« Les Pâques sanglantes »


Le dernier dimanche d’avril, on commémore en France la « Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation« . Avant de terminer la série « Lucien la Gestapo au maquis de Crue », nous présentons donc aujourd’hui une opération dans laquelle il porte une lourde responsabilité aux côtés de Barbie : celle de Saint-Claude, dans le Haut-Jura.


Depuis septembre 1943, le maquis est regroupé sur le haut-plateau de Saint-Claude ; comme celui de l’Ain, il a pris de plus en plus d’importance. En avril 1944, après avoir anéanti le maquis des Glières, ordre est alors donné à la division 157 de la Wehrmacht -commandée par le général Pflaum- d’aller nettoyer la région du Haut-Jura. C’est l’opération « Frühling », le printemps en allemand. Les Sanclaudiens eux se rappellent encore aujourd’hui cette opération de la Wehrmacht sous une autre appellation moins bucolique, celle des « Pâques sanglantes ».

Le 7 avril, la Wehrmacht déploie ses forces et attaque le bois de la Versanne. Le maquis résiste. Selon Guy Morel (« Barbie pour mémoire », ouvrage édité en 1986 par la FNDIRP) l’accrochage fait cinq morts et treize blessés du côté allemand. Leur riposte ? Les représailles.

La ville de Saint-Claude est cernée. Après avoir organisé la rafle des enfants d’Izieu deux jours auparavant, Klaus Barbie arrive le 8 avril pour s’installer à l’hôtel de France. Il est accompagné par Pierre Moog, Francis André « Gueule Tordue », Lucien Guesdon et Doussot, « en uniforme allemand pour l’occasion », signale Guy Morel dans son ouvrage sur Barbie.

Pour sa défense, Doussot dira qu’à la veille de partir dans le Jura, il aurait averti le réseau Dupleix de l’opération. Selon Marcel Dreyffus « Commandant Laffont » qui a dirigé ce réseau, le renseignement le plus intéressant reçu fut l’annonce de l’attaque à Saint-Martin-du-Vercors, alerte négligée par les F.F.I. Du Haut-Jura, Dreyffus n’en fait pas mention dans son audition du 1er juillet 1948 lors de l’instruction du procès Doussot.

À Saint-Claude, on connaît bien l’auxiliaire de Barbie car la brigade de gendarmerie installée dans cette ville venait de la région de Saint-Martin-de-Chalon. L’inspecteur Simonin, selon son collègue Pernin, avait même eu des démêlés avec Doussot sur la ligne de démarcation à Saint-Jean-des-Vignes. Arrêté par Doussot à Saint-Claude, Simonin décédera en déportation. On le sait déjà, « Lucien la Gestapo » n’a pas l’habitude de laisser des témoins gênants derrière lui.

Le regroupement sur la place du Pré

Le 9 avril, Barbie exige que tous les hommes âgés de 18 à 45 ans soient regroupés en ville sur la place du Pré.

Trois groupes (soit environ 2 000 Sanclaudiens) y stationnent toute la journée pendant qu’on vérifie leurs identités. Selon Marcel Pernin, Doussot se présente au commissariat de police avec 307 cartes d’identité, exigeant que le gendarme relève tous les noms. Doussot a donc choisi, trié, seul ou non, ceux qui devaient partir en déportation, soit 302 hommes. 186 ne reviendront pas. Et il demande également au gendarme Pernin d’enlever le corps du jeune Jean Lugand -abattu dans la cour du collège- « le lendemain matin à 7 heures ». Doussot n’autorise aucun cortège derrière le corps qui restera toute la nuit sur place[1].

Pour sa défense en 1948, Doussot signalera bien sûr qu’il obéissait aux ordres de Barbie et il niera les faits : selon lui, il était seulement chargé d’être en contact avec le sous-préfet de Saint-Claude et de vérifier les requêtes déposées par les jeunes gens arrêtés. Mais le juge d’instruction de Saint-Claude, P. Chambon, quant à lui est formel : Doussot « a été l’un des deux organisateurs et rédacteurs de l’ordre de rassemblement sur la place du Pré à Saint-Claude le 9 avril[2]. » Max Delatour, sanclaudien passé au service des Allemands, rajoute que Doussot profitera également de sa présence en ville pour voler -avec l’équipe de Barbie- à la coopérative « La Fraternelle[3] » et dans plusieurs cafés. Doussot ne change pas ses habitudes, où qu’il soit. Selon Guy Morel, le montant de la mise à sac de la coopérative sera évalué à 15 500 000 Francs.

Le grand blond élégant, « un des meilleurs agents français » de Barbie

Les troupes allemandes resteront pendant une dizaine de jours à Saint-Claude et dans la région. Selon Louis Durand entendu le 5 avril 1948, il règne alors une « atmosphère de terreur ». Au volant de sa traction, Doussot déploie une grande activité, tantôt revêtu de l’uniforme allemand, tantôt habillé en civil. Son rôle est loin d’être secondaire et on comprend mieux pourquoi Barbie dira de Doussot qu’il était considéré, à la section IVE, comme un de ses « meilleurs agents français ». Et lorsqu’au maquis de Crue les hommes le surnomment en juin 44 « Lucien la Gestapo », on ne se trompe pas car il sait procéder comme elle. À Saint-Claude, il donne des ordres, procède à des arrestations souvent accompagné d’un seul soldat allemand, menace hommes et femmes, frappe et torture. Pour que Marguerite Grenard lui avoue où est caché son mari, il la menace : « Tournez-vous Madame, on va vous tuer, mettant son revolver sous [son] nez. » Marie Monnerie, la voisine des Grenard assiste à la scène et décrit un Doussot surexcité, parlant violemment et menaçant de brûler la maison des voisins. Arrêté, M. Grenard est durement frappé par Doussot et il demande à l’épouse terrorisée si elle en veut autant. Son mari décédera à Dora. Confronté à Marguerite Grenard en juillet 1948, Doussot certifiera qu’il ne se rappelle ni d’elle, ni de son mari.

Il a la mémoire courte car chaque témoin se souvient bien du grand blond, mince, les yeux bleus, vêtu d’un costume bleu marine à fines rayures blanches, foulard blanc parfois. Doussot sait être élégant, même lorsqu’il s’agit de participer aux basses besognes.

Doussot dans les années 1940.

Exécutés et brûlés

Après la « rafle » de Saint-Claude, les arrestations, les exécutions, les pillages, les incendies des maisons se poursuivent. Et il est toujours présent. Voici ce que racontent les témoins entendus en 1948.

Aux Bouchoux, Doussot -qui a revêtu pour l’occasion l’uniforme allemand- participe le 11 avril à l’arrestation de M. Vincent, maréchal des logis avec cinq autres otages[4]. On retrouvera leurs restes carbonisés dans un four. Selon l’épouse du maréchal des logis : « Personne n’a jamais su quelle mort [leur] fut réservée, ce qui est certain c’est qu’ils ont été brûlés morts ou vifs et que l’on a retrouvé que des ossements[5]. »

Les exécutions de Jean Duhail et Joseph Kemler

C’est également le 11 avril qu’au Martinet est arrêté le commandant Jean Duhail « Vallin », chef du maquis du Haut-Jura. De même à Saint-Sauveur, Joseph Kemler (chef du district A.S. de Saint-Claude) est arrêté dans la maison du maire G. Monneret, fusillé lui sur place. Selon Max Delatour, le prisonnier Kemler est emmené à Saint-Claude. Là, raconte-t-il, « à plusieurs reprises j’ai essayé de calmer Doussot qui était enragé sur ce pauvre prisonnier mais en vain je ne pus y arriver. » Doussot niera en 1948 avoir torturé Kemler. Au juge Sérager, il certifiera qu’il ne sait même pas si ce dernier est décédé ! Or, après la guerre, le caporal Alphonse Glas -qui était présent à Saint-Claude- témoignera contre Klaus Barbie. Guy Morel relate son témoignage : Après les coups, Kemler subit le supplice de la baignoire alors que Barbie joue « de ses doigts gantés et ensanglantés » au piano quelques notes de « Parlez-moi d’amour… ». Puis le résistant qui refuse de parler est « encore interrogé le lendemain par deux auxiliaires français de la Gestapo, bientôt rejoints par Barbie. L’un des auxiliaires français de Barbie, c’est Doussot.

Le corps de Kemler sera retrouvé à demi calciné plus tard dans le village des Moussières. En 1972, le témoignage du caporal Alfons Glas permettra au tribunal d’Augsbourg de demander l’extradition de Barbie qui vit alors en Bolivie.

Après Vallin et Kemler, Doussot n’en a pas fini.

Le 17 avril, le témoin Louis Rogelle le voit descendre d’une voiture au coin d’un bois au Charavalet[6], accompagné de trois Allemands. Ils exécutent le jeune Ségaud de deux rafales de mitraillette.

Doussot repartira de Saint-Claude le 18 avril en traction, suivant les cars qui emmenaient une trentaine de détenus politiques avenue Berthelot à Lyon. C’est le cas des époux Vuillermoz. Seul Henri Vuillermoz, qui témoigne le 22 juillet 1948, reviendra de déportation. Son épouse est décédée à Bergen-Belsen.

Je n’ai rien vu, je n’ai rien fait.

Doussot a la mémoire très courte lorsqu’il est interrogé par l’inspecteur de police Henri Arnaud en 1945 puisqu’il ne fera alors aucune allusion à l’opération Frühling ![7] Mieux vaut qu’il se taise. Comment, en effet, pouvait-il justifier son rôle « d’agent double » après les représailles effectuées à Hauteville, Lons-le-Saunier, Arlay (dont nous parlerons ultérieurement) et Saint-Claude ?! Lorsque Laurent Bazot prendra la défense de Doussot en certifiant que celui-ci a sauvé au moins « un millier de résistants », on se demande comment il a fait son addition. Mais il est certain que Doussot n’a pas sauvé les résistants du Haut-Jura car le bilan global de l’opération « Frühling » est lourd ; selon Guy Morel on dénombre « 148 meurtres, 923 arrestations, 204 maisons incendiées ». Brève parenthèse pour rappeler que le juge Christian Riss ne retiendra que trois des huit chefs d’inculpation initiaux contre Barbie. Et l’opération que Barbie a conduite dans le Haut-Jura, comme tous les crimes perpétrés contre les résistants, -on le sait- n’en fera pas partie.

Doussot retrouvera partiellement la mémoire lors d’un interrogatoire conduit par le juge Sérager le 1er avril 1948. Peut-il faire autrement alors que de nombreux témoins sanclaudiens demandent que justice soit faite ? Lucien la Gestapo certifiera finalement qu’il n’a pas eu beaucoup de responsabilités dans l’affaire Frühling : « Il y a eu au cours de l’expédition de Saint-Claude de nombreuses arrestations que je n’ai pas vues, les personnes arrêtées étaient enfermées dans une école (…) un grand nombre ont été dirigées dans des camps de travailleurs en Allemagne. »

Ce que Doussot appelle des « camps de travailleurs » où partent les Sanclaudiens dans des wagons où il est inscrit « Terroristes du Haut-Jura », c’était Buchenwald par exemple[8] ???


[1] Témoignage de Marcel Pernin, 9 juillet 1948.

[2] Juge d’instruction de Saint-Claude à Juge d’instruction à la Cour de Justice de Lyon (Juge Sérager), 14 juin 1948.

[3] La coopérative se chargeait de ravitailler le maquis et c’est dans ses locaux qu’était imprimé le journal « Le Populaire ».

[4] Témoignage de Marius Bailly, 23 juillet 1948.

[5] Témoignage de Marie Vincent, 17 juin 1948.

[6] Témoignage de Louis Rogelle, 30 juin 1948.]

[7] Procès-verbal de l’audition de L. Doussot par l’inspecteur H. Arnaud, 4 janvier 1945.

[8] La plupart des hommes déportés de Saint-Claude arrivent à Buchenwald, Kommando Dora.