Nous avons parlé précédemment de l’arrivée de Doussot à Cluny et au maquis de Crue en juin-juillet 1944 puis de ses opérations aux côtés de Barbie dans le Haut-Jura et dans l’Ain. Remontons le temps. Comment et à quelle date précisément Doussot -après avoir travaillé comme « passeur » sur la ligne de démarcation-, fait-il son entrée à la Gestapo de Lyon ?
Laurent Bazot entre en résistance
Laurent Bazot est à l’origine de l’entrée de Doussot à la Gestapo. Comment les deux hommes se sont-ils rencontrés ? Quel a été le rôle de Bazot ? Voici les premières questions auxquelles nous tentons de répondre.
Selon son témoignage du 1er février 1949, Laurent Bazot entre en résistance rapidement : fin 1941 exactement. Tout d’abord au mouvement Franc-Tireur -dit-il- puis au mouvement Combat « appelé par un de ses camarades, Claudius Billon[1] ». Bazot poursuit : devenu l’adjoint de Billon, il put rencontrer « Battesti », pseudo du résistant Marcel Peck[2]. Fin 1942, Bazot, toujours selon son témoignage, s’occupe de la préparation de la fusion des M.U.R et il aurait été en contact avec Jean-Pierre Levy, responsable du mouvement Franc-Tireur. Aucun membre du mouvement Franc-Tireur ne déposera au procès Doussot et cette appartenance au mouvement n’a pas été homologuée. Puis, « Par la suite, [son] activité résistante s’est cantonnée à la Saône-et-Loire ». Bazot se dit alors recherché par les Allemands en 1943. Nous reviendrons sur ces différents points.
Bazot rencontre Doussot
Bazot rencontre Doussot, dit-il, dans les circonstances suivantes :
Renée Combe (concubine de Doussot) vivait en 1942 à Lyon avec un des cousins de Me Bazot. Renée Combe indique un contact à Bazot, qui a besoin de passer la ligne. Ce passeur, c’est Doussot à Saint-Jean-des-Vignes. C’est ainsi, selon le récit de Bazot, que les deux hommes font connaissance. Bazot a confiance et lui recommande même plusieurs personnes. Doussot -gagnant bien sa vie sur la ligne- est généreux (?!) et organise des passages gratuitement pour Bazot et ses amis.
Doussot est ensuite -toujours selon le récit de Bazot- arrêté en Saône-et-Loire par les Allemands. Il réussit à s’échapper et vient se cacher à Lyon, chez sa soncubine Renée Combe qui a délaissé le cousin de Me Bazot. Sans travail, car il faut bien vivre n’est-ce-pas, Doussot prend contact avec les Allemands pour du marché noir et ceux-ci lui proposent alors d’entrer à la Gestapo. Doussot reprend alors contact avec Bazot car il le considère -ce sont ses mots- comme un « résistant actif » : il accepterait bien la proposition des Allemands mais avec l’accord de la résistance. Il pourrait ainsi œuvrer pour les deux camps : la Gestapo et la résistance.
Battesti valide la proposition de Doussot-juillet 1943
Bazot n’a pas autorité pour décider. Lors d’une réunion à Mâcon, en présence d’Henri Guillermin, il en parle à Marcel Peck en juillet 1943 ; ce dernier aurait accepté la proposition : Doussot s’occuperait de « liaisons ». Quant à la date de l’entrée de Doussot à la Gestapo, c’est bien avant juillet 1943. Nous y reviendrons car ce détail a une importance capitale, notamment sur son implication dans d’autres affaires (arrestations de Moulin, Albrecht, Delestraint.)
Le 27 février 1946, Henri Guillermin signe une attestation en faveur de Laurent Bazot. Elle stipule bien qu’une réunion s’est tenue à Mâcon avec Laurent Bazot en présence de Marcel Peck qui a accepté qu’un agent soit introduit à la Gestapo de Lyon. Quant à André Thévenot, l’ombre de Doussot, c’est L. Bazot seul qui l’autorise à travailler pour la Gestapo. Il en aurait parlé ensuite à Marcel Peck. Celui-ci lui aurait répondu qu’il n’y avait aucune importance qu’il y ait un ou plusieurs agents-doubles à la Gestapo[3]. C’est ainsi que le fameux Dédé entre également au service de Barbie.
Une fois embauché à la Gestapo, la suite on la connaît et nous en reparlerons également : pour résumer, Doussot livre des renseignements au réseau Dupleix et travaille main dans la main avec Barbie. Puis, le 6 juin 1944, il quitte la section IV de la Gestapo pour se réfugier au maquis de Cluny.
Doussot entre-t-il à la Gestapo avec l’accord du mouvement « Combat » ?
Anne-Marie Soucelier, une des trois secrétaires de Marcel Peck de juin 1942 à août 1943, mène à son tour sa petite enquête en 1948-1949. L’ancienne résistante du mouvement Combat ne souhaite qu’une chose : que le nom du mouvement ne soit pas sali et encore moins celui du résistant Peck avec lequel elle a travaillé.
Entendue les 5 et 25 juin 1948, elle est formelle : ni le nom de Doussot, ni celui de Laurent Bazot ne lui disent quelque chose. Elle demande également des renseignements sur Doussot et Bazot à Jacques Chalut « Chavigny » -rentré de déportation- un proche de Marcel Peck : le résistant qui partageait tout son quotidien avec Peck ne se souvient ni de l’un, ni de l’autre.
Emma Cuisinier, autre secrétaire de Peck, est également catégorique lorsqu’elle témoigne le 4 juin 1948 : « Le nom de Laurent Bazot, même actuellement, ne me dit rien. Avec la Gestapo, nous avons eu des indicateurs occasionnels. À ma connaissance, jamais un de nos agents n’a été placé comme agent à la Gestapo. » Bazot a-t-il un dossier d’homologation au mouvement Combat ? Emma Cuisinier a cherché : elle n’a rien trouvé à son sujet.
Des témoins importants entendus : Frenay, Alban-Vistel, Plaisantin, Rochat
Quatre autres témoins importants réfutent les affirmations de Laurent Bazot.
- Henri Frenay est catégorique lorsqu’il apporte son témoignage le 21 octobre 1948 : il était possible de placer un agent-double à la Gestapo mais « une telle mission ne pouvait être confiée qu’à des éléments particulièrement sûrs et connus de longue date. » Or, ce n’était pas le cas de Doussot.
- André Plaisantin, entendu le 15 juin 1948, certifie : « Il n’y a jamais eu d’adjoint au chef régional du nom de Laurent Bazot ».
- Alban-Vistel qui fut chef départemental des M.U.R (octobre 1943) puis chef régional (février 1944) pour dix départements -dont la Saône-et-Loire- témoigne le 14 février 1949 : il n’a jamais entendu parler d’un Doussot placé par la résistance à la Gestapo. Selon lui, Doussot a peut-être été couvert par un réseau. Si tel est est le cas, il faut à son procès qu’il en apporte la preuve mais qu’il ne fasse pas, pour sa défense, parler uniquement des morts comme Peck ou Billon. Quant à Bazot, Alban-Vistel lui avait été signalé comme suspect pour entretenir des relations avec la Gestapo en 1943.
- Finissons avec le témoignage de Claude Rochat : pour lui, Bazot est entré « hâtivement » en résistance. En bref, il n’était pas connu à Cluny -hormis par Tiburce- avant le fameux parachutage du 23 mai 1944 à la Grange-Sercy.

Pourtant, Henri Guillermin certifiait en 1946 que Bazot s’était occupé pour « Combat » de la région de Saint-Gengoux-le-National en juillet 1943. Il ne s’agit pas d’une homologation officielle par le réseau mais d’une simple attestation, établie par Guillermin à la demande de Bazot lui-même. Ce dernier la transmet lui-même au juge Berger de Lyon en mars 1946. Bazot n’a donc jamais appartenu à un réseau, ni Franc-Tireur, ni Combat.
Des dates qui ne collent pas
Anne-Marie Soucelier précise également un détail d’importance : si Doussot a été agréé « agent-double » par son chef M. Peck en juillet 1943, c’est impossible car, à cette date, Peck n’était plus responsable des M.UR pour la région R1 : « Le responsable était le général Joinville et il me paraît donc impossible, ou tout au moins douteux, que Battesti ait pris la responsabilité d’accréditer un agent-double sans en parler à ses conseillers ou à ses familiers, surtout au moment où il allait quitter la région. »
Confronté à Anne-Marie Soucelier, Doussot reste formel : il a été accrédité -lui a certifié Bazot en juillet 1943- par Marcel Peck.
Un témoin capital : Henri Guillermin « Glacier »
Anne-Marie Soucelier se met elle-même en contact en 1948 avec Henri Guillermin « Glacier », responsable du mouvement Combat à Mâcon jusqu’à l’automne 1943. Rappelons que celui-ci était présent lorsque, comme il le dit, Battesti (Marcel Peck) a accrédité Bazot pour que Doussot devienne agent de la Gestapo au service de la résistance. Et l’histoire se complique.
Mais le 4 juin 1948, Henri Guillermin écrit à son ancienne camarade du mouvement « Combat »[5] :

Deux ans se sont écoulés et Henri Guillermin ne donne plus du tout la même version des faits. En 1946, Bazot lui demande une attestation. Dans ce document, Guillermin certifie que celui-ci a proposé en juillet 1943 à Peck de faire entrer un agent à la Gestapo. En 1948, Guillermin pense que c’est Bazot lui-même qui se propose pour devenir agent-double et qu’une autre personne est déjà dans la place… Le 25 juin 1948, devant le juge Serager, Anne-Marie Soucelier déclare :

Guerre de chefs ?
La mise en place de la fusion des M.U.R a été très compliquée en Saône-et-Loire et a provoqué de vives tensions. Marcel Peck doit laisser sa place à Joinville et Henri Guillermin s’incline difficilement en septembre 1943 devant son successeur, Pierre Delacroix. Selon Jacques Wortelle, secrétaire de Guillermin puis de Delacroix, c’est Laurent Bazot qui était pressenti par Guillermin pour lui succéder mais Marcel Peck aurait préféré finalement le laisser œuvrer à Lyon.
Jacques Wortelle valide par son témoignage du 1er juillet 1948 la version de son chef Guillermin : il a aperçu à Mâcon Laurent Bazot en juillet 1943 et une correspondance a été échangée entre celui-ci et Guillermin. Pierre Delacroix, qui va diriger les M.U.R de juillet à novembre 1943, a une autre version[6] : seul Guillermin lui a parlé d’un agent travaillant à la Gestapo de Lyon car, en juillet 1943, Marcel Peck n’avait plus autorité pour décider d’accréditer un agent-double ; de surcroît, Delacroix et Peck se sont vus deux ou trois fois pendant l’été 1943 et Peck ne lui a jamais parlé, ni de Bazot, ni de Doussot.

À la Gestapo en juillet 1943 ou avant ?
En résumé, Doussot est entré à la Gestapo avant juillet 1943, de son propre chef. À quelle date est un point que les enquêteurs vont avoir du mal à préciser, faute de témoignages. On s’en doute : nombreux sont ceux qui auraient pu se présenter devant le juge mais qui sont décédés en déportation ou qui ont été exécutés.
Néanmoins, premier témoignage capital, celui de René Saumande (agent K4-adjoint de Moog), détenu à la prison de Fresnes en 1949. Il est formel : lorsqu’il est arrivé à la Gestapo en mai 1943, Doussot était déjà dans les lieux et « Il est probable que Doussot a participé à toutes les opérations conduites par Pierre Moog, qu’il secondait et qu’il remplaça même à la tête de l’équipe française vers le mois de septembre ou octobre 1943. » Saumande pourrait ajouter aussi qu’il a participé aux mêmes opérations avec Doussot et Moog !
Deuxième témoignage important, celui de François Schneider, placé comme interprète à la Gestapo de Lons-le-Saunier par le commandant Albert Chambonnet alias « Didier ». Il voit arriver Barbie et Doussot en juillet ou août 1943[7]. Ils viennent arrêter Bardet, chef des Corps-Francs. Schneider rapporte une conversation entre Barbie et le chef de la Gestapo à Lyon :

Selon Schneider, c’est Doussot qui indique aussi à Barbie le café de Strasbourg, lieu où se retrouvent les résistants. Bardet échappe à l’arrestation.
Si Schneider a bien raison, Doussot travaillait donc déjà pour la Gestapo en avril 1943 puisque Perraudin a été arrêté le 19 à Beaufort. Entre novembre 1942 et avril 1943, Doussot se fait donc peut-être passer pour un résistant dans le Jura et livre déjà ses renseignements à Barbie. Mi-avril ou début mai, il est sûrement grillé dans la région de Lons-le-Saunier et rejoint Pierre Moog à Lyon. Laurent Bazot pouvait-il ignorer le passé de Doussot en juillet 1943, date à laquelle il aurait proposé sa candidature comme « agent-double » à la Gestapo ?
Si Saumande ne se trompe pas lorsqu’il dit que Doussot a pu participer « à toutes les opérations conduites par Pierre Moog », il est donc probable qu’on retrouve « Lucien la Gestapo » mêlé -aux côtés de Moog- à l’arrestation de B. Albrecht le 28 mai 1943, à celle du Général Delestraint le 9 juin et, comme le pense certains historiens, à l’opération des filatures qui conduisent à l’arrestation de Jean Moulin, le 21 juin. Nous en reparlerons.
À suivre…
[1] Claudius Billon (1896-1943) est officier de carrière. Capitaine dans l’aviation en 1940, il entre en résistance dans le groupe Coq enchaîné. En avril 1942, il rejoint le mouvement Combat dont il va diriger les groupes paramilitaires sous l’autorité de Marcel Peck. En août 1942, le général Delestraint nomme Billon à la tête de l’Armée secrète pour la région R1. Arrêté à Lyon en février 1943, Billon meurt. Son corps n’a jamais été retrouvé.
[2] Marcel Peck (1913-1943) organise et dirige la région R1 pour « Combat » jusqu’en mai 1943 puis il devient l’adjoint de Claude Bourdet au Noyautage des Administrations Publiques (NAP). Il sera arrêté en janvier 1944 et meurt en déportation.
[3] Témoignage de L. Bazot, 1er février 1949.
[4] Cote 16P 40689.
[5] Courrier d’Henri Guillermin à Anne-Marie Soucelier, 4 juin 1948.
[6] Témoignage de P. Delacroix au juge Serager, 2 juillet 1948.
[7] Témoignage de F. Schneider au juge Serager, 3 août 1948.