Le pokériste

Avant d’en venir plus précisément au maquis de Crue, présentons un peu le personnage. Lucien Doussot -agent-double pour certains- -gestapiste pour d’autres- ou les deux, est un homme qui aime le jeu, l’argent et les femmes.

En 1929, il a été condamné par le Tribunal correctionnel de Dijon pour vol et en 1935 par celui de Toulon pour embauchage de mineurs en vue de la débauche. En 1939, il est arrêté, en fuite, du côté de Pontarlier. Avec ses complices, il a volé à Dijon du vin, un coffre-fort contenant 6 000 Francs, des bijoux, une voiture… Où vivent son épouse et ses enfants ? À cette époque, Doussot n’a pas de domicile fixe[1]. Il est alors condamné par le tribunal correctionnel de Dijon à : 6 mois de prison, 10 ans d’interdiction de séjour dans le département pour vol de vin, 3 ans de prison pour vol et complicité.

On fait état ultérieurement d’un mandat d’arrêt à son encontre en avril 1943 à Dijon pour « vol, complicité, recel ». Puis, en février 1944, le tribunal correctionnel de Dijon le condamnera à nouveau : 3 ans de prison, interdiction de séjour pour vol, complicité, recel, trafic d’alcool.

Passeur sur la ligne de démarcation

Nous sommes en 1942. Doussot fait le passeur du côté de Saint-Jean-des-Vignes, tout en tenant un café, « à la moralité douteuse » se souvient le maire du village. Quant au gendarme Dubost, voici les éléments qu’il rapporte à l’enquêteur : « Doussot, à cette époque, gagnait beaucoup d’argent et il avait la réputation de profiter de la situation. » Plutôt que de faire un passage par jour, il faisait attendre les gens quelques jours : ainsi, « ils voient les difficultés et ils casquent davantage. » À une femme d’officier qui remontait à Paris, il demande 15 000 Francs, mais comme cela ne suffit pas, il faut qu’elle lui accorde également ses faveurs. Le témoin qui rapporte cette histoire dira qu’on ne l’a jamais revue…[2]

À Saint-Jean-des-Vignes, même son chien, le fameux « Dick », est de la partie puisqu’il permet à son maître le passage en fraude de tabac, le tout bien accroché à son collier. Pour Doussot, il n’y a pas de petit profit.

Un bas de laine bien garni

Au moment de son procès, la Justice fait les comptes : Doussot a possédé officiellement au moins un million de francs. Même s’il gagne à la section IV de La Gestapo 5 000 Francs puis 10 000 Francs, (par comparaison, en 1943, le salaire des employés du commerce et de l’industrie en province, oscille entre 1400 F et 1960 F), il est légitime de se demander comment il a garni son bas de laine et au détriment de qui, résistants ou Juifs, même s’il dit à son procès n’avoir arrêté des Israélites « qu’accidentellement ». À la lecture des témoignages figurant dans le dossier Doussot, on pourrait noircir ici des pages pour raconter comment il s’est enrichi sur le dos de ceux qu’il arrête entre mai 1943 (date de son entrée à la Gestapo) et 1944 : Albert Meyer, résistant arrêté le 20 juillet 1943 puis déporté (il héberge le chef du réseau Gallia), raconte la fouille de son appartement : 300 000 Francs, les bijoux de sa femme et des pièces d’or subtilisés. Son mobilier, linge et objets de valeur sont déménagés et le gestapiste français Robert Moog[3] installe ensuite dans l’appartement sa maîtresse et ses enfants. Autre exemple, les 220 000 Francs du réseau Nicolas qu’Adolphe Clairet a en sa possession lors de son arrestation pour aider les prisonniers politiques. Quelques jours avant son arrestation, Clairet (qui connaît Doussot depuis Saint-Jean-des-Vignes) avait lui-même dit : « Doussot a toujours besoin d’argent, je ne peux pas m’en dépêtrer[4]. »

Mais je volais pour la Gestapo !

Doussot joue en effet au poker gros jeu. Et tout est bon à prendre : chez le résistant Julien Gras, il emportera des roues de vélo, des tissus, de la literie, etc[5] et cette fois-ci, il est venu seul faire le tour de l’appartement pour se servir. Confronté au témoin Lydie Favoriti, il ne se démonte pourtant pas : « Je précise que tout ce qui a été pris a été pris non pas pour mon compte personnel mais pour la Gestapo[6]. » Cette excuse de voler pour partager avec la Gestapo, il s’en servira à maintes reprises lors de son procès.

En bref, la section IV -avenue Berthelot- opère toujours de la même façon : ses membres, allemands et français, se partagent les biens de ceux qu’ils viennent arrêter. Doussot récupère sa part comme les autres, même parfois plus.

Arrondir ses fins de mois avec le réseau Dupleix

Outre son confortable salaire à la Gestapo, les vols commis lors des arrestations, Doussot a une autre source de revenus : puisqu’il se dit « agent-double », il livre des renseignements et notamment au réseau Dupleix. Mais, avec lui, rien n’est gratuit, preuve bien sûr de sa volonté d’aider la résistance !!! C’est Laurent Bazot qui se présente à Marcel Dreyfuss, chef du réseau Dupleix, pour lui proposer d’acheter les renseignements donnés par Doussot. Dreyfuss « commandant Laffont » n’a pas tellement confiance en Bazot mais il remettra néanmoins à Hirsch « Girin » (autre membre du réseau Dupleix) entre 20 000 et 50 000 Francs par mois pour le budget indicateur. « Girin », contre l’avis du chef de réseau, se lie rapidement avec Bazot et Doussot. À Lyon, -poursuit le témoin Dreyfuss- les trois compères mènent la grande vie, sortent beaucoup avec femmes ou maîtresses. Dreyfuss sait encore par « Girin » que Doussot est couvert d’or et de bijoux et que « Laurent Bazot jouissait de la même aisance[7]. »

Des cadeaux pour tout le monde

Grâce à toutes ces petites économies, la maîtresse de Doussot, Renée Combe, prêtera ainsi à la Libération à un de ses beaux-frères 450 000 Francs pour acquérir une usine d’ébénisterie à Lyon. Elle achètera également un café-restaurant à Joinville-le-Pont d’une valeur de 550 000 Francs, une villa à La Truchère, etc. Les témoins clunisois entendus au procès -en novembre-décembre 1948- parleront de cette villa luxueuse « genre château », où Doussot vivait avec son acolyte Thévenot et « leurs femmes ». Le résistant Antoine Moreau, entendu le 8 décembre 1948, précisera qu’on recevait beaucoup au « château » de La Truchère.

À la Libération, pour Doussot, elle était pas belle la vie ?

Renée Combe. Décédée en 2000, elle est enterrée à Pruzilly.

Qu’est-ce qu’il était gentil quand même ce Lucien…

Et c’est sans compter les bijoux en or et les fourrures offerts aux différents membres de sa « belle-famille », les Combe. Lucien ne lésine pas quand il s’agit de cadeaux. Bandit sans scrupule, il n’a cure de la provenance des bijoux puisqu’il porte encore à la Libération le chronographe en or volé à son ami-résistant (qu’il a fait arrêter) Clairet. Et les Combe, d’origine très modeste, doivent aussi en 1949 s’expliquer sur la provenance de certaines babioles reçues en cadeaux : ici une gourmette en or, des alliances, là une montre en onyx.

Pendant le procès, on parle aussi beaucoup d’une valise remplie -selon certains- de documents subtilisés à la Gestapo lors du bombardement du 24 mai 1944 ou d’or selon d’autres, enterrée dans le jardin des parents Combe à Pruzilly… En tous les cas, elle pesait lourd : 15 Kg diront les témoins. 15 Kg de documents ayant pu servir à la résistance en juin 1944 ou 15 Kg d’or pour garantir à Doussot, à sa maîtresse et à ses « amis » des lendemains confortables ??? Et cette valise, personne n’est capable de dire ce qu’elle est devenue…

Une retraite confortable !

Doussot s’est donc préparé une belle retraite, même si certains de ses biens (la Justice a-t-elle pu les répertorier tous ?) sont confisqués en 1949. Et il en profitera puisque sa condamnation à mort (novembre 1949) est commuée en 1951 en peine de travaux forcés à perpétuité puis en 1956 en vingt ans de travaux forcés, peine qu’il n’effectue pas.

Libéré, il vit à Rosny-sous-Bois dans une bien jolie villa rue de la Côte des Chênes jusqu’en 1963. Il exerce à cette époque la profession de « représentant ». Étrange ou sage reconversion professionnelle, il vend, semble-t-il, des télévisions, selon M. Michel[8]. Il a quitté sa compagne Renée Combe avec laquelle il a eu une fille après la guerre, Simone. Divorcé de sa première femme, remarié fraîchement, se serait-il acheté une conduite ? C’est mal le connaître. En effet, sa « nouvelle » vie ne l’empêche pas de continuer ses larcins puisqu’il est encore condamné par le tribunal correctionnel de la Seine en décembre 1958 pour cambriolage. Et comme il décède soi-disant en 1963 dans des conditions mystérieuses, (peut-être comme son ami le gestapiste français Pierre Moog ?), nous n’en saurons pas plus.

Trois hommes, Jacquot, Jost et Zorn ont été assassinés au maquis « en Crue » en juillet 1944. Doussot convaincra ses hommes qu’il faut les abattre pour la cause parce que ce sont des traîtres, en relation avec l’ennemi. Comme d’habitude, il n’en est pas à un mensonge près, par appât du gain. C’est ce que nous verrons dans le prochain épisode.

À suivre…


[1] https://www.retronews.fr/journal/courrier-de-saone-et-loire/22-janvier-1939/371/1267481/3

[2] Chauvy, Gérard. Histoire secrète de l’occupation. Paris : Editions Payot, 1991, 349 p., p. 111.

[3] Toute la carrière de Moog est bien résumée dans cet article : http://www.wukali.com/Robert-Moog-collabo-abject-et-traitre-absolu-3233#.XJ-n8phKhPZ

[4] Procès Doussot, témoignage d’Irma Jacquet, épouse Gourdon, 16 avril 1948.

[5] Procès Doussot, témoignage d’Albert Raffin, 5 mai 1948.

[6] Procès Doussot, témoignage de Lydie Favoriti, 5 mai 1948.

[7] Procès Doussot, témoignage de Marcel Dreyfuss, 30 juin 1948.

[8] M Michel est le fils d’Ernest Michel. Entretien téléphonique avec P. Michel le 3 avril 2019, petit-fils d’Ernest Michel.