Novembre 1945 : « Maurice Raynaud » arrêté à Joinville-le-Pont

Après son évasion du fort de La Duchère et après être sorti des griffes de Bazot et de Duboin, Doussot se la coule douce à Joinville-le-Pont où il tient le café « Au petit port » avec une partie de sa petite équipe : il vit toujours avec Renée Combe, dont il a eu une fille Simone1. Il lui avait promis le mariage, mais ce n’était que promesse. Dédé Thévenot2 vit en concubinage avec Marcelle Vigname, ses deux enfants étant restés avec son épouse ; et puis il y a aussi le fameux Marius Peupier et sa femme. Nous avons peu parlé de Peupier, ex-gérant des Galeries Lyonnaises à Lyon. De 1943 jusqu’au 6 juin 1944, il n’a pas quitté Doussot d’une semelle. Il s’enfuit de Lyon en abandonnant tout pour le suivre au maquis de Crue3.

La vie est belle pour Doussot jusqu’au jour où on l’arrête à Joinville avec Dédé et Renée. Nous sommes en novembre 1945. La perquisition permet de saisir : un pistolet Remigton et son chargeur, des ordres de mission en blanc, trois billets de banque anglais, un chargeur pour arme automatique, un pistolet Saint-Étienne et une fausse carte d’identité au nom de Maurice Raynaud. Tous les trois sont transférés à Lyon et Marcelle Vigname devient la gérante du « petit port ». Le café sera ensuite tenu par le couple Sfez, amis lyonnais de Renée Combe.

La deuxième évasion de « Maurice Raynaud » !

Si Dédé et Renée arrivent avec les gendarmes jusqu’à Lyon, Doussot réussit sa deuxième évasion entre Paris et Sennecey-le-Grand, peut-être en rétribuant les gendarmes qui l’accompagnaient, soulignent les enquêteurs. De quoi vit-il jusqu’à la libération de sa compagne, où habite-t-il ? Nous n’en savons rien. Quelle est son identité ? Après la Libération, il s’est nommé Maurice Raynaud, Lucien Dercourt…

Après quelques mois de prison, Renée Combe a été relâchée, Dédé Thévenot aussi. On retrouve le couple Lucien et Renée à Anthony. Après avoir vécu à La Truchère puis à Joinville-le-Pont, Renée a acquis là une maison qu’elle revend en juin ou juillet 1947 pour la somme de 175 000 Francs. Puis le couple s’installe à Saint-Cloud, 68 quai Carnot où Renée tient un restaurant. Leur petite Simone grandit.

Doussot se rend ?

En mars 1948, Lucien Doussot se rend à la Justice. Alors qu’il est en cavale depuis son évasion du fort de la Duchère, cela peut paraître curieux.

Compte-t-il sur une grâce présidentielle ? A-t-il eu le temps de peaufiner avec ses amis sa version de « sa résistance « ? Pense-t-il que l’eau a coulé sous les ponts et que ceux qu’il a arrêtés, torturés et envoyés en déportation l’ont oublié ?

L’acte d’accusation est grave : on lui reproche « d’avoir sur le territoire français depuis le 16 juin 1940, plus spécialement en 1943 et 1944 en temps de guerre étant français, entretenu des intelligences avec une puissance étrangère ou avec ses agents en vue de favoriser les entreprises de cette puissance contre la France. » Notons bien que la Justice n’est pas dupe et qu’elle n’a pas cru une seconde à ce que disait Doussot concernant son entrée à la Gestapo dont il fixait la date à juillet 1943.

Condamné à mort pour pas longtemps

Il est condamné à mort le 25 novembre 1949 « pour intelligence avec l’ennemi » par la cour de Justice de Lyon.

Doussot, au fond de sa cellule, entame une grève de la faim entre le 25 et le 30 octobre 1950.

Sa demande d’homologation de grade F.F.I.

En décembre 1950, il se dépêche de demander son homologation en tant que F.F.I. Il remercie un certain « Vincent » de l’aider dans ce dossier. Après vérification, il s’agit de Vincent Bertheaud « Bert », président du Comité de Libération de Saône-et-Loire en septembre 1944. « Bert » valide des services fictifs à Doussot.

Nous l’avons déjà dit à plusieurs reprises, il faut se méfier des dossiers d’homologation. Celui de Doussot en est encore un exemple : on dit bien ce que l’on veut, les amis couvrent et le tour est joué. Doussot signale qu’il a ainsi participé à la libération de Sennecey et de Chalon. C’est faux puisqu’il est à Lyon, conduit à cette date à la prison Montluc. De même André Thévenot se targuera -dans son dossier d’homologation F.F.I.- d’avoir été membre de « Combat » et du « Coq Enchaîné », rien que ça ! Il a la mémoire courte, Dédé, pour ne pas se souvenir que Doussot et lui sont à l’origine des arrestations de Julien Gras et du docteur Fousseret, par exemple. Les deux compères parlent également de leur « bataille » de Juliénas. Or, nous l’avons dit : il n’y a pas eu de bataille à Juliénas.

Lorsque les deux compères signalent qu’ils ont appartenu au Bataillon de Cluny, c’est la cerise sur le gâteau ! Ni Doussot, ni Thévenot ne figurent dans l’Annuaire national des membres du 4e Bataillon de choc , pas plus que dans le Bulletin mensuel de liaison de l’Amicale des Anciens du 4e Bataillon de choc et du Commando de Cluny4. Thévenot demande son homologation en 1950. Elle doit être adressé à la Cour d’appel de Lyon car elle est conditionnelle de sa libération puisqu’il est en prison. Pour Doussot, l’homologation est un justificatif devant lui servir pour être amnistié. Il ne le sera pas.

Doussot est gracié par le président Vincent Auriol en janvier 1951. Sa peine est alors commuée en vingt ans de travaux forcés. Il faut, écrit le préfet du Rhône au procureur général « prendre (…) toutes les dispositions nécessaires pour assurer la sécurité du bénéficiaire de la grâce et pour éviter tout incident. » Le secret devra être gardé jusqu’au moment où ces dispositions auront été réalisées. Deux ans après le procès, craint-on encore que quelqu’un fasse la peau à « Lucien la Gestapo » ?

En novembre 1951, « le capitaine Lucien » passe en jugement devant le Tribunal militaire de Lyon pour crimes commis (assassinats de Jacquot, Jost et Zorn et viol de Marie Baigne) au maquis de Cluny. Il bénéficie d’une remise de peine en mai 1956 et est interdit de séjour dans le Rhône, comme il l’avait été, avant-guerre, dans le département de la Côte d’Or.

Pourquoi une grâce présidentielle ?

Lorsqu’il se rend en 1948, Doussot qui est un homme intelligent, sait qu’il ne risque pas grand-chose. Et puis, il est joueur, joueur de poker. Et il a décidé de jouer le tout pour le tout.

Depuis la Libération, il a eu le temps de réfléchir à sa défense et de préparer des versions des faits semblables à celles de « ses amis ». Il se documente même en prison sur la portée des armes à feu, dira un codétenu de la prison Saint-Paul en 19485. La documentation doit lui servir à prouver qu’avec un petit calibre, il ne pouvait sérieusement pas toucher le résistant sur lequel on l’accuse d’avoir tiré.

Et puis, Doussot ne l’ignore pas, il y a eu déjà deux lois d’amnistie votées, une en 1947, une en 1951. Une troisième sera votée en 1953. Comme l’explique Bénédicte Vergez-Chaignon dans son Histoire de l’épuration6, elles doivent apaiser les rancœurs et œuvrer à reconstruire l’unité nationale. S’il y a eu des pics de sévérité, ils ont eu lieu dans les derniers mois de 1944 puis fin 1946, lorsque les grosses affaires de collaboration ont été jugées. Ainsi, De Gaulle gracie, entre septembre 1944 et décembre 1945, 63% des condamnés à mort, ce qui lui vaudra de sévères critiques de la part du Parti Communiste. « D’ailleurs, en décembre 1945, le Parti fera proposer un amendement visant à ôter l’exercice du droit de grâce au chef du gouvernement », écrit l’historienne.

La conséquence de la multiplication des grâces présidentielles ? F.T.P. ou F.F.I. ou de simples citoyens décident de rendre justice eux-mêmes : attaques de prison, enlèvement de prisonniers, attentats individuels, lynchages. À Cusset (Allier), « des gens se rassemblent devant la prison, armés, portant des haches, des échelles, des masses. (…) Les portes sont forcées. » Ils s’emparent d’un milicien-dénonciateur et le pendent à un réverbère7. L’ancien chef départemental du P.P.F. du Gers, lorsqu’il est gracié, est enlevé pendant son transfert vers la maison d’arrêt. On retrouvera son corps dans la cathédrale d’Auch, la tête criblée de balles8.

La France connaît notamment à l’automne 1944 et dans les mois qui suivent une vague de violences sans pareil. Lorsque les déportés rentrent, ils demandent aussi justice et la rendent parfois eux-mêmes. C’est le cas dans le Haut-Doubs où un déporté abat un couple, ses dénonciateurs9. Doussot aurait pu finir ainsi en septembre 1944 si Martinet avait réussi à l’enlever à Cluny.

L’historienne Vergez-Chaignon donne des chiffres : les Cours de justice ont assuré 58 000 jugements mais 7 000 peines de mort ont été prononcées, dont seulement 40 % en présence des condamnés. Sur ces 40%, seuls 790 condamnés ont été fusillés, « ce qui représente un taux de grâces de presque trois quarts ». Le dernier fusillé de l’épuration sera Jean Mamy en 1949. La politique d’amnistie a été précoce et si l’on trouve au 1er janvier 1948 16 200 condamnés détenus, ils ne sont plus que 6 000 en 1950, moins de 500 en 1954. Au début des années 1960, c’est le moment de la libération des tout derniers condamnés pour faits de collaboration et ils ne représentaient que quelques unités. Seul Jean Barbier, auxiliaire de la police allemande dans l’Isère, condamné à mort, gracié, purgera jusqu’en 1984 sa peine de prison.

Beaucoup de détenus ont bénéficié également d’allègement des peines et notamment de la liberté conditionnelle. L’ouvrage de B. Vergez-Chaignon regorge d’exemples de celles et ceux qui, condamnés, se retrouvent rapidement libres. En 1946, la peine d’une milicienne condamnée à vingt ans de travaux forcés est ramenée à un an de prison, Pour un milicien condamné à mort, au final, c’est cinq ans de travaux forcés. On gracie, on gracie, on gracie10.

Certes, il ne faut pas que ces libérations soient trop connues du public. Pour cela, il suffit « aux pouvoirs publics d’appliquer suffisamment les interdictions de séjour pour rendre discrètes les libérations. » Doussot sera interdit de séjour dans le Rhône et cela aidera à faire passer la pilule de sa libération.

Doussot libre !

Entre temps, il a divorcé (novembre 1953) mais ne termine pas sa vie avec Renée puisqu’il se remarie à la mairie de Fresnes en 1960. S’est-il acheté une conduite ? C’est mal le connaître ! Il se dit « restaurateur » en 1957 puis « représentant de commerce » en 1958. Il habite au 141 de la rue Saint-Honoré (1957) puis au numéro 100 (1958) et il vend des téléviseurs. Ça ne rapporte pas les téléviseurs.

Un an après sa libération, en avril 1957, il est déjà condamné à vingt mois d’emprisonnement par le tribunal de Pontoise pour vol et recel puis en décembre 1958, à huit mois de prison par le tribunal de la Seine pour avoir fait le guet pendant un cambriolage. Il va, il vient et il n’a pas changé. Certes, lui qui a été habitué à avoir un grand train de vie, a besoin d’argent puisqu’à l’issue de son procès, tous ses biens ont été confisqués, même si on imagine bien qu’il a dû en mettre un peu de côté.

En 1963, il a cinquante ans et vit avec sa toute jeune femme à Rosny-sous-Bois, rue de la Côte des Chênes. Il va décéder à l’hôpital de Chartres suite à un mystérieux accident de voiture le 21 septembre. Pourtant, son acte de décès à la mairie de Combertault -le village où il est né- ne porte pas mention de son décès. Sûrement un oubli de l’Administration. Nous avons donc fait des démarches pour réparer cette erreur auprès de la mairie de Chartres.

Où est-il enterré ? Cela reste également un mystère. Nous avons vérifié les cimetières de Combertault où il est né, à Chartres où il décède et à Rosny-sous-Bois où il vivait à la date de l’accident. Aucune sépulture à ce nom. La fosse commune ? La crémation n’étant pas chose courante dans les années 1960, qu’en conclure ? Rappelons que Moog, qui a travaillé également avec Barbie et Doussot, meurt dans un accident d’avion en 1944 alors qu’une mention marginale sur son acte de naissance indique un divorce en 1948 !!! Comme quoi, tout peut arriver.

En bref, il reste à résoudre cette énigme ! Où est inhumé Lucien la Gestapo ?

Pour conclure cette longue série relative à Lucien la Gestapo, laissons-lui les mots de la fin. À son ami Vincent Bertheaud du C.D.L. qui l’aide en 1950 pour son dossier d’homologation de F.F.I., il écrit :

« J’ai été jugé lâchement et des lâches sont venus à mon procès, ne pensant qu’à une chose, leur propre sécurité, craignant que je fasse état de leur attitude, lorsqu’ils ont été arrêtés par les boches. Ils m’ont chargé pour enlever tout poids à mes dires. Ils ont fait de faux témoignages et bien sûr, eux ont été crus ! »

Après avoir passé quelques mois à décortiquer le procès et en croisant les sources, c’est une certitude : des témoins ont dit leur vérité mais pas toute la vérité. Et ils ont lâché Doussot.

Le résistant Marcel Vitte ne s’y trompe pas : Doussot « savait tant de choses sur tant de gens « honorables » et puis il y avait la politique, l’antisémitisme, les gangs du marché noir. On le protégeait11. »

Marcel Vitte n’en dira pas plus. Et pour cause : comme on l’entend encore à Cluny aujourd’hui, il ne faut pas « entacher » la Mémoire.

1 Nous ne connaissons pas la date exacte de naissance de Simone et nous ne savons pas si Doussot a reconnu l’enfant. Doussot avait eu deux enfants de son précédent mariage.

2 Marié à Jeanne Parot, André Thévenot a eu deux fils nés en 1937 et 1938.

3 D’après Madeleine Bonnet, Doussot part en Crue avec douze anciens membres de la Gestapo. Qui sont-ils ??? M. Peupier dira qu’il a également intégré le Commando de Cluny. Pourtant, on ne retrouve aucune confirmation de son « engagement », pas plus que de celui de René Padey…

4 Le premier numéro de ce Bulletin est sorti en 1947.

5 Témoignage de Joseph Chosson, 9 juillet 1948.

6 Vergez-Chaignon Bénédicte. Histoire de l’épuration. Paris : Larousse, 2010, 607 p. On se reportera plus particulièrement au chapitre 10 « Cours de justice : la trahison jugée » ainsi qu’à l’épilogue : « Le hasard et la nécessité. »

7 Idem., p. 363.

8 Ibidem., p. 339.

9 Ibid., p, 362.

10 Ibid., p. 435.

11 Vitte, Marcel. Chroniques de Thibon. Mâcon : Imprimerie Buguet-Comptour, 2000, 103 p., p. 52.