Installation de « l’École Duruy ».
Très rapidement après son arrivée au ministère de l’Instruction publique, Duruy conçoit le projet de former les professeurs de l’enseignement secondaire spécial dans une école spécifique. Il prospecte ainsi dans toute la France en mettant à contribution les préfets, afin de trouver des locaux appropriés.
En 1864, une correspondance s’établit à ce sujet entre De la Guéronnière[1] (préfet de Saône-et-Loire) et le ministre mais il faut encore attendre deux ans pour que le 2 novembre 1866, l’École normale de l’enseignement secondaire spécial ainsi qu’un collège d’enseignement secondaire spécial ouvrent leurs portes à Cluny, dans les locaux de l’ancienne abbaye des Bénédictins.
Le choix du ministre : pourquoi Cluny ?
Dès 1864, De la Guéronnière se positionne afin d’engager Duruy à venir s’installer à Cluny[2]. De concert avec le préfet, la municipalité est plus que favorable pour accueillir l’École normale que le ministre projette de mettre en place afin de former les futurs professeurs.
Comme l’atteste une délibération du conseil municipal de Cluny en date du 6 août 1864 : « Le conseil municipal est d’avis d’offrir à l’État, (…) la cession gratuite des bâtiments, jardins, locaux dépendant de l’abbaye de Cluny qui appartiennent à la ville[3]. » Le 25 juin 1865, le ministre annonce officieusement son choix pour Cluny au préfet, décision entérinée par une circulaire du 9 août 1865.
La municipalité voit alors dans cette installation un « bien être moral et matériel », elle qui a sûrement toutes les difficultés à gérer financièrement ce parc immobilier ; ainsi l’écrit Aucaigne Sainte Croix, maire de la ville en 1864, la population « a été heureuse à l’annonce de cette nouvelle, et, comme nous, elle est prête à tous les sacrifices. » Une seule restriction est ajoutée : elle « émet le vœu que les bâtiments et locaux donnés demeurent à toujours offerts à la destination prévue ou à un autre établissement d’utilité publique en rapport avec l’importance des objets dont la ville fait le sacrifice : si non, que les dits bâtiments et locaux fassent retour à la ville dont ils sont le principal ornement pour ne pas les voir livrés à la spéculation privée[4]. » Lorsque l’École et le collège fermeront en 1891, la ville récupérera en effet ses locaux afin de les céder à un autre ministère, celui du Commerce et de l’industrie.
Une raison financière
Il est clair que le choix de Duruy d’installer son École normale et son collège annexe tient prioritairement à une raison financière : la cession des bâtiments et le rachat des parties dites aliénées sont deux arguments de poids. Comme le dit F. Roux (1er directeur), : « Mais d’abord, Cluny avait pour le ministre cet immense, cet inappréciable avantage de ne rien coûter ! Considération capitale qui eût dispensé de toutes les autres[5]. »
Les bâtiments et les jardins sont évalués à la somme d’un million ; la superficie des bâtiments de l’établissement est de 8350m2, la cour du jet d’eau de 1962m2 et les jardins de 58 280 m2. Duruy ne peut refuser d’aussi beaux cadeaux, lui qui n’a pas un « sol » ou presque pour mettre en place sa loi sur l’enseignement secondaire spécial (loi du 21 juin 1865), ni son École normale créée par décret le 28 mars 1866. En conséquence de quoi, écrit Ernest Lavisse : « Cette loi platonique amusait beaucoup de ses collègues, qui prédisaient un échec prochain et ridicule[6]. » Le ministre va donc devoir batailler continuellement pour constituer un budget ; il s’efforcera « d’imaginer des procédés ingénieux destinés à minimiser le coût de ses créations[7] » et il tendra même son chapeau.
En effet, à la demande expresse de Duruy afin de faciliter l’installation de l’École normale et du collège, le conseil municipal de Cluny vote une subvention de 70 000 francs le 14 janvier 1866 afin de racheter à des particuliers certaines portions des dépendances de l’ancienne abbaye, « dans l’aile au soir et celle du midi de la cour du jet d’eau, afin de rendre indépendants les locaux destinés à l’École[8]. »
Le ministre avait espéré plus. Il avait souhaité que l’entretien du collège annexe revînt à la ville, de même qu’elle a entretenu son collège municipal auparavant. Dans une lettre au préfet en date du 30 novembre 1865, il demande à la municipalité « que la subvention de 7 500 francs que la ville accorde annuellement à son collège fut portée à 10 000 francs en faveur du nouveau collège annexe[9]. » Le conseil municipal est obligé de refuser cette deuxième demande par manque de moyens financiers[10]. Le Conseil général de Saône-et-Loire, dont le président Eugène Schneider (1852-1870) est un ardent défenseur de l’enseignement spécial, vote quant à lui dans sa session ordinaire du 26 août 1864 une subvention de 100 000 francs pour l’appropriation des bâtiments : « Sous la condition que l’intérêt de cette somme sera approximativement servi au département par la concession d’un certain nombre de bourses gratuites à cet établissement[11]. »
Les subventions votées, l’acte de cession des bâtiments de l’abbaye date du 3 mars 1866. Duruy l’approuve tel quel, sept jours plus tard.
Cluny, phare du Moyen-Age
Quelles sont les autres raisons qui, selon le directeur Roux, incitent Duruy à choisir Cluny ?
N’oublions pas tout d’abord que V. Duruy est historien : il ne peut donc pas rester insensible au fait de participer à la résurrection d’un lieu qui a rivalisé avec Saint-Pierre de Rome, foyer de lumières d’où sortirent des papes et qui fut le siège de toutes les délibérations importantes de l’Europe résumant presque tout le Moyen Âge : « Cluny, dit le ministre aux élèves, dont les moines étaient de grands défricheurs de sols stériles et d’esprits rebelles, Cluny, grâce à vous, gardera son rôle historique[12]. »
Une thébaïde ?
La troisième raison ? « Non tantum corpori, sed etiam moribus salubrem locum eligere debemus[13]. » L’École et le collège sont mieux placés loin du bruit et de la fumée de « Rome », c’est ce que pense le ministre : « Quelques personnes auraient voulu établir cette école à Paris ; je la trouve mieux placée aux champs. (…) Les élèves trouveront à Cluny d’excellentes conditions d’étude, sans les dangereuses séductions d’une grande ville, où peuvent se prendre des goûts incompatibles avec les habitudes modestes et la vie austère d’un maître de l’enfance[14]. »Duruy rejoint là quelque part une idée chère à Rousseau et plus tard aux créateurs de l’école nouvelle : « Le fait de placer Émile en face de la seule nature, loin des conventions et des méfaits de la ville, crée des conditions privilégiées[15]. »
Certes, la ville est éloignée des tentations, à en croire le témoignage d’un ancien élève de l’École normale, futur grand poète et chantre du Rouergue, François Fabié. Voici quels souvenirs il garde de Cluny : « Quels sont donc vos plaisirs ? demande Athalie à Eliacim. Si l’on m’eût posé cette question quand j’étais à l’École de Cluny, je ne sais que trop ce que j’aurais répondu. » Et pourtant, les souvenirs de Fabié sont si maigres, souvenirs de dimanches après-midi au café, promenades jusqu’à Saint-Point sur les traces de Lamartine… que lorsqu’il qualifie Cluny de « trou[16] » il a tout dit ou presque !
Mais loin de Duruy l’idée de transformer cependant collège et École en collège des Jésuites et de se couper de la vie réelle. Il faut que son établissement, protégé par les grands murs de l’abbaye, soit ouvert sur l’extérieur, et c’est en cela aussi qu’il s’oppose à la pédagogie traditionnelle[17] ; il rejoint là Comenius : « L’école doit être à la fois close et ouverte sur le monde, n’instaurant une coupure séparatrice que pour mieux établir une union réparatrice[18]. »
Le chemin de fer à Cluny
Cluny est certes une petite bourgade dépourvue de tout ou presque mais elle est cependant placée non loin de grands centres industriels comme celui du Creusot, de Lyon et de Saint-Étienne et cela n’a pas échappé au ministre ; il suffit donc que le chemin de fer desserve au mieux la ville pour que la communication soit plus facile et que Cluny soit reliée notamment à la gare de Mâcon (ligne de Paray le Monial à Mâcon).
D’après Ferdinand Roux, l’installation de l’École va de pair avec la construction de la ligne de chemin de fer : il faut pouvoir venir à Cluny. Sans cet établissement, la ville n’aurait peut-être pas eu gain de cause : « chemin de fer qu’elle n’aurait pas eu sans l’École » écrit encore le directeur Munier à l’inspecteur en 1874[19]. La municipalité a déjà voté une subvention pour le chemin de fer en 1864[20]; l’État donne à son tour en 1866 une allocation supplémentaire « pour que la compagnie s’engage à desservir de la manière la plus satisfaisante la ville de Cluny. (…) Le motif principal de cette importante décision est, aux termes du rapport adressé au ministre des travaux publics, la création à Cluny d’un établissement universitaire de premier ordre[21] » et un décret impérial du 16 juin de la même année déclare les voies ferrées d’utilité publique et approuve le contrat passé avec la compagnie Mangini[22].
L’inauguration de la ligne Cluny Mâcon a lieu le 6 août 1870.

Même avec le cheval à vapeur, il
n’en reste pas moins que les déplacements nécessitent encore beaucoup de temps
: treize heures de train sont nécessaires pour aller de Paris à Mâcon en
1867 !
[1] De la Guéronnière, Pierre Antoine, préfet du 7/10/1862 à décembre 1865. Dans Annuaire Siraud 1886 : « M. de la Guéronnière entreprit dans le département la création de nos deux chemins de fer départementaux de Mâcon à Paray et de Chalon à Lons-le Saunier. Avec les ressources du budget départemental, aidé des subventions de l’État et des communes, il réalisa ce projet généralisé l’année suivante par une loi. Il négocia en même temps la fondation de l’école normale de Cluny avec M. Victor Duruy. » Son successeur, « M. Marlière poursuivit la réalisation des deux grands projets de son prédécesseur : l’établissement des chemins de fer départementaux (Ce fut lui qui signa la convention Mangini) et de l’école normale de Cluny. »
[2] AM-Cluny II M I : lettre du préfet à V. Duruy, 21 juin 1864.
[3] AM-Cluny : délibération du conseil municipal, 6 août 1864.
[4] Idem.
[5] Roux, Ferdinand. Histoire de l’école normale spéciale de Cluny. Alais : imprimerie J. Martin, 1889, 319 p., p 14.
[6] Lavisse, Ernest. Un Ministre. Victor Duruy. Paris, Armand Colin, 1895, 180 p., p 95.
[7] Rohr, Jean. Victor Duruy, Ministre de Napoléon III. Essai sur la politique de l’instruction publique au temps de l’empire libéral. Paris : imprimerie Alençonnaise, 1967, 208 p., p.44.
[8] AM-Cluny : délibération du conseil municipal, 14 janvier 1866.
[9] Lettre de V Duruy au préfet, 30 novembre 1865.
[10] AM-Cluny : délibération du conseil municipal, 14 janvier 1866.
[11] Annuaire Siraud 1888 : session ordinaire du Conseil général. (Vote du 26 août 1864.)
[12] Duruy, Victor. Notes et Souvenirs – (tome I), Paris : Hachette et Cie, 1901, 392 p., p 262. Lettre de Duruy aux élèves de Cluny, 6 novembre 1866.
[13] Nous devons choisir un lieu sain, non seulement pour notre corps mais également pour notre mode de vie.
[14] Bulletin de l’Instruction publique n° 99, 6 avril 1866, pp 406-407.
[15] Berthier, Georges. L’École des Roches. Juvisy : Cerf, 1936, 318 p., p 27. L’idée de l’internat à la campagne sera une idée phare des créateurs de l’école nouvelle. Demolins fonde notamment l’école des Roches en 1899.
[16] Fabié, François. Souvenirs d’enfance et d’études. Rodez : éditions du moulin de Roupeyrac, 1993, 235 pages, pp 227-230.
[17] Houssaye, Jean. École et vie active. Neuchâtel-Paris : Delachaux Niestlé, 1987, 232 p., p. 17. Houssaye parle dans la pédagogie traditionnelle, qui est une pédagogie de la séparation, de « la nécessité de créer un lieu propre », coupé des réalités de la vie.
[18] Cauly, Olivier. Comenius. Paris : Du félin, 1995, 330 p., p 277.
[19] AD- Saône-et-Loire 3T 379 : lettre du directeur Munier à l’inspecteur d’Académie, 13 avril 1874.
[20] AM-Cluny : délibération du conseil municipal, 20 décembre 1864.
[21] Roux. Histoire…, op.cit, p 57.
[22] La compagnie Mangini Lazare et fils, industriels à Lyon, est une société concurrente de la société PLM.