Détricoter et retricoter l’Histoire.
Sous le prétexte de faire bouger les lignes, secouer le cocotier et autre envie de sortir du panier des convenances, on voit fleurir régulièrement des théories toujours toutes plus fumeuses les unes que les autres. Le 20ème siècle a eu ses théories de choc. Adolf Hitler remportant sans doute tous les suffrages de ses prétendues origines juives[i] jusqu’aux rumeurs de sa fuite probable en Argentine en 1945.[ii]
Le 11 septembre 2001 constitue quant à lui la ligne rouge tracée et franchie à l’aube du 21ème siècle. Théories fumeuses et fumantes.[iii] Mais pas de fumée sans feu pourrait très bien être la devise complotiste par excellence. Tout comme la célèbre phrase censée résumer la série américaine X-Files, selon laquelle la vérité est ailleurs, et si la vérité est ailleurs cela signifie que tout ce que l’on nous présente n’est qu’apparence et mensonge. Les agents du FBI Mulder et Scully, protagonistes de cette série, forment à cet égard un duo très représentatif de l’ère du soupçon qui règne sur la fin du 20ème s. Le premier est en quête d’une présence extra-terrestre qui expliquerait tout au long des saisons, onze à ce jour, ce que les qualités d’analyse scientifiques et rationnelles de sa partenaire peinent à éclairer. La longévité de la série confirme certes l’intérêt soulevé par cet attelage mais traduit surtout que la recherche de la vérité doit rester sans fin, au sens strict, en tout cas qu’on s’arrange toujours pour ne jamais l’atteindre.
Le complotisme se nourrit de rumeurs. Si nous nous souvenons tous où nous étions et ce que nous faisions le 11 septembre 2001, nous nous souviendrons sans doute également avoir pensé ou/et formulé que nous étions rentrés en guerre, choqués certes mais quand même confortablement installés devant nos écrans. Cette double posture a été partagée par des millions de personnes et immédiatement mise en ligne « Si l’une des définitions, discutable, de la rumeur est qu’elle est une information non confirmée par les médias ou le pouvoir en place, les rumeurs de guerre ont ceci de particulier qu’elles n’attendent aucune confirmation et qu’au contraire elles se diffusent contre l’Etat et les journalistes. Sous l’Occupation, par exemple, il n‘aurait servi à rien que Vichy confirme ou non une information car tout ce qui en émanait était considéré comme mensonger par principe. Seules des informations non-officielles circulaient, faisant perdre de sa pertinence à la qualification de rumeurs. Aujourd’hui, pour des raisons complexes, et depuis la Guerre du Golfe, la défiance est telle par rapport aux politiques, aux médias et aux images qu’ils diffusent, que leurs propos sont perçus avec circonspection. Comme s’ils étaient dans la captation-occultation des informations, comme s’ils dressaient, entre le citoyen et les faits, un récit contrôlé et opaque. La perception des informations officielles comme autant d’informations-écran et d’obstacles a pour conséquence un « dubitationnisme » (Taguieff) et un relativisme généralisés qui forment le terreau sur lequel poussent les rumeurs de crise.[iv]
Et les rumeurs sont devenues un opium précieux depuis le début de ce siècle, distillé et reversé par ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui les tenants de l’anti-système qui ont bien compris qu’ils tenaient là une arme redoutable capable de satisfaire à leur dessein politique. Difficile de ne pas penser pour la France aux figures d’A. Soral ou encore de Dieudonné et aux très présidentiables J-M Le Pen et F. Asselineau.
La rumeur comme outil d’ascension sociale fulgurante, c’est finalement la partie émergée de l’iceberg complotiste. Emergée et décomplexée. A voir les empires médiatiques qui se sont construits ces dernière années, de Roger Ailes pour Fox News, la chaîne du magnat de la presse australo-américain Rupert Murdoch, celle-là même qui décidait de montrer les corps des occupants des Twin Towers se lançant dans le vide, point de départ traumatisant et signifiant s’il en est d’une information qui allait commencer à tourner en boucles et faire le tour de la planète, si l’on considère que la Terre est ronde bien sûr…De Roger Ailes donc à Alex Jones, animateur radio très orienté droite extrême à l’origine de Fake News sur son site web Infowars, tout un programme, et que l’élection de Barack Obama a fait sortir de sa tanière conspirationniste. Il ira jusqu’à prétendre en août 2017 sur sa chaîne Infowars que Michelle Obama aurait un pénis et qu’elle serait une personne transgenre. Il deviendra par la suite un soutien de campagne très influent et très officieux de D. Trump.
La tâche dévolue aux enseignants dont je fais partie s’avère alors colossale. Comment lutter contre la désinformation quand celle-ci occupe tellement bien le terrain et qu’elle use de moyens technologiques de communication à faire pâlir d’envie la majorité des établissements scolaires de ce pays ? Même si nous sommes habitués au David vs Goliath à l’Education Nationale, le combat paraît perdu d’avance à en croire l’air blasé d’étudiants post-bac à qui « on ne la raconte plus »
Par « la », il faut comprendre l’Histoire, factuelle, événementielle, littéraire…remplacée, évacuée par les histoires, celles qu’on nous a cachées mais qu’on est allé débusquer. La vérité est ailleurs oui. Quelque part en ligne au détour de réseaux papier tue-mouches. L’enveloppe est séduisante et les entrées se multiplient pour tisser la toile d’un labyrinthe inépuisable et surtout sans issue. Tout colle. Des expériences cachées sur les extra-terrestres dans la zone 51 quelque part dans le Nevada à la présence des illuminati de Bavière sur le billet de 1 dollar qui lorsqu’on le plie savamment reproduit les tours jumelles…ça peut coller. Ça doit coller. Et ça finit par tuer aussi.
Combat inégal donc, mais combat qu’il nous faut continuer à livrer sans merci, en démontant une à une les pierres de ces nouveaux édifices érigés à la gloire du doute permanent. Une skyline en a remplacé une autre et la boucle semble bouclée. Alors face à ce qui pourrait apparaître comme une victoire inéluctable du complot, et de ses avatars que sont le conspirationnisme et le négationnisme, il convient d’opposer sans relâche la mémoire, personnelle et collective.
C’est pourquoi, à la veille des 75èmes commémorations des libérations de camps de mise à mort nazis, il est tellement essentiel de lire ou de relire Primo Lévi et d’écouter encore une fois la parole des survivants, auteurs et acteurs d’un corpus éternel et tellement humain afin que mémoire collective et souvenirs se superposent et s’imposent puisque nous sommes déjà les naufragés et rescapés de demain.
« Je n’aime pas l’expression « devoir de mémoire ». En ce domaine, la notion d’obligation n’a pas sa place. Chacun réagit selon ses sentiments ou son émotion. La mémoire est là, elle s’impose d’elle-même ou pas. Il existe, si elle n’est pas occultée, une mémoire spontanée : c’est celle des familles. Autre chose est le devoir d’enseigner, de transmettre. Là, oui, il y a un devoir. » S. Veil[v]
Nathalie Petit Gallet
[i] Voir Osamu Tezuka, L’Histoire des 3 Adolf, 1983 considéré comme un chef d’œuvre du manga.
[ii] Hitler is alive ! Couverture d’un tabloïd américain, National Police Gazette, 1964.
[iii] 11 septembre : conspiration ? Best-of @rrêt sur images, vidéo disponible sur Dailymotion, 2’49.
[iv] E. Taïeb, Les Dossiers de l’Audiovisuel, n°104, juillet-août 2002, p. 48-50, Emmanuel Taïeb est maître de conférences en science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble.
[v] Extrait d’une interview par Agathe Logeart, Nouvel Observateur du 13 au 19 janvier 2005