Jour 1 : Réunion des ambassadeurs de la mémoire promotions 2015/2017/2019

  • Ouverture du séminaire par Rivka Benzazon, ancienne élève de Cluny et ambassadrice 2017, autour de la question de l’engagement et de la transmission de la mémoire. Projection d’un extrait de La vie après,[i] film documentaire qu’elle avait co-réalisé en 2016 et qui retraçait le parcours de Claudine Rotbart, suivie d’une discussion. 

Portrait de Simone Veil pixelisé à partir de centaines d’images des différents lieux de mémoire en France, remise à Pierre-François Veil au Panthéon en 2019 par les Ambassadeurs

  • Intervention pour le lycée La Prat’s de Cluny :

La question de l’engagement et l’engagement en question

« Depuis notre venue en 2017 où nous étions associés au Chambon sur Lignon au titre d’ambassadeurs de la mémoire, l’engagement et la mobilisation d’un grand nombre de nos lycéens ne se sont pas démentis.

 En effet, l’année scolaire 2018/2019 a malheureusement donné prétexte de nouveau à une mobilisation forte et engagée contre la recrudescence des violences, actes et propos antisémites. La prise de conscience devait être accompagnée plus que jamais et lors des journées consacrées dans le calendrier scolaire, nous avons ainsi demandé à Claudine Rotbart de venir au lycée et de réaliser une conférence autour de son parcours de vie et de la question brutale mais nécessaire « « qu’est-ce qu’un juif ? » Un questionnaire avait été remis au préalable à l’ensemble des élèves du lycée afin de préparer cette intervention. Nous avons pu constater alors à quel point l’indignation et le désir d’agir étaient présents au sein de la communauté scolaire. Beaucoup d’élèves ont alors ressenti le besoin de devenir acteurs et non plus témoins passifs d’une montée significative de cette violence. Acteurs grâce à une parole qui leur était accordée, grâce aux discours qu’ils avaient su construire ou reprendre à cette occasion. Une indignation et un engagement présents tout au long des échanges nourris entre Claudine Rotbart et une salle bien remplie.

            Nous pouvons espérer que cela sera encore le cas lors de la venue en février prochain au lycée de Benjamin Orenstein, témoin direct de la Shoah et rescapé d’Auschwitz. Cette rencontre s’inscrit dans cette conscience que le témoignage direct travaille la mémoire collective de façon non seulement plus durable mais surtout plus humaine. Nous mesurons plus que jamais à cette occasion à quel point la parole et la présence des survivants sont précieuses dans la transmission de cette mémoire car elle apparaît comme le dernier rempart aux complotistes et négationnistes face auxquels notre enseignement peine tant à résister. Et par conséquent nous mesurons donc plus que jamais la responsabilité et la difficulté de la tâche quand cette parole ne sera plus. Cette inquiétude interroge directement nos démarches, notre rapport à la transmission, pas seulement d’une mémoire parmi d’autres, mais de la capacité que nous aurons, ou non, à ne pas tout perdre, comme le disait dans ces lieux Raphaël Enthoven commentant le ch. 11 de Si c’est un homme de Primo Lévi, et à consentir aux fragments de la mémoire afin que l’humanité l’emporte.

            Alors si l’engagement dont nous pouvons, savons faire preuve ne faiblit pas, c’est à la mesure bien sûr des assauts répétés des forces contraires mais c’est avant tout par conviction que si nous sommes des hommes, une partie de nous-mêmes doit continuer à veiller à cette transmission. »

                                                                                                                      Nathalie Petit

Jour 2 : Voyage à Auschwitz Birkenau

Le voyage est assuré par le Mémorial de la Shoah dans le cadre des journées mémorielles de janvier.

Matin :

  • La Judenramp, début de notre parcours.

A l’initiative de Serge Klarsfeld, la Fondation pour la mémoire de la Shoah a réhabilité en 2005 la Judenramp, ce quai à l’extérieur du camp sur lequel la majorité des convois des Juifs de France et d’Europe sont arrivés à Birkenau, avant que les nazis ne dérivent une autre voie ferrée pour mener les convois directement dans le camp, à partir d’avril 1944.

80% des convois partaient directement dans les chambres à gaz de Birkenau. Entre 10 et 20 % rejoignaient le camp de Auschwitz 1.

La très grande majorité des personnes arrivées ici n’a donc jamais vu ce que nous nous apprêtons à découvrir.

      Birkenau

Thierry Flavian du service pédagogique du Mémorial de la Shoah nous accompagnera tout au long de notre journée. C’est à cet endroit précis que le fil est tendu pour que nous puissions appréhender « un peu » l’immensité qui s’ouvre devant nous. Un fil qui nous conduit d’abord à Birkenau. Nous rentrons dans le camp dans lequel subsistent seulement quelques baraquements. Sur la gauche, le camp des femmes. Une pensée pour Simone Jacob-Veil.

Le terrain est très accidenté. Les pierres affleurent au milieu de la boue. Birkenau a été établi sur une zone marécageuse, particulièrement humide donc. L’intérieur des baraques laisse à peine «imaginer» les conditions de vie des détenus dans le froid, la boue, la faim, les maladies et les mauvais traitements quotidiens.

Ce qui frappe ici c’est le vide. Nous croisons beaucoup d’autres groupes mais le sentiment qui domine reste celui de la nudité et du néant. Pas un arbre, seulement un terrain recouvert par des baraques alignées dans un souci de symétrie à la fois absurde et redoutable. Et quand elles ne sont plus là ces baraques, il reste leurs cicatrices que la végétation ne vient pas recouvrir. Autant de stigmates d’une mort calculée et industrialisée.

L’œil ne peut pas dessiner les contours du lieu ; 170 hectares, 2340 mètres par 720 mètres entourés de 16km de barbelés enferment l’inimaginable.  Nous nous dirigeons vers l’emplacement des crématoriums IV et V.

Entre ce qu’il reste des deux crématoires se dresse depuis 1967 un monument international à la mémoire des victimes. Une même plaque reproduite dans 37 langues rappelle que nous sommes dans un cimetière. Un cimetière sans tombe de plus d’1,4 millions de personnes.

Nous nous arrêtons pour procéder à une cérémonie commémorative pendant laquelle les Ambassadeurs rendent hommage aux déportés sur lesquels ils ont mené leurs travaux de recherche. Giulia, jeune étudiante italienne, choisit de lire un extrait de Si c’est un homme, de Primo Lévi, dans le texte. Rivka rend hommage à Fanny Rotbart, la mère de Claudine. Tous se réunisse ensuite pour lire la lettre[ii] de Simone Veil adressée aux Ambassadeurs de la mémoire en 2010. C’est la première fois que ce texte est lu ici. Chacun semble en mesurer la responsabilité, Abdul de Strasbourg, Amina de Lyon, Alexis d’Aix-en-Provence, Joël de Drancy, Rivka de Cluny…

Nous nous dirigeons ensuite vers le Lac des Cendres.

Une clairière à l’une des extrémités du camp cache les deux premiers crématoires opérationnels à Birkenau ainsi qu’un petit bassin d’eau. C’est là que les nazis abandonnaient les cendres des déportés assassinés dans les chambres à gaz. D’autres étaient jetées dans la Vistule toute proche.

Nous rejoignons là une délégation de la mairie de Paris présidée par Mme Anne Hidalgo pour un hommage aux juifs déportés de France.

Après-midi :

Auschwitz 1

Le portail. Le lieu réservé à l’orchestre à droite en entrant. Les bâtiments de briques rouges. La place d’appel. Les potences. L’espace se réduit et le contraste est saisissant avec Birkenau. Le regard est limité, s’accroche aux barbelés plus présents ici peut-être.

Un block retient mon attention. Le block 24. Nous ne nous arrêtons pas. Je sais depuis qu’il s’agissait du block des prostituées, le Sonderbau. Une maison de prostitution forcée à « l’usage » de prisonniers « aryens méritants » de 1943 jusqu’en janvier 1945. D’officiers SS également. Le sujet est longtemps resté tabou jusqu’à une exposition itinérante en Allemagne en 2009 et à la parution du livre de l’historien Robert Sommer, Das KZ-Bordell.[iii] Pour l’essentiel polonaises ou allemandes, ces femmes étaient qualifiées d’asociales par le régime nazi et condamnées à une mort certaine. Peu de recherches donc autour de ces travailleuses forcées et humiliées qui n’ont toujours pas été réhabilitées. « On voulait éviter les malentendus, empêcher que la présence de bordels fausse la vision et relativise l’horreur des camps. » admet Insa Eschebach, directrice du Mémorial de Ravensbrück en 2009. C’est plus de 200 femmes qui ont ainsi été concernées par ce traitement dans les 14 Sonderbau (bâtiments spéciaux) des dix grands camps de cette période.[iv]

Les blocks se succèdent. On connaît par les témoignages des survivants la terreur que pouvait soulever la seule évocation de leur numéro. Le block, 10, celui des expérimentations médicales. Le block 11, ou block de la mort, une prison avec ses salles de torture en sous-sol. 28 blocks en tout. La plupart sont aujourd’hui consacrés à des expositions réalisées par les pays concernés par la déportation et le génocide.

Des chiffres, toujours des chiffres. Auschwitz 1 est une sorte de musée où on apprend et l’on désapprend tout à la fois. A sortir des chiffres justement. A respecter ses propres limites aussi face à ce que l’on découvre.

Le fil tendu depuis la Judenramp nous conduit maintenant au block 27. Et il est important ce fil dans ces lieux où tout s’entremêle et où règne l’incompréhension. Important car il faudra ressortir de ce long tunnel tout à l’heure.

Le block 27 accueille une exposition permanente, SHOAH, réalisée par Yad Vashem[v]. Un montage vidéo à 360° présente le quotidien des Juifs d’Europe de l’entre deux guerres. Un montage de films muets et amateurs qui nous immerge dans le quotidien des familles, les repas d’anniversaire, la plage, les loisirs…la vie. Dans l’escalier qui nous conduit à l’étage, les vociférations d’Adolph Hitler accompagnent notre ascension. Ou plutôt la sienne. Une salle tout en longueur s’ouvre à nous et au fond un écran en hauteur diffuse les images des grands rassemblements du IIIème Reich. Au-dessus de nous, des panneaux noirs tombent du plafond avec des extraits de ces discours antisémites traduits dans différentes langues. Les panneaux rappellent les bannières à croix gammée, tout le décorum nazi en fait des défilés. Ce qui est finalement intéressant ici, c’est de constater que très vite nous sommes captés par l’écran, la tête levée comme les milliers de personnes présentes à ces rassemblements. Et que c’est comme ça que la fascination opère.

Entre ces deux étages, tout a basculé. L’exposition traite de ce basculement et le fait de manière puissante. Un basculement brutal et radical comme tout nous le rappelle sans cesse depuis notre arrivée.

L’exposition s’achève par un monument gigantesque, Le Livre des Noms, 2m de haut et 14 mètres de circonférence et qui répertorie les noms de 4,4 millions de victimes juives sur les 6 millions, fruit d’une recherche entreprise par Yad Vashem depuis des décennies. Encore des chiffres, mais des noms surtout cette fois.

Lorsque nous sortons du Block 27, la nuit est tombée. Elle tombe très vite ici. Le camp n’est plus éclairé que par quelques veilleuses le long des miradors. La journée se termine par le block 5 consacré aux effets personnels des déportés. Respecter ses limites là encore. Tout comme au K1, crématorium 1, par lequel nous terminons notre parcours.

Jour 3 Matinée d’échanges

Nous nous retrouvons le lendemain matin à Paris. Chacun a envie de dire quelque chose, de commencer à faire vivre son témoignage dans et malgré l’émotion du jour qui suit.

Des Ambassadeurs tout en larmes, en sourires, en franches poignées de mains au moment du départ, tous conscients qu’un même fil les relie maintenant et qu’ils feront de leur mieux, Madame Veil, pour ne pas le perdre.

« La mémoire nourrit une culture, alimente l’espoir et donne à chaque être sa dimension humaine. »  Elie Wiesel

N. Petit Gallet


[i] La Vie après, film doc. réalisé par Marc Weymuller, R. Benzazon et C.Weymuller, Viméo, Les Petites caméras, 2016 Viméo.

[ii]Message de Simone Veil aux Ambassadeurs de la Mémoire, 2010

http://www.ambassadeurs-memoire-shoah.org/

[iii] De Robert Sommer, éd. Ferdinand Schöningh, août 2009. L’exposition est visible à Ravensbrück.

[iv] Auschwitz 1 et Auschwitz 3, Dachau, Buchenwald, Mauthausen, Flossenburg, Sachsenhausen, Mittelbau-Dora, Gusen, Neuengamme.

[v] https://lepetitjournal.com/memorial-auschwitz-un-ancien-block-transforme-en-exposition-permanente-205939