Avec la valise.

Nous sommes le 26 mai 1944. Des bombardiers américains larguent plus de 200 tonnes de bombes sur la ville de Lyon. L’opération vise à neutraliser les installations ferroviaires du quartier de la Mouche et de Vaise mais les Alliés ratent leur cible et on dénombre plus de 700 civils tués, plus d’un millier de blessés et de nombreux bâtiments détruits[1].

L’École de service de santé militaire qui abrite la Gestapo est touchée de plein fouet. « Une trentaine de Juifs sont dépêchés de la prison de Montluc vers les lieux du sinistre, pour dégager des gravats fumants les corps des victimes dans les rangs nazis. Les prisonniers doivent quant à eux leur survie à la solidité des caves où ils étaient enfermés[2]. » Les services de la Gestapo déménagent alors au 32 de la place Bellecour jusqu’au 3 septembre 1944, date de la libération de la ville. Les arrestations, les tortures, les assassinats et les déportations continuent.

L’École de santé militaire

Le 31 mai 1944, Doussot et son compère Thévenot sont toujours à Lyon puisque Doussot participe à l’arrestation et à l’interrogatoire -avec Francis André- de l’inspecteur Guepratte.

Le vol de documents à la Gestapo

Pourtant, d’après lui, il a réalisé un beau coup le 26 mai.

« Témoignage sur mon activité », L. Doussot.

Klaus Barbie, interrogé en Bavière au sujet de Doussot le 8 décembre 1948 par l’inspecteur de sûreté nationale Aimé Ferrier, confirme que des documents ont disparu lors du bombardement mais il a pensé, à l’époque, « que c’était le résultat du dégât causé par le bombardement. (…) J’ignore si lors de son départ, Doussot, a emporté des documents. Je ne me suis aperçu de rien », dit-il à l’inspecteur.

Du reste, souligne Barbie, « aucune enquête n’a été ouverte à ce sujet ». Doussot disparaît. Peut-être a-t-il été tué par la résistance, pense-t-il. Krull, de la section IV, enquête mais n’obtient « aucun renseignement. »

Validant la thèse selon laquelle Doussot travaillait au service de la résistance, ce dont d’ailleurs Barbie n’aurait pas douté une seule seconde, Gérard Chauvy dans son ouvrage « Aubrac 1943 » présente une autre version de Klaus Barbie, interviewé par France-Soir le 26 mai 1972.

Barbie se souviendra en 1972 de son interrogatoire mené par l’inspecteur Ferrier en 1948 lors duquel ce dernier lui a parlé des documents volés. Il change alors totalement sa version des faits : un certain « Pierre », que G. Chauvy identifie pour être Doussot, s’est emparé de « deux valises de documents : « Après l’attaque, nous constatâmes que Pierre avait disparu avec deux valises de documents[3]. »

Près de vingt-cinq ans séparent les deux témoignages de K. Barbie. Dans le premier, aucune enquête n’est menée au sujet de ces documents subtilisés.  Puis en 1972, il précise que Doussot part à la suite du bombardement avec deux valises. Or Doussot n’a pas encore quitté la Gestapo puisqu’il interroge encore le 31 mai Guepratte avec « Gueule tordue ». Si l’inspecteur Aimé Ferrier n’avait pas parlé de cette histoire de documents disparus à Klaus Barbie en 1948, ce dernier y aurait-il fait allusion en 1972 ? Rien n’est moins sûr.

Direction le maquis ou retour à la Gestapo ?

Que fait Doussot après l’interrogatoire de Guepratte ? Il reste encore quelques jours tranquillement à Lyon. En loyal serviteur de la Gestapo qu’il est, aucun soupçon ne pèse donc sur lui. Puis il endosse son rôle de résistant : « Quarante-huit heures avant le débarquement, j’ai amené aux Brotteaux, toujours dans ma voiture, divers responsables des organisations de résistance, avec leurs armes et leur matériel radio[4]. »

Puis, dans la nuit du 5 au 6 juin, « sur ordre de Tiburce », dit-il, il quitte Lyon avec André Thévenot, Marius Peupier, René Padey, Jean-Louis Delorme et Laurent Bazot. Ils emmènent également leurs épouses ou concubines : « Nos femmes sont aussi du convoi car je crains la représaille des Allemands. Nous les déposons dans nos familles et rejoignons la région de Cluny où nous savons trouver Tiburce et de nombreux camarades qui nous connaissent[5]. »

Cette déclaration de Doussot amène un commentaire :

  • Est-ce Tiburce qui a donné l’ordre à Bazot et à Doussot de rejoindre Cluny ?

Caser Doussot après ses bons et loyaux services à la Gestapo n’a pas été facile. Selon Marcel Dreyffus (chef du réseau Dupleix à Lyon) son adjoint Girin intercède auprès de lui pour trouver un maquis « n’importe où » qui accueillerait « Bazot, Doussot et un certain Dédé[6]. » Dreyffus refuse : « J’ai refusé d’introduire où que ce soit des personnages que je considérais comme plus que douteux. Toute la bande est partie au maquis de Cluny et ils ont essayé d’y attirer par Girin les jeunes de mon réseau. Girin a continué après le débarquement tout en restant à Lyon à avoir des contacts avec la bande de ses amis[7]. »

Devant le refus de Dreyffus, le groupe jette son dévolu sur Cluny où on les connaît : le 23 mai 1944, ils ont participé à la réception d’un parachutage. Contre 5 000 Francs, Doussot avait accompagné dans sa voiture jusqu’à Lyon deux agents du S.O.E. En aucun cas Tiburce ne lui a donc donné l’ordre de rejoindre le Clunisois. Son arrivée a été négociée : soit en échange de certains services antérieurs, soit -Doussot ayant les moyens de payer- contre monnaie sonnante et trébuchante.  

Deux autres solutions que le maquis de Crue s’offre à Lucien la Gestapo. Voici ce qu’il raconte : Girin (du réseau Dupleix) lui propose -après son arrivée au maquis de Crue- de réintégrer la Gestapo de Lyon. Doussot n’accepte pas et Girin lui présente alors un autre poste : « Sur mon refus Girin m’a offert d’entrer à la milice de Paris avec un rôle actif et bien entendu pour la Résistance[8]. » Elle a encore bon dos la Résistance et Girin semble avoir le bras bien long puisqu’il aurait même proposé à Doussot, selon René Padey entendu le 23 juin 1948, de partir carrément pour Londres !!! R. Padey relate là une conversation -à laquelle il a assisté- entre Girin et Doussot.

En bref, ce qu’il faut retenir, c’est que Doussot aurait pu réintégrer la section IVE sans aucun problème. Et comme Barbie n’a pas fait grand cas de la disparition des documents, cela n’aurait pas posé problème.   

De Lyon à Pruzilly avec la valise

Revenons à ces documents volés à la Gestapo. Cette valise est emportée par Doussot dans la nuit du 5 au 6 juin 1944. Elle fait couler beaucoup d’encre pendant le procès, car, comme à l’habitude, les versions selon les protagonistes diffèrent. Pour Doussot, il présente ce vol comme une preuve irréfutable de son action pour la résistance. Alors, qu’en est-il ?

Première question, y a-t-il eu une ou deux valises car en 1945, Doussot parle de deux valises lorsqu’il est interrogé par l’inspecteur Henri Arnaud le 4 janvier. Ultérieurement, tous les témoins de l’affaire de la valise diront qu’ils n’en ont vu qu’une. Où est donc passée la deuxième et que contenait-elle ? Cela restera un mystère.

Qui a vu la valise et quand ?

Le 26 mai au soir après le bombardement, Laurent Bazot retrouve Doussot chez lui, rue du docteur Rebatel. Girin est également présent. Ils trouvent dans la valise :

-des télégrammes d’urgence d’arrestations et d’enquêtes

-de très nombreux procès-verbaux d’interrogatoires et documents divers, tous rédigés en allemand.

Selon Bazot, seuls les télégrammes sont ôtés de la valise au soir du 26 mai et Girin demande à Doussot de cacher le reste[9].

Version Doussot, tous les documents furent remis à Girin à la Libération[10]. Il apporte lui-même la valise au P.C. de Mâcon le 7 ou 8 septembre 1944. Avec Peupier et Padey, Bazot part à Lyon la remettre à Girin. Bazot et Girin vont ensuite en rendre compte au commissaire de la République Yves Farge. Celui-ci leur demande de faire une déposition à la Sûreté, rue Vauban.

Girin confirme : la valise lui a été remise par Bazot mais il ne fait aucune allusion à cette soirée du 26 mai lors de laquelle il aurait subtilisé des télégrammes. Ouverte au moment de la Libération, la fameuse valise contenait selon lui des documents et des titres.

En 1949, Girin a encore en sa possession les documents mais auraient transmis les renseignements à la Sûreté militaire. « Il les tient à la disposition de la Justice ». Quant aux titres, il les a donnés à la DGER (Direction générale des études et recherches) de Paris. Dans sa déposition, il a oublié, semble-t-il, qu’il est allé voir Yves Farge à ce sujet avec Bazot. Ce détail n’est pourtant pas anodin.

Selon Girin les documents comprenaient :

  • Le dossier de la section chargée des poursuites contre les F.T.P
  • Les interrogatoires des inculpés de l’affaire F.F.I. (affaire ayant débuté par l’arrestation, place Puvis de Chavanne à Lyon, de Guttinger dont les révélations détaillées, accompagnées de schémas et de plans, sont détenues par Dupleix) et de l’affaire M.U.R. (début de l’affaire arrestation de Narbonne[11]).
  • Archives des M.U.R. en R1.
  • Correspondance échangée en mars et avril 1944 entre le chef de la délégation en zone sud et le Chef du centre.

Marcel Dreyffus (chef du réseau Dupleix à Lyon) précisera que « l’exploitation de ces documents étaient souvent sans intérêt lorsqu’il s’agissait de faits anciens aux répercussions déjà acquises. Toutefois nous avons pu alerter le réseau Gallia au sujet d’arrestations projetées, dans la région de Lyon et de Chambéry. Le résultat fut nul car, à l’époque, nous n’avions pas de contact direct avec « Gallia[12] ».

La valise fut donc bien ouverte en mai 1944 et les documents furent consultés. La plupart ne servirent nullement la résistance.  

Si les documents ont été consultés, utilisés, pourquoi donc avoir enterré la valise pendant deux mois dans un jardin de Saône-et-Loire ? Même Bazot (qui ne semble pas être au courant de l’utilisation des documents) est d’accord : « Je ne comprends pas pourquoi ces documents n’ont pas été exploités pendant l’occupation et ont été aussitôt enterrés[13]. »

Alors pourquoi tant de méli-mélo autour de cette histoire de valise ?

Et bien parce que tout le monde n’est pas persuadé qu’elle contenait des documents. Et puis, parce qu’on ne sait pas ce qu’elle est devenue.

De l’or dans la valise ?

La famille Combe a réceptionné la valise dans leur jardin de Pruzilly puisque l’équipe fait une halte pour déposer Renée Combe (compagne de Doussot) et sa soeur (épouse Peupier) chez leur père. Là, avec « beau-papa », Doussot enterre la valise dans le jardin. Cyprien Combe n’en a pas vu le contenu, mais il sait qu’elle pesait bien lourd. Quant à un de ses gendres présent, il est prié « d’aller faire un tour » pendant l’opération qui doit rester un tant soit peu secrète. On en fait un sacré mystère de cette valise !

La valise reste deux mois dans le jardin. Irène Combe, sœur de Renée, sera ensuite chargée de la porter à Flacé-les-Mâcon au mois de septembre. Interrogée, elle se souvient vaguement qu’elle avait rendez-vous dans un café mais elle a oublié les noms de ceux à qui elle la remet… Rappelons que dans les versions de Doussot et de Bazot, la valise passe des mains de Doussot à Bazot puis dans celles de Girin.    

Les commentaires chez les Combe interrogés pour l’enquête vont bon train et les versions diffèrent. En effet, il y a ceux qui ont sûrement profité des largesses de Doussot et de Renée Combe. Ne leur a-t-on pas distribué à l’un par exemple (Ernest Michel) une montre en or marque « Onyx » et à une autre (Irène Combe) également une montre 18 K ?

 Et puis il y a ceux qui n’ont pas reçu de cadeaux -ou qui les trouvaient douteux- et qui ne sont pas amis avec Lucien la Gestapo. C’est le cas de Marcelle, sœur de Renée, qui a reçu deux alliances en or dont elle s’est débarrassée.

Et -nouveau rebondissement dans le procès de Doussot- Marcelle est persuadée que la valise ne contenait pas des documents mais de l’or. C’est ainsi -dit-elle- que Doussot a pu acheter -par exemple- une belle villa à La Truchère où il a mené la belle vie à l’automne 1944. C’est ainsi que Renée a pu prêter aussi de l’argent à son beau-frère pour l’acquisition d’un magasin d’ébénisterie à Lyon, distribué de beaux bijoux, des manteaux de fourrure, etc. Renée, la petite coiffeuse de Lyon, fille d’un rempailleur de chaises, est devenue une grande dame. La fortune de Doussot commence à intriguer sérieusement la Justice.

Et on a peut-être perdu la valise !

Cerise sur le gâteau, on a peut-être perdu la valise ! René Padey qui accompagne Bazot à Lyon pour remettre la fameuse valise témoigne ainsi au commissaire Maximin Dubois le 24 janvier 1946 qu’elle fut remise à « un courrier de la résistance et depuis, on ne sait pas ce qu’elle est devenue. » Entendu à ce sujet, Laurent Bazot témoigne aussi qu’elle fut « introuvable ». Il semble en effet qu’aucun document n’ait été remis par Girin au bureau de la Sûreté militaire, comme en témoigne M. Grisoni lors du procès…

Alors, or ou pas or ?

La conclusion de l’enquête au sujet de la « valise » n’est pas convaincante. Elle a peut-être existé et il y en avait peut-être même deux. On ne peut pas affirmer qu’elle contenait autre chose que des documents inutiles à la Résistance et il semble qu’elle se soit volatilisée. En tous les cas, elle n’est jamais arrivée jusqu’à la Sûreté militaire. Le plus intéressant, ce sont les questions que se posent les inspecteurs lorsqu’il s’agit de faire les comptes officiels de la fortune du couple Doussot-Combe.

Leur magot se monte à un million de francs, sans compter, écrivent les inspecteurs de police judiciaire, les « villas revendues et les différents frais personnels qu’ils ont faits pour l’entretien de Doussot, lorsqu’il vivait clandestinement après la Libération, sous le nom de Dercourt Lucien. » Et puis il y a ces bijoux que Renée Combe a offerts à ses proches, ces 600 000 Francs… Ils proviendraient des bénéfices que Doussot aurait réalisés lorsqu’il faisait le passeur sur la ligne de démarcation… Pourquoi donc les a-t-elle dépensés à la Libération et pas avant ?

Et avec un brin d’humour, les inspecteurs de police se demandent si Lucien n’aurait pas pu, avec cette petite fortune acquise sur la ligne de démarcation, vivre légalement au lieu de vendre ses services à la Gestapo !

En bref, ce million ou plus, en or ou pas, n’est-il pas sorti tout simplement de la fameuse valise ?

Et puis, autre cerise sur le gâteau, il y a ces titres que Girin aurait remis à la D.G.E.R. de Paris. Selon les inspecteurs, ils ont sûrement été dérobés -comme c’était l’usage- par la Gestapo à des victimes. Dommage, l’enquête n’a pas pu « établir à qui ils avaient été remis personnellement » à Paris. Sûrement perdus, mais pas pour tout le monde car avec Doussot, il n’y a jamais eu de petit profit. Est-ce Dédé qui s’occupera de gérer les biens de toute l’équipe ? En 1949, il exerce la profession de « courtier », lui simple ouvrier chez Schneider avant la guerre. Comme quoi la guerre a eu du bon pour certains…


Le 6 juin au matin, Doussot arrive donc à Cluny avec son équipe. Vous vous souvenez qu’il passe tout d’abord place de l’abbaye régler son compte à Mattéo, le cafetier du Nord.

Puis ce sera le maquis de Crue avec la « corvée de bois » pour Jost, Zorn et Jacquot, le viol de Marie Baigne et la « disparition » de Melle Varenne. Néanmoins, Doussot a un dossier à Vincennes pour bons et loyaux services dans les rangs des F.F.I.

Alors en avant avec le « capitaine » Lucien dans les prochains articles.


[1] Film de Yvon et Suzanne Delrous, mai 1944, après le bombardement : https://cdna.memoirefilmiquenouvelleaquitaine.fr/?page=film&sid=1&oid=1505

[2] http://www.chrd.lyon.fr/chrd/sections/fr/pages_fantomes/fiches_thematiques/lhistoire_du_musee/

[3] Chauvy, Gérard. Aubrac. Lyon 1943. Paris : Albin Michel, 1997, 456 p., p. 242.

[4] Témoignage de L. Doussot, 4 janvier 945.

[5] Lucien Doussot : « Mémoire sur mon activité ».

[6] André Thévenot.

[7] Témoignage de Marcel Dreyffus, 30 juin 1948.

[8] Réponse de Doussot à Marcel Dreyffus lors de leur confrontation, 30 juin 1948.

[9] Laurent Bazot, résumé de ma déposition devant la Cour de Justice.

[10] Lucien Doussot, « Mémoire sur mon activité. »

[11] Il s’agit de Marc Bloch, historien et résistant.

[12] Témoignage de Marcel Dreyffus, 1er juillet 1948.

[13] Témoignage de L. Bazot, 1er février 1949.