Le maquis de Crue

Lorsque la loi sur le Service du travail obligatoire (S.T.O) fut instaurée, des jeunes gens refusèrent de partir travailler en Allemagne. Dès lors, il fallait trouver un abri et dans le Clunysois, c’est à Blanot que certains se réfugièrent et plus exactement dans une ferme appartenant à Georges Moreau, au lieu-dit en Crue. Les premiers réfractaires partirent dans la nuit du 9 au 10 mars 1943 ; ils étaient au nombre de cinq : Jean Alix, Robert Bonin, François Boilly (orthographié parfois Boualy), Théophile Chevillon, François Dargaud. Ils furent bientôt rejoints par d’autres et Jean Clauzel, auteur de La ferme de Crue, dans la paix et dans la guerre (1896-1996)[1], estime leur nombre à une trentaine.

Prévenu par le gendarme Pautet de possibles arrestations, les maquisards se déplacent fin juin -toujours à Blanot- à la ferme de la Muette puis à Mont Cortevaix. À cette époque, certains réfractaires ont aussi déjà rejoint leurs familles. Le 13 novembre 1943, à la suite de l’attaque du maquis de Beaubery, les rescapés arrivent à Blanot. Ordre est donné par Claude Rochat de se disperser et ils emmènent les hommes en Bresse.

Le maquis de Crue ne devait se reformer qu’au moment du débarquement. Fin juin, ils devaient être au moins déjà une centaine. D’un camp de camouflage au printemps 1943, Crue devient alors un camp de combattants.

Arrivée de Doussot et de Bazot

Le 6 juin 1944, Lucien Doussot arrive à Cluny avec Laurent Bazot, André Thévenot (son acolyte de la rue Berthelot) et ses deux « beaux-frères » : Marius Peupier et René Padey. Il ne manque que son troisième beau-frère, Cyprien Combe qui décédera, -soi-disant- lors de la fausse bataille de Juliénas le 8 juin. Nous en reparlerons prochainement.

Clauzel indique que Doussot était également accompagné en Crue de « son frère », un « homme gentil et calme ». Doussot n’ayant pas de frère, il peut s’agir de Jacques Duboin « Capitaine Jacques », un grand ami de Lyon.

Duboin, journaliste au Progrès de Lyon, arrivera en Crue le 1er juillet avec André Richard qui a tenu à Lyon « un hôtel hanté par la Milice et par la Gestapo (…) endroit le plus indiqué pour y cacher les gars de la résistance[2] ». Le café de la presse, situé rue Confort à Lyon, appartenait conjointement à Richard et à Bazot, selon le témoignage de Roger Klein au procès Doussot[3]. Cela interroge car dans l’ouvrage très complet « Lieux secrets de la résistance à Lyon[4] », on ne trouve aucune mention de ce « café Confort » en tant que repère pour la résistance… Et pourtant, les auteurs connaissent bien leur sujet. Bazot, qui a fait lui-même le déplacement jusqu’à Lyon pour ramener Richard et Duboin à Blanot, offrira rapidement à ce dernier le poste d’adjoint à son commandement. « Laurent Bazot et Jacques Duboin, tous deux originaires de Lyon, relèvent d’une mouvance quelque peu trouble, aux liens complexes avec les agents du  SOE  comme avec  des  agents de  la Gestapo lyonnaise », écrit Robert Chantin dans sa thèse[5].

Avec toute leur clique lyonnaise

Toute la clique lyonnaise de Doussot a donc trouvé refuge au maquis de Crue. Selon France Giacomini, de la résistance Rail-Fer de Lyon et membre des M.U.R et chargée d’envoyer des réfractaires à Rochat, Doussot serait arrivée en Crue avec « des camarades de la Gestapo et des miliciens (…) ils devaient être huit ou neuf. » À partir de juin 1944, France Giacomini décide donc de ne plus envoyer d’hommes au maquis de Blanot[6]. C’est tout dire.

Dès le 6 juin, Doussot, qu’on surnommera en Crue « Lucien la Gestapo » loge avec Thévenot « Dédé » et les lieutenants dans les pièces d’habitation de la ferme. Prendre le maquis, certes. Mais il y a des limites : pour Doussot qui porte des dessous en soie, des bijoux en or et qui a été habitué à mener la grande vie à Lyon, hors de question de partager avec les maquisards les écuries, les remises, les fenils, les « caverons » du rez-de-chaussée de la façade sud. 

Il est le seul à conduire une auto, « demeurée dans le souvenir de tous : voiture légère dont le pare-brise arrière avait été enlevé pour laisser passer une mitrailleuse, plaque à croix de Lorraine entourée de quatre drapeaux peints, français, anglais, américain et russe[7]. » Simonnet « Mayou » s’occupe de commander la garde rapprochée de Doussot[8].

Le groupe de Crue est alors commandé par Jean-Louis Delorme, inspecteur de police qui a démissionné en 1942. Tous les témoins qui furent sous ses ordres le décrivent comme un résistant de qualité, efficace et de grande valeur morale. Blessé à la bataille d’Azé, il est chargé, une fois rétabli, de prendre en charge le groupe sabotage avec Éric Delcroix ; étrangement, c’est à Doussot, dit Bazot, que Tiburce et Delorme confient alors la compagnie de Crue début juillet 1944. Quant à Bazot, c’est de La Ferté qui lui offre le commandement des forces stationnées dans le maquis autour de Cluny[9].

On craint Doussot

La population aide le maquis à vivre et les paysans montent de la nourriture fréquemment aux résistants. « Toutefois, assez vite après la prise de commandement de Lucien Doussot, une réputation inquiétante entoura Crue où la plupart des voisins ne souhaitaient pas aller, s’ils n’y étaient pas obligés pour assurer des transports[10]. » Doussot fait donc peur aux paysans du coin ainsi qu’à certains maquisards mais en même temps, la plupart de ses hommes lui font aveuglément confiance. Rappelons l’hypothèse que nous avons émise dans un précédent article : Doussot est celui qui a évité l’arrestation des résistants clunisois le 14 février. C’est lui également qui a permis de confondre le traître Mattéo le 6 juin 1944. Doussot est un héros.

Craindre un chef ou lui faire totalement confiance est une chose mais comment avoir accepté de cautionner des meurtres ?  Clauzel poursuit : combien d’exécutions de Français et d’Allemands eurent lieu en Crue ? Une dizaine selon lui. On est sûrement loin du compte, surtout pour les soldats allemands.

En effet, pour les Allemands, pas de tribunal : c’est la guerre et Capitaine Jacques souligne que « La loi du maquis est formelle, tout Allemand civil doit être abattu. Et de raconter comment il propose au caporal-chef Julius Leinweiber un macabre marché : avoir la vie sauve s’il accepte de tuer un camarade allemand déserteur. Finalement, cet Allemand sera fusillé par les maquisards[11]. Les soldats allemands connaissent le même sort s’ils sont capturés, ce à quoi Jean Renaud, figure emblématique de la résistance à Cluny arrêté le 10 juin 1944, s’était toujours refusé.

Les fusiller est une chose mais Claude Rochat confiera à René Thomas, résistant arrêté à Lyon et torturé par Doussot lui-même en mars 1944, que celui-ci usait des mêmes procédés de torture avenue Berthelot et en Crue : à Blanot, il s’est signalé « par sa cruauté injustifiée envers des prisonniers allemands et par son sadisme[12]. » À Lyon comme en Crue, torturer, assassiner, Doussot appelle cela « la corvée de bois. »

Pour les autres suspects arrêtés par la résistance, Rochat est clair : il faut les remettre à la Sécurité du secteur et si présomption de culpabilité il y a, les envoyer au Service Central de Cruzille. Il n’y a qu’en cas de « flagrant délit que le chef de secteur ou de la compagnie peut ordonner une exécution immédiate, après interrogatoire, et sous réserve de rendre compte au Tribunal des motifs et des preuves[13]. »

Néanmoins, en Crue, Doussot passe outre les ordres de Rochat. « La corvée de bois » est bel et bien réservée à certains prisonniers dont on a connu, a posteriori, le sort.  Au moment du procès de Doussot, en 1949, si on ne s’intéresse pas à l’assassinat de Mattéo, des enquêtes sont demandées, des exhumations ont été opérées et on connaît enfin la fin tragique d’Isidore Jacquot, Lucien Jost, Joseph Zorn et le viol de la compagne de Jost, Marie Baigne.

Tombe de Jost, cimetière de Blanot. La tombe est actuellement entretenue par « le Souvenir Français ».

La Justice ne creuse pas plus loin. Et pourtant. Qu’aurait-on découvert sur l’histoire de la compagne de Zorn, Melle Varennes ? On ne sait pas ce qu’elle est devenue. De même, à la lecture des actes de décès sur la commune de Blanot, on trouve celui de Louise Courtin, décédée au lieu-dit Saint-Romain le 28 juin 1944. Que lui est-il arrivé ? Lucien Thièche certifie au moment de l’enquête en 1949 que la dernière personne assassinée en Crue a été Zorn en juillet 1944.

La liste des personnes assassinées par Doussot s’arrête-t-elle bien là ?

À suivre…


[1] Clauzel, Jean. La ferme de Crue dans la paix et dans la guerre (1896-1996). Imp. Reynaud, 2001, 66 p.

[2] Capitaine Jacques. Maquis-Victoires. Mâcon : imprimerie Perroux et fils, 1944, 188 p., p. 12.

[3] Témoignage de l’inspecteur Roger Klein, procès Doussot, 16 juin 1948.

[4] Hours, Henri et Curvat, Serge. Lieux Secrets de la Résistance : Lyon, 1940-1944. Lyon : Editions Lyonnaises d’Art et d’Histoire, 2015, 232 p.

[5] Chantin, Robert. Des temps difficiles pour des résistants de Bourgogne, échec politique et répression (septembre 1944-1953). Lyon : Université Lyon II, 2000, sous la direction d’Etienne Fouilloux.

[6] Témoignage de France Giacomini, procès Doussot, 3 juin 1948.

[7] Clauzel, Jean. La ferme de Crue dans la paix et dans la guerre (1896-1996). Imp. Reynaud, 2001, 66 p., p. 53.

[8] Martinerie, Jean. Éléments pour une approche historique de la résistance en Clunysois et lieux circonvoisins. Beaubery : imp. Turboprint, 2010, 311p., p. 168.

[9] Déposition de Laurent Bazot, procès Doussot, 1er février 1946.

[10] Clauzel, Jean. La ferme de Crue…, op.cit., p. 55.

[11] Capitaine Jacques. Maquis-Victoires, op.cit., p. 18 et p. 31.

[12] Témoignage de R. Thomas, procès Doussot, 30 mars 1948.

[13] Rochat, Claude. Les Compagnons de l’espoir. Mâcon : ANACR de Saône-et-Loire, 1987, 319 p., p. 276.