L’enseignement du dessin reste, même après les différentes réformes de l’enseignement spécial, une matière importante à l’École normale et au collège d’enseignement secondaire spécial de Cluny : « L’étude des arts du dessin (…) est considérée à Cluny comme une partie essentielle d’une solide instruction et non comme une chose d’agrément » peut-on lire dans le prospectus de l’établissement pour l’année 1875-1878. Cela est dû notamment à l’investissement du professeur et artiste : P. Legrand.

Legrand nommé à Cluny

Après avoir fait ses études à l’académie des Beaux-arts de Liège, Pierre Legrand (1832-1896) arrive en France à la demande de Duruy pour mettre en place la méthode Hendrickx[1], cet architecte avec lequel il s’est lié en Belgique.

Duruy choisit avec attention son personnel pour Cluny, allant donc même jusqu’à recruter hors des frontières, mais toujours avec des exigences. À Legrand il dira : « N’oubliez pas que pour que je n’aie pas eu tort d’aller vous prendre à Liège, il faut que vous me donniez trois fois raison[2]. »

L’artiste ne compte pas s’installer au fin fond de cette Bourgogne du Sud : il est artiste peintre et il compte le rester, « Mais un jour M. Roux[3] lui remet une nomination de professeur de dessin, nomination parfaitement en règle, et qu’il n’a point sollicitée[4] ! » Legrand va cependant faire toute sa carrière à Cluny comme professeur de dessin et il restera un des plus fervents défenseurs du collège, de l’École et de l’enseignement spécial.

Au même titre que d’autres de ses collègues (Kuhn, Penjon, etc.) il marquera bon nombre de générations d’élèves et la ville de Cluny même : « Avec Legrand, point de surveillance : le travail est si attrayant que nul ne songe à la dissipation ! Et d’ailleurs avec une douceur qui ne se dément jamais, il a une main de fer ; il peut avoir cent élèves à la fois en deux salles différentes, avoir simultanément l’École et le collège, nul ne bronche ; il est à tous et partout[5] ! » et Duruy n’avait pas totalement raison lorsqu’il disait en parlant de la méthode Hendrickx qu’elle ne ferait pas de ses élèves des artistes : « Il n’y a rien d’étonnant qu’un tel maître ait formé tant de sujets d’élite ; les uns ont fait de son enseignement le point de départ de leur carrière, et sont arrivés à la célébrité ; d’autres, tous en ont gardé un reconnaissant et agréable souvenir[6]. »

L’enseignement du dessin dans l’enseignement spécial

Dans l’enseignement spécial, une place très large est faite aux sciences, mais également à des matières tenues jusque-là pour accessoires dans les programmes, le dessin notamment.

Les expositions universelles de 1851 et de 1862 ont largement contribué à mettre en avant les arts et à montrer les avancées remarquables des pays voisins en ce domaine. En France, l’enseignement du dessin est certes organisé grâce à la réforme de 1852-1853 et une commission est également mise en place pour l’organisation des cours de dessin d’adultes pour la ville de Paris en 1863[7]. Mais Duruy fait progresser cette matière : le nombre d’heures de dessin varie de 4 à 6 heures par semaine et certains conseils de perfectionnement n’hésitent pas à les augmenter encore plus dans leurs établissements[8]. Après cette première initiative, il faudra attendre l’arrêté du 2 juillet 1878 sous le ministère de J. Ferry pour que le dessin devienne une matière obligatoire en lycée et en collège.

Les objectifs

Duruy envisage en 1865 l’enseignement du dessin linéaire (ou dessin géométrique), d’ornement et d’imitation sous deux axes. Tout d’abord, la connaissance du dessin, « cette écriture de l’industrie », est indispensable aux futurs contremaîtres. « L’élève, dit-il, doit apprendre à manier le crayon en même temps que la plume. Ce n’est qu’à cette condition qu’il acquiert la sûreté de la main et la justesse du coup d’œil dont il aura besoin dans l’avenir[9] », conception que l’on trouvait déjà chez Rousseau : « Le dessin doit servir (…) à développer la justesse de l’œil et l’habileté de la main[10]. »

Le dessin au service de l’industrie mais le dessin également au service de l’art : il faut aussi développer chez les élèves le goût du beau et ce, dès les premiers cours : « Mais il ne suffit pas de dresser l’œil à bien voir et d’exercer la main à bien exécuter, il faut encore donner aux élèves le goût du beau qui doit diriger plus tard leurs créations[11]. » Pour cela, il faut mettre devant les yeux des élèves des modèles savamment choisis et c’est la tâche qui est assignée à une commission d’artistes. Celle-ci a bien à l’esprit que « la jeunesse ne doit pas être ignorante des maîtres en sculpture et en peinture, tandis qu’on lui apprend à connaître ceux de la littérature[12]. »

Bien entendu, la liste n’est pas exhaustive. Le choix des modèles est laissé à la libre appréciation du professeur et du conseil de perfectionnement parce que l’enseignement du dessin doit avoir un caractère spécial en rapport avec l’industrie de la localité. À Lyon, on dessinera des soieries, à Saint-Etienne, on prendra comme modèles des armes, au Puy, des dentelles, etc.

La méthode

Une des méthodes employées dans l’enseignement spécial est ce qu’on appelle la méthode d’après la bosse, c’est-à-dire le dessin d’après des modèles en relief.

La méthode de la bosse est également celle utilisée par le belge Henri Hendrickx. Duruy préconisera de l’employer à Cluny, prenant modèle sur ce qui se fait dans les « Realschulen » allemandes.

Les élèves dessinent debout, sans carton, leur papier placé sur un tableau noir vertical. Le principal avantage de cette méthode est d’habituer l’élève à dessiner les objets en relief sous l’angle et dans la position où il les voit dans la nature : il peut ainsi rendre d’une façon plus exacte les effets d’ombre et de lumière et reproduire plus sûrement les vraies proportions du modèle ; de surcroît, il acquiert de plus en plus d’aplomb et une grande sûreté de main au tableau.

« Les tracés géométriques, qui en font la base, permettent de comparer exactement les proportions du modèle, facilitent les moyens de grandir ou de réduire la copie et accoutument l’élève à découvrir lui-même ses erreurs et à les corriger. Léonard de Vinci et presque tous les maîtres italiens employaient ces moyens pour leurs élèves et pour eux-mêmes[13]. »

À l’enseignement du dessin est également ajouté celui du modelage ; les exercices de sculpture comprennent la taille et l’ornementation du plâtre, de la pierre tendre et du bois, ainsi que le moulage.

Une installation hors pair

On ne lésine pas sur l’installation matérielle : en témoigne la représentation que nous avons de la salle de classe du professeur de dessin. Pour faciliter cette installation, tous les élèves externes paient une rétribution annuelle de 25 francs « applicable aux frais de manipulation et aux dépenses de cours de dessin[14]. »

Les salles consacrées au dessin sont au nombre de cinq, installées dans les sacristies, tout à côté de la chapelle Jean de Bourbon où sont entreposés des débris lapidaires de l’abbaye :

Salle A : réservée aux collégiens : pour les éléments et le dessin d’après les objets réguliers.

Salle B : réservée aux collégiens : pour le dessin d’après la bosse.

Salle C : pour le modelage « où tous les élèves apprennent à manier l’ébauchoir. »

Salle D : réservée aux élèves de l’École normale : pour le dessin d’après la bosse.

Salle E : cabinet pour entreposer les modèles.

Les salles sont spacieuses et elles abritent des chevalets puisque les élèves dessinent toujours debout, à la craie ou sur papier : « Travailler debout, au tableau vertical, sans jamais s’asseoir, c’est dur ! Mais quel coup d’œil, quelle santé du corps et de l’esprit ! Quels progrès[15] ! » raconte A. Bernard, ancien élève puis collègue du professeur Legrand.

Preuve de son intérêt pour la matière, le ministre suit d’un œil attentif ce qui se fait à Cluny par le biais d’un rapport journalier. C’est grâce à Duruy que le dessin d’imitation et d’ornement devient une épreuve du concours académique en 1868. Pour juger des progrès réalisés dans cet enseignement le ministre invite Hendrickx lui-même et le sculpteur Bartholdi à Cluny pour juger de cet enseignement[16]. Le rapport de Bartholdi est plus nuancé que celui de Hendrickx ; il demande notamment à ce que les élèves introduisent une touche personnelle dans leurs réalisations et que leur travail ne soit pas uniquement une reproduction de l’œuvre d’autrui. Pour cela, le sculpteur préconise de « dessiner beaucoup plus d’après nature. »

Les rapports mensuels des différents directeurs de Cluny resteront tous élogieux à l’égard du professeur Legrand. Il fait preuve, d’après Desfours en octobre 1884, d’une grande autorité et les réalisations des élèves sont dignes de figurer à l’Exposition Universelle de 1889[17]. »

Jusqu’à la fermeture de l’École normale et du collège, Legrand s’attache donc à développer son enseignement ; à ses cours de dessin, il ajoute un cours libre d’histoire de l’art et un cours de perspective théorique.

Conservateur du musée lapidaire

Autant dire que Legrand est homme à ne pas ménager sa tâche et loin de lui l’idée de ne faire que de la théorie : il fait, par exemple, visiter à ses élèves en fin d’année le musée de la ville de Cluny dont il est le conservateur. C’est également à lui, d’après l’ancien élève M. Bernard, que la ville de Cluny doit la création du musée « lapidaire[18]. » Legrand a sûrement participé à la constitution du musée lapidaire et il en a, de façon certaine, réalisé un inventaire mais il est exagéré de dire qu’il l’a fondé. Cette création revient en premier au docteur Ochier, dont le musée à Cluny porte le nom, et son premier conservateur fut Auguste Pécoul[19].

Au service de tous

Le dessin pour tous, Legrand en est totalement convaincu, puisqu’il met également son art à la disposition des Clunisois en proposant des cours de dessin aux adultes et aux écoles primaires « Chacun pouvait lui demander des leçons ; elles étaient toujours accordées, et toujours gratuitement[20]En 1872, le conseil municipal accepte sa proposition de donner des « leçons de dessin » sans rétribution aux « jeunes gens et ouvriers de la ville[21]. »

Professeur, conservateur de musée, très bon connaisseur du Cluny ancien, voire même « saint laïque » puisque, dans la tradition des moines Récollets[22], il s’occupe des pauvres de la cité, Legrand reste également un artiste dans l’âme.

Artiste dans l’âme

Pour ses cours d’histoire de l’art, il rédige lui-même de « volumineux manuscrits » qu’il a l’intention de publier[23]. Il renonce à cette publication mais nous gardons trace au moins des dessins qui composent ces volumes.

Lorsque son collègue Penjon, professeur de philosophie au lycée de Mâcon puis professeur de morale à l’École normale dès 1866, publie en 1872 son ouvrage sur « Cluny, la ville et l’abbaye », Legrand participe en l’illustrant de vingt-huit dessins à la plume et de lettrines dorées.

Tout au long de sa carrière à Cluny, il continue de s’adonner à son art de prédilection, c’est-à-dire à la peinture religieuse. Il réalise une œuvre, « La prière pour les morts » pour l’église Saint Pierre à Mâcon et s’apprête à une autre composition pour l’église Notre-Dame à Cluny lorsqu’il décède.

À ces titres, Legrand fait partie des figures qui ont marqué l’enseignement spécial de Duruy et la ville de Cluny même.


[1] Hendrickx est l’auteur notamment de l’ouvrage : Le dessin pour tous.

[2] Roux, Ferdinand. Histoire de l’école normale spéciale de Cluny. Alais : imprimerie J. Martin, 1889, 319 p., p. 48. Lettre de Duruy à Roux, 30 nov.1866.

[3] Ferdinand Roux a été le premier directeur de l’établissement, de 1866 à 1872.

[4] Besson, André. Extrait de l’annuaire de l’association amicale des anciens élèves de l’ENESS de Cluny. Notice sur la vie et les œuvres de M. P Legrand. Sceaux : imprimerie E Charaire, 14 p., p. 7.

[5] Idem.

[6] Ibidem.

[7] Brongniart, Édouard. De l’enseignement du dessin en 1867 dans Exposition universelle de 1867 à Paris. Sous la direction de Michel Chevalier. Tome XIII, section XIII, op.cit, pp. 402-410.

[8] Bulletin Administratif de l’Instruction Publique (BAIP) n° 196, 1869, p. 85.

[9] BAIP n° 104, 6 avril1866, p. 599.

[10] Buisson Ferdinand. Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire. 1ère partie, tome I, 1887, 1308 p., p. 690. Article sur le dessin.

[11] BAIP n° 104, 6 avril 1866, p. 600.

[12] BAIP n° 133, 1867, p. 171.

[13] Roux. Histoire…, op.cit., p. 108.

[14] BAIP n° 99, 6 avril 1866, p. 412.

[15] Besson, André. Extrait de l’annuaire…, op.cit., p. 7.

[16] Roux. Histoire…, op..cit., p. 178.

[17] Arch. Dép. Saône-et-Loire 3T 379 : rapport mensuel du directeur, janvier 1890.

[18] Besson, A. Extrait de l’annuaire…, op.cit., p. 10.

[19] De Thoisy, Anne. Guide du musée d’art et d’archéologie de Cluny. Dourdan : Artway, 1998, 63 pages, pp. 14-15.

[20] Besson, A. Extrait de l’annuaire…, op.cit., p. 8.

[21] Arch. Municipales. Cluny : délibération du Conseil municipal, 12 mai 1872.

[22] Les moines Récollets s’installent en 1619 à Cluny, appelés par l’abbé Louis de Lorraine. Ils s’occupent notamment des pauvres de la cité.

[23] Besson, A. Extrait de l’annuaire…, op.cit., p. 8.