère.
La formation des enseignants
Les mesures ne s’arrêtent pas là ; le ministre V. Duruy rétablit l’agrégation propre aux langues vivantes par le décret du 27 novembre 1864, introduit cette matière au concours général, mais surtout il crée à l’École normale de Cluny une section spécifique aux langues vivantes. Comme bien souvent, ce sont des échanges entre Duruy et Roux, directeur de l’École normale de Cluny, que naissent les avancées de l’enseignement spécial. En ce sens, Roux apparaît une fois de plus comme un directeur hors pair.
Roux, part du constat en 1867 que ce sont souvent des étrangers qui enseignent les langues en France et ce, par manque de personnel véritablement formé sur place ; le résultat, d’après lui, n’est pas toujours probant : « Possèdent-ils toujours assez de français pour ne pas se rendre ridicules dans leurs classes ? Ont-ils des traditions, des méthodes ? (…) Enfin, les résultats obtenus prouvent-ils que tout marche bien et que maîtres et élèves s’entendent[16]. » Raison est donnée à Roux si l’on prend l’exemple du professeur d’allemand, Charles Roos qui -en tant qu’optant originaire d’Alsace- vient s’installer à Cluny en 1872. Les élèves ne comprennent pas les « bizarreries de son accent » et cela lui vaut beaucoup d’indiscipline dans ses classes, situation qui ne semble pas s’améliorer avec le temps puisque l’inspection générale de 1885 relèvera les mêmes manquements[17].

En septembre 1867, Roux propose donc à Duruy de former en deux ans les étudiants à Cluny dans la section « Littéraire, économique et des langues vivantes », projet tout à fait partagé par Koell, professeur d’allemand de l’École. Duruy applaudit à l’idée de Roux mais il va plus loin ; pour lui, il s’agit de ne recruter dans cette section que des élèves maîtres qui ont déjà un certain niveau en allemand ou en anglais parce que la gageure est de taille ! il ne s’agit pas d’échouer comme à l’École normale supérieure qui a déjà tenté de mettre en place une formation semblable.
Partir à l’étranger pour se perfectionner
Le ministre pose les fondements de l’enseignement à Cluny : deux heures de cours de langues par jour, des exercices de conversation, de l’enseignement mutuel, etc. le tout complété par une année passée obligatoirement à l’étranger, idée que Duruy a déjà développée quatre ans plus tôt dans ses instructions aux recteurs[18]. C’est en quelque sorte le système des lecteurs étrangers que nous avons à l’heure actuelle dans nos établissements scolaires. Forts de leur formation, les élèves maîtres de Cluny pourront ainsi se présenter à l’agrégation de langues vivantes. « Les intentions, comme le dit très justement J. Brethomé, de Duruy sont claires : il s’agit de faire de l’enseignement spécial l’égal en tous points de l’enseignement classique[19]. »
À la fin de l’année scolaire 1868-1869, les premiers élèves peuvent donc partir soit en Angleterre, soit en Allemagne. Le système d’échange d’étudiants n’est finalement pas réalisable avec l’Angleterre et Duruy songe à créer directement sur place un lycée international où il pourrait envoyer « ses » Clunisois enseigner et se former. Cela ne reste qu’un projet. Il est tellement difficile de placer les élèves français dans les établissements anglais que le directeur Roux lui-même est dépêché sur place pour trouver des établissements susceptibles d’accepter les étudiants clunisois. Pour trouver ce genre d’établissements, il passe, en dernier ressort, une annonce dans un grand quotidien anglais.
Les Clunisois en Allemagne
A contrario, le placement et le système d’échange se réalisent très facilement avec l’Allemagne, le Wurtemberg plus précisément. Dès l’année scolaire 1869-1870, Cluny accueille trois élèves de Stuttgart pendant que trois Clunisois sont en Allemagne. Le programme des étudiants français sur place est le suivant [20] :
L’accès aux cours, leçons, sermons, réunions diverses leur est facilité dans différentes structures d’enseignement. (École polytechnique, Gymnase, Realschule…)
3 leçons particulières (cours d’allemand) par semaine.
3 cours de littérature allemande.
2 cours de littérature française.
2 cours d’histoire.
3 cours de sciences.
Ils donnent eux-mêmes deux à trois cours par semaine de français, d’histoire ou de géographie aux élèves allemands et ils rendent compte à leur professeur de Cluny en lui écrivant tous les quinze jours.
Et Roux de conclure au conseil supérieur de perfectionnement pour l’année 1870 : « Vous le voyez Messieurs, nous venons de triompher des principales difficultés que nous avions à surmonter pour cette organisation et nous sommes heureux de voir que nous touchons au moment où Cluny pourra doter l’Université du personnel qu’elle réclame depuis si longtemps pour l’enseignement des langues vivantes[21]. »
Le succès est de courte durée puisque la guerre éclate et les échanges sont suspendus avec l’Allemagne pour un temps, mais on retrouve par la suite mention faite, dans le rapport du mois d’octobre du directeur, d’élèves envoyés en Allemagne en 1888. Entre temps, J. Simon a annoncé en 1872 la création d’une section langues vivantes à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Mais là aussi, la route était encore tracée par Duruy.
[1] Brethomé, Jacques. La langue de l’autre. Histoire des professeurs d’allemand des lycées. (1850-1880) Grenoble : Ellug, 2004, 286 p., p. 18.
[2] BAIP n° 165, p. 317 et suivantes. Instructions aux recteurs sur l’enseignement des langues vivantes et sur les conférences dans les lycées du 29 sept.1863.
[3] Brethomé, J. La langue de l’autre…, op.cit., p. 177. Lettre de A. Pey à V. Duruy, 13 août 1863.
[4] Hippeau, C. L’Instruction publique en Allemagne. Paris : éditions Didier and Cie, 1873, 360 p., p. 169.
[5] Brethomé, J. La langue de l’autre…, op.cit., p. 261.
[6] DURUY, Victor. Notes et souvenirs (1811-1894) tome I. Paris : Hachette et Cie, 1901, 392 p., p. 92.
[7] BAIP n° 168, 1868, p. 183. Rapport Baudoin.
[8] BAIP n° 62 du 10 avril 1865 p. 416 et suivantes.
[9] Brethomé, J. La langue de l’autre…, op.cit, p 60. Jules Simon, BAIP de 1872, p. 562.
[10] Inauguration d’une plaque commémorative apposée par les soins de l’association amicale des anciens clunysiens. 23 mai 1904, Paris : imprimerie E Capiomont et cie, 1904, 57 p., p. 33. Discours du 23 mai 1904 à Cluny par Combe.
[11] BAIP n° 104, 1866, p. 592.
[12] Brethomé J. La langue de l’autre…, op.cit., p. 33 et suivantes.
[13] BAIP n° 168, 1868, p. 183. Rapport Baudoin.
[14] Gréard, O. Éducation et Instruction. Enseignement secondaire. Paris : Hachette, 2e édition 1889, BNF Gallica, 2 vol., vol., 1 : 198 p., p. 67.
[15] AD-Saône-et-Loire 3T379 : rapport mensuel du directeur, octobre 1889.
[16] Roux. Histoire de l’école normale spéciale de Cluny. Alais : imprimerie J. Martin, 1889, 319 p., p. 130.
[17] AD-S-et-L, 3T 379 : rapport mensuel du directeur, mai 1877 et rapport de l’inspecteur d’Académie, IG 1885.
[18] BAIP n° 165 du 29 sept. 1863, p. 317 et suivantes. Instructions aux recteurs sur l’enseignement des langues vivantes et sur les conférences dans les lycées.
[19] Brethomé, J. La langue de l’autre…, op.cit., pp. 51-52.
[20] Roux, F. Histoire…, op.cit., p. 237.
[21] Idem., p. 247. Rapport de F. Roux au Conseil supérieur.