Outre les résistants arrêtés début mars 1944 dans l’affaire Kubala et auxquels nous avons consacré le précédent article, Doussot appréhende également le lieutenant « Guy Wenner ». Voici ce qu’il en dit : « C’est au cours de cette affaire qu’un officier de l’A.S., le lieutenant Guy Wenner, parachuté d’Alger, responsable des parachutages pour la zone sud fut pris. »
Alfred Venner, quelques éléments de biographie
Alfred Venner « Guy » est né le 17 novembre 1917 à Dakar. Il est parachuté le 6 janvier 1944 aux Noyers (Haute-Savoie) avec son radio François Cart[1] « Alfred ». Marcel Descour (1899-1995), chef miliaire de la région R1, a décidé d’installer dans le Vercors un PC régional, tout en maintenant à Lyon l’Etat-Major permanent. Dans le Vercors, ce nouveau PC s’installe dans la ferme Peyronnet située à La Matrassière[2] avec un groupe d’opérateurs. Les liaisons se font vers Londres ou vers Alger.
Venner est officier régional des opérations aériennes de la région R1, pour la liaison avec Alger. « Les liaisons radio du Vercors vers Londres et Alger revêtaient une importance vitale pour l’équipement des maquis par la voie des parachutages, armement, munitions, ravitaillement, habillement parvenaient de la sorte aux combattants et pour réclamer des renforts ou l’intervention de l’aviation. Les responsables militaires et civil du Vercors envoyaient par leur intermédiaire des messages (télégrammes) à Alger et à Londres. De plus, les équipes des radios organisèrent l’accueil des commandos alliés ou de personnalités du BCRA. Le rôle des radios clandestins fut l’un des plus dangereux de la Seconde Guerre mondiale : repérés le plus souvent par la Wehrmacht grâce à la radiogoniométrie, ils risquaient l’arrestation, la torture, l’exécution et leur espérance de vie s’avéra très courte[3]. »
Venner, arrêté le 13 mars 1944, aurait indiqué, selon Doussot :
- Tous les terrains de parachutage en faisant des points sur une carte
- Les phrases correspondantes ainsi que les indicatifs
- Le lieu où était réfugié tout l’Etat-major de la résistance de la région lyonnaise (Saint-Martin-en-Vercors). Là se trouvaient tous les chefs des cinq bureaux. Il proposa à Barbie de les accompagner.
La bonne action de Doussot ?
Doussot poursuit : « Barby, avec des SS, partit en expédition contre le QG de l’A.S. et la majorité des chefs furent tués. » Ces renseignements concernant l’attaque de Saint-Martin-en-Vercors auraient été transmis par Doussot au réseau Dupleix-Gallia quarante-huit heures avant mais l’alerte n’aurait pas été prise au sérieux. Marcel Dreyffus « commandant Laffont », chef du réseau Dupleix, confirmera que l’avertissement a bien été donné mais négligé. On trouve également cette indication dans l’ouvrage de Flavian, « Ils furent des hommes[4]. »
Voilà donc un point pour Doussot qui a (enfin) réalisé semble-t-il une bonne action pour la résistance. Maintenant, croisons les sources pour vérifier un peu plus ses affirmations car quelques témoins de l’époque et historiens se sont quand même penchés sur le sujet de l’attaque du maquis de Saint-Martin-en-Vercors.
Déception. Nous avons consulté plusieurs ouvrages[5] relatifs au sujet. Aucun ne parle de cette alerte donnée au maquis par le réseau Dupleix, aucun ne signale la présence de Barbie pas plus que celle de Venner alors que -selon Doussot- : « Wenner qui connaissait parfaitement les lieux fit éviter le choc et les allemands arrivèrent au P.C. sans qu’il y eût alerte ou fuite possible[6]. »
Néanmoins, tous sont d’accord pour dire que les Allemands avaient été bien renseignés. Trop bien renseignés. Par qui ?
Une source très intéressante est celle de l’agenda personnel de Louis Rose pour la période s’étendant de septembre 1943 à octobre 1944[7]. Il arrive à Saint-Martin-en-Vercors le 17 janvier 1944. Il y a semble-t-il bien eu une alerte puisque le « 9 Mars 1944- Ordre d’évacuation du Plateau par le Q.G. Les préparatifs de départ sont faits mais on reste sur place ; l’indécision règne. »
Des alertes nombreuses
Mais, des alertes, il y en a eu précédemment :
- « 25 Février 1944- Dans la nuit renseignements relatifs à une descente des Allemands. »
- « 27 Février 1944- Grande alerte : descente proche et puissante des Allemands. »
et les Allemands sont déjà intervenus :
- Le 25 janvier 1944 ils détruisent le hameau « les Barraques »
- Le 29 janvier destruction du village Malleval
Et, selon Louis Rose, le « 4 Mars 1944- Descente des Allemands à Pont en Royans : Lieutenant RUETARD, Adjudant DUPUY et 2 hommes arrêtés, torturés et exécutés sur le pont du MARTINET ; 1 motocycliste allemand est abattu. »
En effet, Marcel Bilcke et Jean-Marie Ruettard sont abattus a Beauregard-Baret (Drôme) le 9 mars. Dans les notices que le Maitron leur consacre, on peut lire : « Début mars 1944, informé de l’imminence d’une attaque allemande, avec son homologue du camp C3 voisin, le lieutenant Jean-Marie Ruettard, il avait ordonné à ses hommes de se disperser et de regagner la vallée. Ils n’étaient ni assez nombreux, ni assez armés pour tenir tête à la Wehrmacht. »
Le commandant Pierre Tanant[8] est encore plus précis dans la date à laquelle l’alerte a été donnée : trois semaines avant l’exécution de M. Bilcke et J-M. Ruettard, soit février 1944 : « C’est alors que se déclenche l’attaque allemande que l’on attend depuis déjà trois semaines dans le Vercors. Elle a été précédée quelques jours plus tôt d’un guet-apens dans lequel a trouvé la mort le lieutenant Ruettard, ancien chef de section d’éclaireurs-skieurs au 153e R.I.A., bien connu des habitants d’Autrans, qui a succédé au lieutenant Pagezy, dans la zone Nord. »
Dernier point, pour Paddy Ashdown, un autre motif a pu pousser les Allemands à intervenir. La veille du 18 mars, eut lieu sur le terrain « Coupe papier » un parachutage de 150 containers, mis en sûreté. Selon lui, « Nul ne sait si les événements du lendemain 18 mars sont liés à ce parachutage, dont les Allemands eurent certainement connaissance. »
Doussot a peut-être prévenu le réseau Dupleix d’une opération contre Saint-Martin-en-Vercors début mars 1944 mais celle-ci était bel et bien programmée antérieurement et le maquis déjà s’y attendait.
L’attaque du 18 mars
Voici le récit qu’en donne le Colonel Geyer La Thivollet, chef départemental :
« Le mois de mars se présente sous des aspects tragiques. C’est l’attaque par surprise du Q.G. régional due à une défaillance du service de renseignements. La voiture de liaison qui devait avertir le Q.G., s’est heurtée à une colonne allemande. Elle s’est fait mitrailler. Les agents de liaison n’ont pas pu prévenir le Q.G. et c’est le drame. De très bonne heure, les troupes allemandes[9] se ruent sur Saint-Julien tuant trois officiers d’état-major dont le capitaine Guigou[10] et trois Cuirassiers du groupe de protection. Des civils sont torturés et fusillés. Le Q.G. brûle ainsi que quelques fermes. L’escadron Bourgeois donne l’alerte et mène une action retardatrice tandis que mon P.C. se déplace au-dessus des Goulets où je m’installe. La ferme du camp Bourgeois brûle. Le Q.G. Vercors saute. Les Allemands ont une dizaine de tués et de nombreux blessés. Le 11ème Cuirassiers déplore la mort de ses trois détachés au Quartier Général.
Je suis durement touché par la mort de Guigou avec qui, la veille, j’avais travaillé tard dans la nuit. Je lui avais proposé de rester avec moi à mon P.C. étant donné l’heure tardive ; mais il avait refusé car il souhaitait partir à la pointe du jour pour Lyon et voulait terminer un travail avant de s’en aller. Les Allemands ont fait irruption et trois officiers de valeur disparaissent ainsi, laissant dans la tristesse profonde ceux qui ont apprécié leur courage et leur franche camaraderie[11]. »
Selon Alain Coustaury : « Le bilan est lourd. Six résistants, entre 20 et 40 ans, sont tués ainsi que deux hommes[12] et une femme du pays[13]. Neuf fermes sont incendiées[14]. Quatre otages dont trois Lorrains sont emmenés. Les Allemands reviennent le 23 mars pour récupérer les vaches des fermes pillées et incendiées[15]. » On dénombre parmi les victimes le capitaine Roger Guigou les lieutenants Marc Oschwald et Jean Simon-Perret, les cavaliers André Coudert et Hubert Levacque et Marc-Henri Leroy[16].

À la nuit tombée, les soldats de la Wehrmacht repartent pour Grenoble, pensant avoir frappé un grand coup.
Tous les témoins de l’époque s’accorderont à dire que l’opération avait été bien préparée et que les Allemands étaient bien renseignés. Certes. Néanmoins, ni Louis Rose, ni Thivollet et ni Tanant ne parle de Venner -alors qu’ils le connaissaient- qui aurait accompagné Barbie, dont la présence n’est d’ailleurs relevée par aucun témoin[17]. Et les historiens qui se sont intéressés à l’opération de Saint-Martin-en-Vercors ne seraient pas passés à côté de cette information. Or, aucun n’y fait allusion. Alors ? Barbie présent ou absent à Saint-Martin ?
Quant à la dénonciation de Venner qui aurait donné l’Etat-Major de Saint-Martin, qu’en penser ? On aurait pu le retrouver en 1948 au Viêt-Nam où il combat et l’interroger à ce sujet mais il n’est pas entendu. Dommage, car il est bien le seul à connaître la vérité et l’implication de Doussot dans cette histoire.
A-t-il réellement dénoncé le maquis de Saint-Martin ?
Nous l’avons dit au début de cet article : les Allemands avaient peut-être suffisamment d’informations pour localiser les maquisards. De surcroît, des délateurs, il semble qu’il y en existait d’autres. Ainsi, selon Francis Ginsbourger dans son récent ouvrage « Le Vercors oublié : La résistance des habitants de Saint-Martin (1942-1945) », pour certains il est possible qu’un prêtre local « le prêtre du Vercors » ait trahi le maquis ; d’autres témoins de l’époque parlent également d’un espion allemand infiltré « Cémoi ». Arrêté quelques semaines plus tard, « Cémoi » aurait avoué et a été fusillé. L’historien Paddy Ashdown penche pour sa part pour « le prêtre du Vercors », indication que l’on trouve également chez Escolan et Ratel dans leur ouvrage « Guide mémorial du Vercors résistant ». Paddy Ashdown aurait eu confirmation de la trahison du prêtre par Pierre-Louis Fillet, conservateur du musée de la résistance de Vassieux.
On le lit : personne ne fait allusion à Alfred Venner dans cette histoire de trahison. Alors, qui dit vrai ? Ceux qui étaient sur place le 18 mars 1944 ou « Lucien la Gestapo » ? Et ce dernier a-t-il réellement averti le réseau Dupleix-Gallia de l’imminence de l’opération à laquelle s’attendaient les maquisards depuis des semaines ?
En bref, Doussot tente-t-il de mentir une fois encore pour prouver qu’il renseignait la résistance ?
Alfred Venner sera déporté à Neuengamme puis à Sachsenhausen
le 4 juin 1944. Il sera libéré le 25 avril 1945 par les Russes et rapatrié le
21 mai. Il s’engagera en 1949 dans le 27e BMTS. Il débarque à Haïphong
au Việt Nam en avril. Il sera tué à l’ennemi le 17 février 1952. Il avait 35
ans.
[1] Après son arrestation le 14 avril 1944 à Chavanay, Cart sera remplacé par Juste Winant (Olivier) du BCRA d’Alger. Cart a été déporté 29 juin 1944 à Dachau. Il sera rapatrié 17 mai 1945.
[2] Après l’attaque du PC le 18 mars, le PC de La Matrassière sera déplacé dans la plaine.
[3] Jean-William Dereymez et Philippe Huet. Les liaisons extérieures et intérieures. http://museedelaresistanceenligne.org/musee/doc/pdf/205.pdf
[4] C. L. Flavian. Ils furent des hommes. Paris : Nouvelles éditions latines, 1948, 380 p., p. 123.
[5] Joseph La Picirella (résistant au camp Bourgeois) : Témoignages sur le Vercors Drome Isère, 1976. Pierre Dalloz : Vérités sur le drame du Vercors, 1979. Escolan et Ratel : Guide mémorial du Vercors résistant, le cherche midi, 1994. Gilles Vergnon : Le Vercors : histoire et mémoire d’un maquis, 2002. Paddy Ashdown : La Bataille du Vercors. Une amère victoire, 2016. Francis Ginsbourger : La résistance des habitants de Saint-Martin (1942-1945), 2019.
[6] Doussot : « Mémoire sur mon activité », 1949, affaire Koubala.
[7] http://11eme-cuirassiers-vercors.com/11eme.php?sp=7&ssp=d
[8] http://beaucoudray.free.fr/vercors2.htm
[9] Environ 150 hommes de la Wehrmacht.
[10] Pour assurer leur repli, armé d’un fusil-mitrailleur, Guigou et trois hommes se portent au-devant des Allemands et ouvrent le feu. Ils sont tous les quatre tués.
[11] Récit du Colonel GEYER LA THIVOLLET, Manuscrit rédigé en 1964. Repris par Gérard Galland en 2000http://11eme-cuirassiers-vercors.com/11eme.php?sp=2#
[12] Julien Callet-Ravat et Léon Borel, fermier au hameau des Domarières qui est fusillé devant sa famille par les Allemands parce qu’il avait caché un réfractaire qui essayait de s’échapper.
[13] Marie Gabrielle Bonnier, fusillée.
[14] Les fermes des familles : BOREL, BOURNE, FILLET, IDELON, MARCON, MICHEL, PEYRONNET.
[15] http://museedelaresistanceenligne.org/media618-StA
[16] Pour en savoir plus : http://www.stjulienenvercors.fr/uploads/media/18mars1944-Coul-complet_01.pdf
[17] Doussot : « Mémoire sur mon activité », 1949, affaire Koubala. Selon Doussot, Barbie était présent : « Barbi me dit que les Officiers de cet Etat-Major s’étaient battus comme des lions, qu’ils avaient tous préféré la mort plutôt que de se rendre. Qu’ils s’étaient défendus jusqu’à leur dernière cartouche. » On trouve souvent l’orthographe « Barbi » et non pas « Barbie » dans les auditions de Doussot.