Les témoins s’emmêlent les pinceaux

En 1949, pendant son procès, les témoins défilent à la barre pour soutenir Doussot. 

Première version, donnée par Laurent Bazot le 1er février 1949 : Doussot a eu connaissance de la dénonciation d’une trentaine de personnes à Cluny par un cafetier. Bazot fait exploiter le renseignement par Deslandes (réseau Marc Breton ?) de Saint-Gengoux. Selon Deslandes, le 8 juin 1944, le cafetier est abattu par la résistance après avoir avoué. Cette « rafle », Deslandes n’en parlait absolument pas dans son témoignage précédent, celui du 2 juillet 1948…

Henri Dufournel -du réseau Buckmaster- témoigne lui le 21 novembre 1944. Sur l’opération de la SIPO-SD à Cluny qui a eu lieu dix mois auparavant, aucun mot. Quatre ans plus tard, Dufournel est de nouveau entendu (15 juin 1948). À cette date, il a retrouvé la mémoire. Doussot les a prévenus pour le 14 février : « Méfiez-vous, prenez vos dispositions dans la région. » Dufournel aurait transmis l’information à J-L. Delorme. Relatant l’opération de la SIPO-SD, il raconte : « Doussot n’y a pas participé. Les personnalités les plus importantes prirent le maquis. » Lorsque les Allemands ne trouvèrent pas les hommes, ils arrêtèrent les femmes. » Là où la mémoire de Dufournel flanche -et il n’a pourtant que cinquante ans lorsqu’il témoigne- c’est sur les résultats de l’opération. Selon lui, une vingtaine de femmes et quatre ou cinq hommes seulement partirent en déportation. Et dix-sept femmes et trois hommes en revinrent. Pour qui connaît l’opération de la SIPO-SD à Cluny, on est bien loin du compte ! Et Dufournel termine ainsi son témoignage : à sa connaissance, « sur le plan régional, c’est le seul fait qui doit bénéficier à Doussot. »

Le 14 novembre 1946, le docteur Pierre Mazuez témoigne également au sujet du 14 février mais il a obtenu ce renseignement via son cousin René Henry de Mâcon. Comme Dufournel, il n’est pas très bien au courant de l’histoire locale puisque, selon lui, grâce à Doussot, seules les femmes de résistants ont été arrêtées !

Le 23 juin 1948, René Padey (beau-frère de Doussot) relate également la transmission du même renseignement. Selon lui, alertés les résistants prennent le maquis et seules les femmes furent arrêtées. Nous sommes encore loin du compte mais Padey se rapproche de la vérité.

Et que disent les témoins clunisois appelés à témoigner ?

Tandis qu’Antoine Moreau se tait sur l’opération du 14 février[1], Gouze (président du comité de libération de Cluny), le maire Gobet[2] et le résistant Delouche (professeur à l’école pratique) possèdent des renseignements plus précis et les livrent au procès : la liste fournie par Doussot comportait 24 noms de résistants clunisois recherchés.

Si certains résistants clunisois réfutent les faits de résistance de Delouche et lui posent des problèmes pour l’obtention de sa carte de CVR[3], des témoins n’hésitent pas à certifier que leurs noms figuraient sur la liste avec celui de Delouche : le pharmacien Henri Dubois, le docteur Noir, l’ex-préfet Alfred Golliard[4]. Même le brigadier Claudius Pautet, pourtant arrêté et déporté en septembre 1943, témoignera de l’existence de cette liste où était inscrit le nom de Delouche !

En bref, tous les Clunisois, même les absents, sont persuadés de l’existence de cette liste où figuraient exactement 24 noms de résistants qui furent alertés par Doussot.

La liste semble bien avoir existé -puisque les Allemands en possédaient une le 14 février- mais a-t-elle été transmise à Cluny et par quel canal, la question reste entière. Si certains sont persuadés que Doussot est à l’origine de l’alerte, Un témoin capital, Joseph Marchand (responsable pour la région du réseau Buckmaster) s’oppose vivement à cette version le 28 décembre 1948. Son témoignage est sans appel :

« Par contre en février 44 il y eut une action de représailles qui aboutit à des arrestations en masse à Cluny. C’est la Gestapo de Lyon qui dirigeait ces opérations. Aucune alerte de Doussot. »

Le témoignage de Marchand remet donc en cause le rôle joué par Doussot.

Quoiqu’il en soit, si Mattéo a fourni à Doussot une liste de 24 noms, il reste à savoir comment les Allemands ont pu obtenir les 180 autres puisqu’on totalise plus de 200 Clunisois arrêtés le 14 février et quarante-trois familles (résistant ou femme de résistant) touchées par la déportation de l’un des leurs le 14 février. Et les 15 et 17 février, les arrestations se poursuivent, preuve qu’il y a bien eu dans les heures qui suivent des dénonciations et qui ne sont peut-être pas le fait d’une seule personne.

Réellement coupable ?

Des décennies après, on évite le sujet « Mattéo ». Pourquoi ?

Premièrement, parler de Mattéo, c’est parler de Doussot et tout le monde à Cluny connaît les conclusions du procès, sa culpabilité dans les déportations et les arrestations, les tortures, son train de vie et son château à Pruzilly à la Libération, etc. Pas facile sûrement de reconnaître à quel genre de personnage on a pu faire confiance pendant quatre mois à Crue. Pas facile également d’avouer que d’autres innocents ont été exécutés, notamment au maquis, parce qu’on avait une confiance aveugle en Doussot.

Deuxièmement, les langues se sont peut-être déliées.

Mme Moreau témoigne en 2004 que la liste a été donnée par Simonot-Giraud « descendu par la Résistance, mais pas à Cluny…[5] ». Fanny Rotbart, réfugiée juive à Cluny arrêtée le 4 mars 1944, confirmera que ce sont « des françaises qui étaient habillées en deuil et qui ont dénoncé. » Madame Simonot avait en effet perdu son fils milicien, assassiné à l’automne 1943, à la gare de Genouilly. Elle quittera précipitamment Cluny avant le 14 février 1944.

Lucien Tièche, résistant, parlera du rôle de Me X, tenancière d’un café qui a servi de rendez-vous à la Gestapo. Une certaine Marie-Christine, dite la Veuve Noire, en contact avec l’occupant, serait d’ailleurs arrivée au café le 13 février 1944 au soir. Me X sera internée pendant plusieurs mois à la demande du Comité de Libération de Cluny puis libérée. Coupable ?

Des résistants trop sûrs d’eux ?

Nombre de témoins s’accorderont aussi pour dire que les résistants ne prenaient peut-être pas toutes les précautions nécessaires : on parlait trop dans les cafés, on déchargeait des caisses de munitions en plein jour dans la rue[6], René Cotte avait tondu une femme deux mois avant le 14 février et tout le monde savait que c’était lui qui avait fait sauter le transformateur électrique à l’usine Pardon.

Transformateur de l’usine Pardon après l’attentat.

Et puis, n’oublions pas que les Allemands qui stationnent à Cluny après les arrestations au maquis de Beaubery et l’affaire de Prayes (oct-nov. 1943) ont les oreilles grandes ouvertes, un service de renseignements très bien organisé. Ainsi, des informations, ils en possèdent.

L’espion Garcia « Canton » a peut-être complété les listes mais les noms, la police française les connaît depuis 1941 par les lettres de dénonciation, la censure postale et les enquêtes menées par le commissariat spécial de Mâcon. Ainsi, dès mai 1941, les noms de certains professeurs de La Prat’s ou des Arts-et-Métiers circulent. Les dénonciateurs ? Des Clunisois ou même des élèves, dans le cas de la dénonciation d’Henri Daget, professeur à La Prat’s. Nous reviendrons sur ce sujet.

Lettre de dénonciation anonyme, 26 mai 1941.

Poursuivons. À chaque manifestation patriotique -le 14 juillet ou le 11 novembre- le commissariat établit une liste de suspects. Ainsi, dès le 14 juillet 1941 pour une distribution d’insignes tricolores, on repère déjà : la famille Burger, les Lardy et Corget. Pour le 14 juillet 1943 lors d’un dépôt de gerbe au monument : Alix, Doridon, Nérat, Noir, Grolles, Fenouillet, Tièche, Michel, Lardy.

Est-ce à l’issue de cette manifestation que certains Clunisois sont emprisonnés le 23 juillet 1943 ? Germaine Moreau signale que « la police de Vichy a arrêté Antoine Moreau, Renaud, Corget, Micollot, Fenouillet, Nigay, Henri de Berzé ». Certains ont été relâchés un mois après (Moreau, Nigay, Micollot) tandis que les autres sont incarcérés deux ou trois mois à Saint-Sulpice dans le Tarn[7]. Lors de l’assassinat du milicien Giraud en octobre 1943, c’est Jean Renaud qui est encore dans le collimateur des enquêteurs.Un rapport du capitaine Bidan de la gendarmerie nationale de Mâcon, en date du 18 octobre 1943, est clair à ce sujet : « M. Renaud a des idées qui ne convergent pas du tout avec celles de l’ex-milicien, s’il faut en croire la rumeur publique. » Pour détourner les soupçons (la milice à Cluny pense que Jean Renaud est l’auteur de l’assassinat de Giraud), celui-ci -avec l’aide de Broyer (« Mémé » de Manziat)- va jusqu’à mettre en scène un faux attentat contre lui dans son atelier. Nous en reparlerons.

Le 14 février, lorsque la SIPO-SD arrive à Cluny, elle a bien entre les mains une liste mais peut-être n’a-t-elle pas eu besoin de recourir forcément à un délateur pour l’établir. Et si délateur il y a eu, il n’était pas tout seul à oeuvrer. En ville, selon Marius Roux (professeur à La Prat’s), trois personnes ainsi arrêtées le 14 février n’avaient rien à voir avec la résistance et étaient plutôt connus comme des collaborateurs… Règlements de compte entre voisins ? Dénonciations pour gagner quelque argent ? Quant à certaines arrestations, celles opérées chez Sallet ou à l’hôtel Beaufort, elles posent aussi question : pourquoi le couple Sallet n’a t-il pas été inquiété alors qu’il abritait deux résistants ? Pourquoi certains déportés pointeront-ils du doigt le fils Angebaud ? Pourquoi les arrestations se sont-elles poursuivies les 15 et 17 février ? Qui a dénoncé ses concitoyens après le 14 ? En bref, si Mattéo a fourni une liste, force est de constater qu’il n’était pas le seul à qui il fallait demander des comptes…

Les vrais dénonciateurs, ceux pour lesquels des Comités de Libération demanderont des explications à l’automne 1944, ne seront pas inquiétés. En 1945, Zac Hirsbein sera reconduit -manu militari- à la gare par les gendarmes de Cluny. Il vient, à son retour d’Auschwitz, parler de son arrestation à Cluny et de celle de Jacques Oferman. Me X, leur dénonciatrice, ne sera même pas interrogée. Quant au Comité de libération d’Issy-les-Moulineaux, sa demande concernant la dénonciation du résistant Georges Schibler le 28 juillet 1943 par M. P et Mme X, le comité de Cluny n’en fait pas cas. Schibler décédera dans un Kommando du KL-Buchenwald le 22 mars 1945 et Jacques Oferman à Bergen-Belsen le 21 avril 1945. Trois Juifs déportés, aucune poursuite contre leurs dénonciateurs qui sont pourtant connus. La question n’intéresse pas le Comité de libération de la ville.

Michel Wicker, dans ses « Remous d’enfance » nous tend une perche lorsqu’il revient sur l’arrivée de Doussot à Cluny : « Et l’affaire Mattéo ? » écrit-il. « L’affaire Matteo » pose donc bien question mais motus et bouche cousue. A posteriori, peut-être que certains se sont finalement rendu compte qu’il était innocent… Christiane Chauzy (épouse du résistant Louis Chauzy) écrira d’après des notes et des souvenirs : « Certains, peut-être dénonciateurs, ont été exécutés sur place, (…) le propriétaire du Café du Nord au coin de la place du marché. » Des années plus tard, on doute donc bien de la culpabilité de Mattéo. P’tèt ben qu’oui, p’tèt ben qu’non.

Quant à Jean Martinerie dont l’ouvrage fait référence pour la résistance dans le Clunysois, il s’interroge également au sujet de Mattéo, mais, comme Wicker, sans en dire plus :  Lucien Doussot -écrit-il- aurait-il éliminé « un témoin gênant de ses propres activités passées[8] » ?

À suivre dimanche prochain…


[1] Procès Doussot. Moreau témoigne le 8 décembre 1948.

[2] Procès Doussot. Gouze et Gobet témoignent le 21 novembre 1944.

[3] Delouche est président de l’amicale des anciens du maquis de Cluny depuis 1945. La carte CVR lui sera refusée en 1951 et il ne l’obtiendra qu’en 1958.

[4] Demande de carte de CVR -dossier Delouche. Témoignage d’Henri Dubois, 2 décembre 1952.

[5] Martinerie, Jean. Éléments pour une approche historique de la résistance en Clunysois et lieux circonvoisins. Beaubery : imp. Turboprint, 2010, 311p., p. 111. Témoignage du 9 août 2004.

[6] Amicale des déportés de Cluny. Le pire c’est que c’était vrai ! Cluny : JPM éditions, 2005, 411 p., p. 98. Témoignage de J. Lapalus.

[7] Idem., p. 39. Témoignage de G. Moreau.

[8] Martinerie, Jean. Éléments pour une approche…, op.cit., p. 283.