Jean-Claude Bouvier retrace une histoire passionnante, celle des odonymes ou « noms des rues ». Au Moyen-Age, écrit-il, la dénomination reste rare. « Les adresses sont définies par rapport à une paroisse ou un établissement voisin. » Le quartier reste la référence, et même plus tard, les habitants d’un quartier peuvent encore faire référence à une boutique, un monument pour donner leur adresse[1]. Ainsi, poursuit-il « les dénominations des voies urbaines ont obéi à la règle commune et quasiment exclusive : celle de l’usage[2]. »
Il faut attendre le XVIIe siècle pour que les autorités en place créent « les toponymes de décision » qui vont supplanter les noms que les usagers avaient donné à leurs rues. À partir du XVIIe siècle, mais surtout à la fin du XIXe siècle, s’envole la mode de donner aux rues des noms de personnes, d’événements « appartenant à l’histoire locale, nationale, voire internationale, et ainsi souvent pour exprimer des valeurs attachées au souvenir de ces personnes ou de ces événements[3]. »
Qui choisit ?
Depuis 1885, c’est au conseil municipal que revient la décision de supprimer, rétablir ou créer un nom de rue. Il peut prendre avis auprès de « commissions de rues », d’associations locales. Certaines municipalités font preuve d’originalité en confiant, par exemple, le choix du nom à des collégiens qui peuvent ainsi mieux s’approprier l’espace urbain et comprendre la mémoire de leur ville.
Pour en savoir plus :
Il existe un fichier national (le fichier Fantoir) qui répertorie pour chaque commune le nom des lieux-dits et des voies, y compris celles situées dans les lotissements et les copropriétés. De récentes études montrent que le top 4 des odonymes revient à : Charles de Gaulle, Louis Pasteur, Victor Hugo et Jean Jaurès. Malgré l’effort de certaines municipalités pour respecter le principe d’égalité entre les hommes et les femmes, 6% de noms de rues seulement portent des patronymes de femmes : sans compter « Notre-Dame », Marie Curie, Jeanne d’Arc, George Sand et Louise Michel- arrivent en effet loin derrière les « Grands Hommes ». Cluny ne déroge pas à cette règle puisque quatre rues seulement portent les prénoms de Joséphine, Berty, Marie-Louise et Marie-Angély.
Et à Cluny ?
Du milieu du 19e siècle (nous prenons ici comme référence le recensement de 1841) à aujourd’hui, certaines rues ont gardé leur nom : rues Bellepierre, d’Avril, de la Barre, de l’Ecartelée, de la Chanaise, de la Levée, Saint-Mayeul, du Frêne, Filaterie, de l’Hôpital, du Pas Etroit, des Trois Carreaux, Mercière, Petite rivière, Ravattes, etc. D’autres noms ont disparu ou ont été transformés comme la rue du Cul de sac des prêtres, la rue Dauphine, etc. À ce sujet, nous publierons -avec son autorisation- les recherches que Lucien Zajdel a menées il y a quelques années.
Hormis Saint-Mayeul, il faut attendre les années 1900-1920 pour trouver des noms de rues qui rendent hommage à : Joséphine Desbois (généreuse donatrice des terrains où l’on construira La Prat’s), le peintre Prud’hon, le poète Lamartine.
Un pas est ensuite franchi avec un nom de rue attribué au colonel Léchères en 1925 (Clunisois « Mort pour la France » en 1916) et à l’ancien maire fouriériste Stanislas Aucaigne (1807-1884). Notons que le colonel Léchères sera le seul « Mort pour la France » de 14-18 à être honoré par la ville, mais pas pour la postérité puisque sa rue a été débaptisée -à la demande des habitants du quartier- (?!) pour reprendre en 1955 son appellation d’origine, soit la « rue du Merle ».
Si la guerre de 14-18 ne retient plus l’attention de nos concitoyens, il n’en est pas de même pour celle de 39-45. En effet, on ne compte actuellement pas moins de dix-sept rues, avenues et places qui rappellent la Seconde Guerre mondiale :
Avenue Charles de Gaulle, Berty Albrecht, Commandant Bazot, Georges Malère, Jacques Guéritaine, Jean Bonat, Albert Schmitt, Maurice et Robert Lacoque, M-L. Zimberlin, Robert Gandrez, Robert Lenfant et Raymond Jeanniard (inaugurées en 2011), place des Martyrs de la déportation, Rond-Point Lucie Aubrac, rues du 4e bataillon de choc et du 11 août 1944. Les plaques comportent quelques indications biographiques. Dans le cas contraire, on peut se demander quelle histoire raconte une plaque vierge de tout renseignement comme celle du Commandant Bazot, vu de ce fait, comme homme politique ou résistant par certains ! Notons que la plaque Georges Malère (chemin vers l’hôtel Saint-Odilon) n’a jamais été posée ou a disparu, ce que nous avions déjà signalé en janvier 2016.

Autre conflit notifié par un odonyme, la guerre d’Algérie. La date du 19 mars 1962 rappelle le cessez-le-feu entre la France et l’Algérie.
Poursuivons. À côté de ses morts de 39-45 et des grands abbés de Cluny, la ville a choisi de n’honorer que quelques personnalités d’ici (A-M. Javouhey, et plus récemment M-A. Rebillard et M. Bouillot) et l’historien américain Kenneth John Conant pour ses travaux sur Cluny. À l’inverse de bien d’autres villes en France, on ne trouve que trois références à des « grands noms » : Salvador Allende (ancien président de la République du Chili), René Cassin (Prix Nobel de la Paix en 1968) et Léo Lagrange (promoteur de l’Éducation populaire et du sport).
Par comparaison, à Tournus -notre voisine- se côtoient figures locales et figures nationales : certes le couple de résistants Vitrier (maquis de Brancion) mais aussi Carnot, Gambetta, Jaurès, Bert, Ferry, Macé, Moulin, Rousseau, Hugo, Pasteur, etc. A contrario, Cluny, à travers ses odonymes, se replie sur sa seule histoire en opérant toutefois le choix de ne pas raconter toute l’Histoire. Choix volontaire, méconnaissance ou désintérêt ? L’attribution d’un nom de rue n’avait-il pour objectif que de codifier notre orientation dans l’espace urbain ou était-ce finalement un enjeu important ?
Qui a été oublié ? « Tu voulus qu’en ces murs l’on fit la science… »
La ville met souvent en avant une de ses forces : l’école des Arts-et-Métiers. Certes. Mais depuis l’ouverture de l’école Duruy en 1866 jusqu’à nos jours, n’a-t-elle vu sortir de ses murs aucun grand savant ou ingénieur ? A-t-on oublié les Louis Mangin, Victor Grignard, Célestin Soret, Marcel Môme ou Pierre Angénieux, « figures nationales » passées par Cluny ? Et pourquoi ne pas citer Julien Simyan (1850-1926), maire de Cluny, député puis ministre qui a permis la transformation de l’École Duruy en École d’ouvriers et de contremaîtres, ancêtre de l’École des Arts-et-Métiers ? Il aurait été logique également d’attribuer un nom de rue au ministre Victor Duruy. Où est l’erreur ? Le fichier Fantoir en répertorie une mais force est de constater qu’on ne trouve pas de plaque portant ce patronyme. A contrario, l’allée Pierre Dameron ne figure pas dans le fichier.

Dans un tout autre registre, si nous tenons mordicus à nos figures locales, où trouve-t-on une référence à Léon Daclin, érudit local à qui la ville doit tant pour la préservation de son patrimoine ? Et Émile Magnien ? Et le philosophe Albert Thibaudet ? Et la poétesse Georgette Gauthier ? Et l’artiste Paul Janin ? Et le prêtre Julien Griffon ? Et les peintres Joseph Caraud et Édouard Sain ? Et les hommes politiques nés à Cluny tels Amédée Bruys, Barthélémy Forest, Jean-Baptiste Renaud ou encore Pierre Vésinier, (personnalité de la Commune de Paris) ? Nous reparlerons sûrement de tous ces Oubliés.
Dans tous les domaines, dans tous les siècles, Cluny n’a donc jamais été privée de personnages qui auraient pu participer à la fabrication d’une histoire plus globalisante de la ville, les noms des rues constituant bel et bien une mémoire incomparable de la cité. Alors, comme l’indique Jean-Claude Bouvier, faut-il voir dans ce choix qui touche certes d’autres villes en France, un signe de dépolitisation ? Il est trop tard maintenant pour donner à voir une autre photographie de la ville, de son dynamisme et de sa modernité à travers des itinéraires scientifiques, artistiques et des destins politiques, parfois de haute volée.
Force est de constater que, dans cette fin du XXe siècle, les allées de notre ville vont surtout appartenir aux oiseaux et aux fleurs. Aubépines, Campanules, Cassis, Chardonnerets, Charmilles, Églantines, Hirondelles, Lauriers, Lilas et Tourterelles doit chercher le facteur. Bah ! me direz-vous. Des fleurs, des oiseaux, ça fait consensus. Et à Cluny, nous sommes encore à la campagne.
Somme toute, quoi de plus normal ? Et puis, tout le monde sait reconnaître une hirondelle. Alors que -petit clin d’œil à Henri Gandrez- Jean Renaud, c’est peut-être pour certains « le gars qui fait des autos ! »
Au fait, -on ne sait jamais- s’il y a encore une petite plaque à poser quelque part, pourquoi pas une rue Gandrez pour rappeler qu’on peut aussi rire à Cluny ?
[1] Bouvier, Jean-Claude. Les noms des rues disent la ville. Paris : Éditions C. Bonneton, 2007, 223 p., p. 19.
[2] Idem, p. 26.
[3] Id., p. 80.